26/12/2018

La définition du citoyen par Aristote

Note préliminaire 
Cadre dans lequel s’inscrit ce petit texte

Le présent texte, fruit d’un travail intense pendant tout le mois de mai 1997, constitue une tentative de lecture du premier chapitre du troisième livre des Politiques dans lequel Aristote définit pour une première fois le citoyen. Il s’inscrit dans un travail de plus longue haleine qui vise la lecture tout entière de cet ouvrage fondamental de pensée politique. À son tour , cette lecture s’ inscrit dans la tentative de reconstitution d’ une agora transhistorique dans laquelle les grands penseurs politiques depuis l’Antiquité grecque jusqu’à nos jours exposent leurs principales idées.
L’occasion nous est ici donnée d’affirmer cette idée qui nous semble désormais acquise : parmi les discours des participants à cette agora, celui d’Aristote, sous-estimé et mal interprété jusqu’à maintenant, représente une source inépuisable d’inspirations et un germe pour la rénovation si nécessaire aujourd’hui de la pensée politique démocratique, et par là bien entendu pour le déploiement d’ une praxis collective véritablement démocratique.
Force est d’affirmer encore que sans une telle rénovation, nous ne voyons aucune possibilité pour les sociétés occidentales actuelles de remonter la pente de l’ apathie régnante qui est au fond panne d’imagination et de créativité politiques.
Toutes les références de notre texte sont détaillées, excepté la référence à la dernière traduction en date des Politiques par Pierre Pellegrin que nous précisons ici : Aristote, Les politiques, traduction inédite, introduction, bibliographie, notes et index par Pierre Pellegrin, GF-Flammarion, 1990.
En ce qui concerne le texte grec, nous avons suivi l’ édition Aristoteles’ Politik, Eingeleitet, kritisch herausgegeben und mit Indices versehen von Alois Dreizehnter, Wilhelm Fink Verlag München, 1970. Pierre Pellegrin indique, par ailleurs, que c’est le texte de cette édition qui a servi de base à sa traduction, voir p. 547.

La définition du citoyen par Aristote

Les politiques, chapitre 1 du livre III Définition principielle du politès (citoyen)

et, par là même, « deuxième » définition de la polis1


Comment ne pas affirmer que l’essentiel de la pensée politique du Stagirite est contenu dans ce chapitre capital ? En effet, dans celui-ci, se trouvent condensées les définitions aristotéliciennes précises et absolues de la polis, du politès et de la politéia (constitution)2 ainsi qu’une lourde affirmation philosophique, ontologique, énonçant l’antériorité nécessaire des constitutions droites3 par rapport à celles fautives et déviées.
Comment ne pas voir que cette pensée s’inspire directement et explicitement de la démocratie – de ce qu’Aristote lui-même nomme démocratie –, lorsqu’il pense et définit toutes ces notions ?
Nous affirmons donc que ce chapitre constitue le fondement d’une des démarches réflexives d’Aristote dans Les politiques, la démarche pleinement politique, au sens où ce dernier essaye de définir les principaux concepts de son étude d’un point de vue, purement et simplement, absolument politique4 et, de plus, selon nous, du point de vue démocratique. Cette affirmation nous conduit à une présentation aussi exhaustive que possible de ce chapitre, dans lequel la logique implacable – mais non sans faille – du grand penseur, suivie inexorablement de propositions indécidables, se dévoile et se déploie dans toute son ampleur.
Étant donné que la compréhension de ce chapitre nous a demandé beaucoup d’efforts, sans prétendre que l’écriture du Stagirite n’est pas claire mais sans être pleinement sûr de la clarté de nos propos, nous prions le lecteur de nous excuser de recourir à cette formule rousseauiste qui pourrait s’appliquer à la lecture de notre texte : « J’avertis le lecteur que ce chapitre doit être lu posément, et que je ne sais pas l’art d’être clair pour qui ne veut pas être attentif. »5

1. Première affirmation dans la toute première phrase de ce chapitre :
Pour celui qui pense sur la constitution, la première pensée, écrit Aristote, consiste en la question suivante : qu’est-ce que la polis ?6
Deux raisons claires et pleinement politiques – au sens où l’une provient nettement de faits politiques réels et l’autre d’une observation/considération de l’auteur qui ne peut pas être jugée complètement abstraite, théorique, inventée, bref purement subjective :
a) Actuellement, en effet, la question de savoir si c’est la polis qui a accompli une action ou non est controversée. Selon les uns, la responsabilité incombe à la polis, selon les autres, à l’oligarchie ou au tyran.
Les mots sont clairs et dévoilent l’opposition politique effective entre les démocrates et les oligarques ou le tyran (ou les défenseurs de la tyrannie). Lorsque le régime de la polis est oligarchique ou tyrannique, les démocrates (autrement dit, les opposants politiques) prétendent que la polis tout entière ne doit pas assumer les décisions des oligarques ou du tyran, veut dire, nous semble-t-il, Aristote. Cette interrogation générale, qui lie et articule le
régime (la constitution) de la polis à la définition elle-même de cette dernière, se pose encore plus clairement en cas de changement de régime. Ainsi, quand Aristote la reprend (au chapitre 3 du même livre) pour un examen plus approfondi, il écrit : « Certains se demandent, en effet, si c’est la polis qui a fait ou n’a pas fait telle chose, lorsque, par exemple, de l’oligarchie ou de la tyrannie, elle passe à la démocratie. »7
b) Il existe cependant une autre raison qui justifie le passage de l’interrogation sur la constitution à l’interrogation sur la polis et la formulation de la question fondamentale concernant la définition de la polis. Nous considérons, écrit Aristote, que toute l’activité, le travail, l’étude (πραγματείαν) du politique et du législateur concerne la polis, a pour objet la polis.8 La constitution (πολιτεία) est, par ailleurs, un certain ordre (τάξις) des individus qui y vivent. Voilà, dans cette dernière phrase, une première définition de la politéia9.
Il y a donc deux raisons claires ainsi que pleinement politiques (opposition entre la démocratie et les autres régimes ; observation « objective » et délimitation normative de l’œuvre du politique et du législateur) qui concourent au remplacement de l’interrogation sur la constitution par l’interrogation sur la polis. Elles sont immédiatement, et étrangement pourrions-nous dire, suivies d’une affirmation conclusive par laquelle Aristote veut rejoindre la première phrase de ce chapitre tout en définissant pour une première fois la politéia. Nous lisons (en associant les deux phrases) : La politéia étant un certain ordre de ceux qui habitent dans la polis (dernière phrase de cette partie du texte) – pour celui qui examine l’être générique et la spécificité de chaque constitution (politéia), la première question est la suivante : qu’est-ce, enfin, que la polis ? (première phrase de ce chapitre).

2. Pour répondre à cette dernière question (« qu’est-ce, enfin, que la polis ? »), il faut se demander, poursuit Aristote, ce qu’est le citoyen car la polis est une certaine multitude (πλῆθος10) de citoyens.
La polis est un composé, postule Aristote. En tant que composé, elle est concrètement une certaine multitude de citoyens. En conclusion, la politéia nous conduit à la polis, et la polis nous conduit au politès (citoyen), de telle sorte que nous devons nous demander qui il faut appeler citoyen et ce qu’est le citoyen.
Petite digression du texte aristotélicien, affirmation philosophique gratuite d’Aristote. Avant de formuler cette définition de la polis, en tant qu’ensemble de citoyens, Aristote énonce cette position générale, indémontrable : « Comme toute chose qui est un tout mais qui est composée de plusieurs parties (μορίων), la polis est un composé ».
Nous ouvrons ici une parenthèse qui pourrait être lue indépendamment de la présentation de ce chapitre mais qui est, nous semble-t-il, nécessaire.11
On peut distinguer, pour une bonne compréhension, trois niveaux sur lesquels se déploie (dans les trois premiers chapitres du premier livre et dans le présent chapitre) la réflexion aristotélicienne en ce qui concerne la définition ou, plutôt, les définitions de la polis. Par là même, on peut comprendre ce qui est, pour Aristote, politique et ce qui ne l’est pas ainsi que, par conséquent, ce qu’est la politique.
À un premier niveau, il y a, tout au début des Politiques (chapitre premier et deuxième du premier livre), une « avant-première » définition de la polis, que l’on pourrait appeler généalogique. La polis est avec le temps, selon cette conception évolutive, la synthèse des différentes communautés familiales, associées ensuite pour une survie plus
durable en communautés villageoises, communautés pas encore politiques. La polis englobe et, en même temps, surpasse ces communautés, tout en visant, comme par ailleurs toute communauté, un bien et, dans ce cas, le bien le plus important. Elle est, de ce fait, la seule communauté politique (chapitre premier). Puisque encore la polis provient d’une communauté naturelle, celle de la famille, elle est, elle aussi, par « nature »12, elle a atteint le terme (πέρας) de l’autarcie qui est la fin et la meilleure fin, c’est-à-dire non seulement le vivre mais le bien vivre. La polis, ainsi définie généalogiquement, est donc par « nature » (chapitre deuxième).
Le deuxième niveau concerne la « première » définition de la polis une fois constituée, et pour les besoins de l’analyse actuelle (chapitres premier et troisième du premier livre). Comme au chapitre que nous présentons, dans sa « première » définition aristotélicienne, la polis est également conçue en tant que synthèse de plusieurs parties (μόρια)13. Ces parties sont, dans cette « première » définition, des entités collectives, à savoir les différentes communautés familiales. Les pouvoirs/autorités à l’intérieur de chaque communauté familiale ne sont pas, selon Aristote, politiques.
À un troisième niveau, dans sa « deuxième » définition aristotélicienne, la polis est conçue (au chapitre que nous présentons) en tant que synthèse des entités individuelles, c’est-à-dire des citoyens. Seuls ces derniers ont, et créent, d’après Aristote toujours, des relations politiques.
Nous pourrions comprendre ainsi que :
a) ces deux définitions ne sauraient être appelées « première » et « deuxième » que d’un point de vue conventionnel, selon l’ordre de leur apparition dans le texte ;
b) la « première » est plus « large » (la polis en tant qu’ensemble de familles), la « deuxième » plus « étroite » (la polis en tant qu’ensemble de citoyens, à savoir de mâles libres) ;
c) la « première » vise principalement l’étude du domaine familial (à savoir des pouvoirs/autorités non politiques : despotique, marital, parental) dissocié du domaine proprement politique (à savoir du pouvoir délibératif, du commandement et du pouvoir judiciaire de la polis, attribué aux mâles libres) alors que la « deuxième » vise justement ce domaine proprement politique.
Bref, nous pourrions comprendre que, puisque la polis se dit en plusieurs sens14, comme Aristote le soulignera un peu plus bas (au chapitre 3 du livre III, 1276a 23-24), il est permis, pour les besoins de la réflexion, de partir de plusieurs définitions de la polis, sans que cela puisse constituer des contradictions dans le développement de cette réflexion. Par contre, nous ne saurions « comprendre » une correspondance cohérente de ces deux définitions dans le cadre de l’ensemble des Politiques, ou du moins dans le cadre de l’analyse menée jusqu’ici. La polis en tant que communauté globale englobant toutes les autres vise le bien suprême et, de ce fait, est société/communauté politique, affirme Aristote dans la première phrase des Politiques. La polis est par « nature », écrit-il dans le deuxième chapitre du premier livre. La polis seulement en tant que communauté de citoyens (libres, égaux) institue des relations politiques entre ceux-ci, affirme-t-il par la suite, et la politique est justement archè (commandement/principe/pouvoir) entre les libres et les égaux, précise- t-il encore dans le chapitre septième du premier livre. Et, dans le présent chapitre, Aristote conçoit la polis comme l’ensemble de citoyens qu’il ne peut définir que par pure convention. Des questions épineuses apparaissent ici sur la réflexion d’Aristote : La polis est-elle par « nature » ou par convention ? Le bien suprême que la polis vise est-il ou non
tributaire de la politique ? Y a-t-il une contradiction d’Aristote concernant les deux définitions de la polis ? Ou s’agit-il du tiraillement constant dans la démarche réflexive aristotélicienne entre φύσει (par « nature ») et νόμῳ (par convention) ?
Nous pourrions résumer encore une fois, au risque de devenir très répétitif, le déploiement de la réflexion aristotélicienne ainsi que les apories qu’elle suscite, de la manière suivante. Selon une définition « généalogique » de la polis, celle-ci résulte, d’après Aristote, de la synthèse des familles et des villages. Dans la polis ainsi instituée, il y a pour ingrédients les familles à l’intérieur desquelles les relations (pouvoirs/autorités) ne sont pas politiques. Il y a une autre définition, politique celle-ci, de la polis comme multitude de citoyens. Ces derniers, libres et égaux, instituent des archai politiques. La polis phusei (par « nature ») vise le bien le plus important et, de ce fait, représente la seule communauté politique. La polis a su néanmoins instituer une taxis (ordre) qui est la constitution. Le bien le plus important, le bien vivre, de la polis, est-il ou non tributaire de cette constitution ? La polis est-elle par « nature » ou par convention ?
L’investigation sur la politéia nous amène (pour deux raisons) à l’interrogation sur la polis et cette seconde interrogation sur la polis (composée de politai : citoyens) nous conduit à la recherche de la définition du politès. Il y a une raison politique, parfaitement homologue à la première de ces raisons, pour mener cette recherche ; c’est celle-ci : la définition du citoyen est maintes fois sujet à controverses et un individu considéré comme citoyen dans une démocratie ne l’est pas dans une oligarchie. L’opposition est, encore une fois, nommée explicitement par Aristote : démocratie-oligarchie.
Si néanmoins le fil de la logique aristotélicienne était reconstitué comme ci-dessous, il serait inévitable de constater que cette logique n’est pas sans faille.
La politéia est un certain ordre de tous les habitants de la polis. L’œuvre du politique et du législateur embrasse (doit embrasser) toute la polis. L’investigation sur la politéia amène donc à l’interrogation sur la polis, d’autant plus qu’entre celle-ci et celle-là il y a une relation de dépendance (dépendance révélée par la controverse décrite). La polis est ensuite composée de citoyens (pour la définition desquels il y a la même controverse liant la désignation du citoyen à la spécificité de la politéia de chaque polis). Ainsi, de l’investigation sur la politéia (qui concerne tous les habitants) on aboutit nécessairement, en passant par la polis (qui concerne les seuls citoyens), à la recherche du citoyen.
Cette recherche laisserait alors à l’écart, exclurait, des pentes entières de la polis, qui n’est pas seulement un ensemble de citoyens mais aussi de femmes, d’esclaves, de métèques. La contradiction est, pour Aristote, insurmontable.

3. Longue introduction explicative de l’interrogation sur l’appellation et la définition du citoyen.
Aristote cherche la définition du citoyen ἁπλῶς, purement et simplement, au sens absolu, sans épithète(s), au sens pleinement et uniquement politique qui concerne le point de vue de l’opposition primordiale entre démocratie et oligarchie (celle-là même qui concerne symétriquement la polis et les individus – minoritaires de toute façon – qui accomplissent des actes au nom de la polis).
Laissons donc de côté, dans cette recherche, écrit Aristote, les « poiètous politas », les « citoyens créés », par naturalisation, dirait-on aujourd’hui. Et il éprouve le désir
d’affirmer cette banalité que le citoyen n’est pas tel pour la seule raison qu’il habite à un endroit, parce que les métèques et les esclaves y habitent aussi. (Les femmes brillent ici par leur absence.) Même les individus qui sont liés à la polis par des contrats (commerciaux ou autres) ne peuvent être considérés comme citoyens. Ces individus participent ἀτελῶς : incomplètement à cette communauté. La même remarque s’impose, poursuit Aristote, pour les jeunes garçons (παῖδας) et les vieillards. On considère les uns comme citoyens ἀτελεῖς : incomplets, les autres comme citoyens παρηκμακότας : en déchéance. (Où sont les femmes ?)
Nous interprétons : pour tous ceux-là, le point commun est qu’ils sont considérés comme citoyens en puissance ou dépassés ou qu’ils ne le seront jamais d’après des critères non politiques, peut-être juridiques et administratifs, fonctionnels, qui, de plus, ne touchent pas l’opposition politique pleinement déclarée ici entre démocratie et oligarchie.
« Ζητοῦμεν γὰρ τὸν ἁπλῶς πολίτην » : « nous cherchons, en effet, la définition politique du citoyen », affirme catégoriquement Aristote.
Le Stagirite est, nous semble-t-il, à la recherche d’une définition pure et simple du citoyen, définition au sens absolu, autrement dit au sens politique fondamental et premier, et non au sens juridique, administratif, susceptible de corrections, dérivé. C’est pour cette raison qu’il précise à la fin de cette partie qu’il laisse également hors de cette recherche ceux qui parmi les citoyens ont perdu leurs droits civiques ou ceux qui ont pris la fuite.

4. Après toutes ces précisions introductives, telle est donc la définition aristotélicienne du politès (citoyen) :
« πολίτης δ ̓ ἁπλῶς οὐδενὶ τῶν ἄλλων ὁρίζεται μᾶλλον ἢ τῷ μετέχειν κρίσεως καὶ ἀρχῆς » : « le citoyen simplement (au sens absolu) n’est défini d’aucune meilleure manière que par sa participation au jugement (au “ pouvoir judiciaire ”) et au commandement/magistrature ». (C’est nous qui soulignons.)
Étant donné que, dans cette définition, le terme κρίσεως (génitif de κρίσις : jugement, au sens judiciaire) ne pose pas de problème particulier (nous y reviendrons cependant) ; étant donné, par contre, que le terme ἀρχῆς (génitif de ἀρχὴ) pose un problème de précision, car ce dernier terme signifie ici, en même temps, commandement et magistrature ; étant donné, enfin, qu’il existe – d’après la systématisation aristotélicienne qui correspond à une réalité effective – plusieurs sortes de magistratures, Aristote, par la relativement longue et minutieuse analyse qui suit sa première définition du citoyen, vise à préciser ce qu’il entend par archè et par participation à une archè.
Aristote précise donc que font, d’après lui, partie « des commandements/magistratures » (τῶν ἀρχῶν) :
- d’une part, les magistratures définies, limitées « selon le temps » (κατὰ χρόνον) ; - d’autre part, le commandement non limité (ἀόριστος), sans limite de temps.
Les magistratures limitées selon le temps sont telles d’une double manière, précise encore Aristote. Pour ces dernières, il est absolument interdit au même individu d’exercer deux fois la même magistrature et il faut laisser un intervalle de temps défini avant l’exercice par le même individu d’une autre magistrature de ce type.
Une petite parenthèse explicative et interprétative s’impose ici.
D’après ce que nous connaissons aujourd’hui par d’autres sources mais aussi par Aristote lui-même – ou l’un de ses élèves15 –, en ce qui concerne le régime politique le mieux connu de l’Athènes démocratique, la première de ces catégories d’archai, c’est-à- dire les magistratures limitées, comprend tous les magistrats. En effet, hormis les membres de la boulè (le Conseil des Cinq Cents) qui pourraient être désignés, par tirage au sort, deux fois, cependant non consécutives, tous les autres magistrats ne pourraient être désignés pour la charge correspondante qu’une seule fois non reconductible.16 Seuls les stratèges, qui étaient élus et non tirés au sort et qui, de plus, étaient indéfiniment rééligibles, constituaient une exception d’importance à cette règle de non-itération.17
Autrement dit, les magistratures (de la première catégorie) limitées « d’après le temps », destinées à être exercées par un individu une seule fois, ou deux fois concernant les membres de la boulè, qui étaient également toutes – sauf celles du commandement dans la guerre – non reconductibles, sont celles qui présupposaient une désignation (par tirage au sort ou par élection), et donc l’appartenance à un collège (plus restreint que l’ensemble des citoyens tels qu’ils sont vus par Aristote), qui a une fonction définie.
Première conclusion : Le citoyen est donc d’abord celui qui peut être désigné, qui a le droit d’être désigné, pour prendre part à un tel collège.
La visée d’Aristote est désormais claire : ce dernier veut étendre sa définition du citoyen beaucoup plus loin au-delà de ce droit.
Venons à la deuxième catégorie aristotélicienne de commandements/magistratures, à savoir le commandement illimité, sans limite de temps, qui va retenir maintenant tout l’intérêt et l’attention du grand penseur. Le dikastès (le membre du dikastèrion : tribunal du peuple) et l’ekklèsiastès (le membre de l’ekklèsia : assemblée du peuple), nommés explicitement et séparément par Aristote, sont des exemples qui illustrent ce commandement non limité.
Quelqu’un pourrait dire, écrit Aristote, que ceux-ci (le dikastès et l’ekklèsiastès) ne sont pas magistrats et ne participent pas, en raison de leurs fonctions, à un commandement, bien qu’il soit ridicule de priver de commandement les « parfaitement souverains » (κυριωτάτους). Mais cet argument, continue-t-il, est seulement fondé sur l’appellation, c’est-à-dire sur le fait qu’ils se sont appelés dikastès et ekklèsiastès et qu’ils n’ont pas de désignation commune. Donnons donc pour définition un nom commun : ἀόριστος ἀρχὴ : commandement illimité.18
Aristote invente et propose pour la deuxième catégorie de magistratures/commandements le terme commun, générique, d’aoristos archè, ce qui vaudra au citoyen défini par lui l’appellation aoristos archôn : commandant illimité !
« Nous posons donc comme citoyens ceux qui participent d’une telle manière. Telle est à peu près la définition du citoyen qui peut être appliquée par excellence à tous les individus qui s’appellent citoyens. » Par cette assertion on ne peut plus catégorique, Aristote boucle cette partie de son analyse visant la définition complète du citoyen.
Deuxième conclusion : Est donc, ensuite, citoyen, au sens plein, celui qui participe au tribunal du peuple (archè qui caractérise les régimes démocratiques et surtout la démocratie athénienne19) et/ou celui qui participe à l’assemblée du peuple (archè qui est spécifique au régime démocratique, notamment dans Athènes20). (Tous les mâles libres de plus de trente ans, pour le premier cas, tous les mâles libres de plus de vingt ans, dans le second cas.21)
En appelant et définissant comme citoyen l’ἀόριστος ἄρχων, à savoir plus précisément l’ekklèsiastès et le dikastès ; en appelant et définissant comme archè, et plus spécifiquement κυριωτάτη, parfaitement souveraine, l’ekklèsia et la dikastèria (les tribunaux du peuple), Aristote veut souligner le rôle décisif, le rôle de commandement, de l’assemblée du peuple et des tribunaux populaires.
Le citoyen n’est pas tel seulement parce qu’il peut, qu’il a le droit de, participer à l’ekklèsia mais parce que l’ekklèsia de dèmos est archè, et archè kuriôtatè, tel est l’esprit d’Aristote. De même, le citoyen ainsi défini, peut participer à un autre pouvoir politique décisif qui est le tribunal du peuple.
Il est temps à présent de revenir, comme nous l’avons annoncé précédemment, au terme krisis pour préciser que, comme le souligne Hansen, dans l’Athènes démocratique, les tribunaux du peuple (dikastèria) « exerçaient un pouvoir de contrôle illimité sur l’Assemblée, le Conseil, les magistrats et les dirigeants politiques : les procès politiques constituaient l’essentiel des procès dont ils avaient à connaître. »22 Participer donc à la krisis (jugement), ne correspond pas principalement, dans la définition aristotélicienne du citoyen, au fait d’être juré et de juger des litiges de droit privé ou des affaires criminelles qui étaient, à Athènes, réglées autrement.23 C’est à cette fonction politique principale du tribunal populaire qu’appartient la procédure connue sous le nom de graphè paranomôn (accusation d’illégalité) dont voici « une rapide description » et un brillant commentaire dans un texte fondamental de Cornelius Castoriadis :
« Vous avez une proposition à l’ecclèsia qui a été adoptée. Sur ce, un autre citoyen peut vous traîner devant la justice en vous accusant d’avoir incité le peuple à voter une loi illégale. Soit vous êtes acquitté, soit vous êtes condamné – auquel cas la loi est annulée. Ainsi, vous avez le droit de proposer absolument tout ce que vous voulez – mais vous devez réfléchir soigneusement avant de faire une proposition sur la base d’un mouvement d’humeur populaire, et de la faire approuver par une faible majorité. Car l’éventuelle accusation serait jugée par un jury populaire de dimensions considérables (501, parfois 1001 ou même 1501 citoyens siégeant en qualité de juges) désigné par tirage au sort. Ainsi le dèmos en appelait-il au dèmos contre lui-même : on en appelait contre une décision prise par le corps des citoyens dans sa totalité (ou sa partie présente lors de l’adoption de la proposition) et devant un large échantillon, sélectionné au hasard, du même corps siégeant une fois les passions apaisées, pesant de nouveau les arguments contradictoires et jugeant la question avec un relatif détachement. Le peuple étant la source de la loi, le “ contrôle de la constitutionnalité ” ne pouvait être confié à des “ professionnels ” – l’idée aurait de toute façon paru ridicule à un Grec –, mais au peuple lui-même agissant sous des modalités différentes. Le peuple dit la loi ; le peuple peut se tromper ; le peuple peut se corriger. C’est là un magnifique exemple d’une institution efficace d’autolimitation. »24
C’est pour toutes ces raisons qu’Aristote précise encore très clairement :
Cette définition absolue du citoyen vaut principalement pour la démocratie. (Ou pour la démocratie athénienne, disons-nous).
Nous pourrions conclure légitimement que, pour Aristote, la démocratie est donc le régime qui institue que les individus peuvent être à la fois membres de l’assemblée souveraine du peuple et/ou membres des tribunaux politiques du peuple.
Conclusion générale : est citoyen au sens plein non seulement celui qui peut être désigné à participer à un collège de magistrats mais également celui qui participe à l’assemblée et/ou au tribunal du peuple.
Digression du texte aristotélicien : la grande différence des constitutions du point de vue de leur différence de principes.
Mais une affirmation de lourde ontologie précède cette distinction entre la démocratie et les constitutions qui ne conçoivent pas ainsi le citoyen.
Aristote écrit : « Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que les choses (πράγματα) dont les fondements (les principes) (ὑποκείμενα) diffèrent spécifiquement et dont l’une est première et l’autre deuxième et dépendante (qui en découle), ne contiennent absolument rien de commun ou à peine. Nous considérons, de la même manière, les constitutions différentes entre elles spécifiquement et nous considérons que les unes sont postérieures et les autres antérieures. Car il est nécessaire que les constitutions fautives et déviées soient postérieures aux irréprochables, non fautives. Comment nous définissons les constitutions déviées, ce sera clair plus tard. Il est, donc, nécessaire que le citoyen soit différent selon chaque constitution. » (C’est nous qui traduisons et qui soulignons.)

5. Par sa lourde proposition ontologique, Aristote nous a enseigné que, de même que toutes les choses dont les principes diffèrent spécifiquement ne contiennent presque rien de commun, de même, les constitutions différentes entre elles spécifiquement ne comprennent pas d’éléments communs, identiques. Le citoyen, élément primordial de toute constitution, est par conséquent nécessairement autre dans les constitutions différentes.
Le citoyen, tel qu’il est défini jusqu’à présent, se rencontre par excellence dans la démocratie, a clairement précisé Aristote.
Que se passe-t-il donc en ce qui concerne le citoyen, dans toutes les autres constitutions ? Par l’analyse aristotélicienne qui suit sont éclairées toutes les idées de ce chapitre.
« Dans toutes les autres politéiai prises en bloc par opposition à la démocratie, notons-nous –, il est possible (ἐνδέχεται) [que le citoyen défini ainsi existe] mais [un tel citoyen n’est] nullement nécessaire (ἀναγκαῖον) », affirme Aristote. Nous interprétons : dans toutes les autres constitutions, le citoyen, tel qu’il est défini par Aristote, pourrait exister accidentellement, occasionnellement, dans le cas, par exemple, où une assemblée populaire extraordinaire aurait été convoquée.
En effet, dans certaines de ces constitutions, écrit Aristote, « il n’existe pas de dèmos et on n’institue (νομίζουσιν) pas d’ekklèsia ». Il y a, par contre, des assemblées du peuple convoquées de manière extraordinaire (συγκλήτους) et on juge les procès (sur des conflits d’ordre privé) devant des instances spécialisées et permanentes. Pour éclairer ces propos, Aristote évoque significativement comme exemple les constitutions lacédémonienne et carthaginoise, dont il a tracé les traits généraux et ceux plus spécifiquement politiques dans les chapitres 9 et 11 du livre II, pour les critiquer justement en raison de leur caractère plutôt oligarchique et malgré leur réputation d’être les meilleures.
Ainsi, précise Aristote, la définition/institution du citoyen se modifie (ἔχει διόρθωσιν : est corrigée) dans toutes les autres constitutions (prises encore une fois en bloc par opposition à la démocratie) car, dans les autres constitutions, l’aoristos archôn (le
commandant illimité) n’est pas celui qui est membre de l’assemblée (ekklèsiastès) et membre du tribunal (dikastès) mais celui qui est magistrat défini selon la magistrature établie/instituée.25
Nous interprétons : dans la démocratie (la démocratie athénienne, si l’on veut), ne peut être commandant/magistrat illimité que le membre de l’assemblée et/ou le membre du tribunal du peuple alors que tous les autres magistrats sont limités. Dans tous les autres régimes, il n’y a ni ekklèsiastès ni dikastès, réunis par Aristote sous le nom commun, inventé et proposé par lui-même, d’aoristos archôn, de plus, tous les magistrats sont illimités. Dans toutes les autres constitutions, l’aoristos archôn aristotélicien, qui constitue selon nous la véritable définition et la définition complète du citoyen par Aristote, disparaît, absorbé dans les magistrats, qui, cooptés ou élus, sont institués en tant que commandants sans limite de temps et reconductibles. Dans toutes les autres constitutions, seuls les magistrats sont donc susceptibles d’être considérés comme citoyens du fait que seuls ceux-ci partagent une magistrature et un commandement et qu’ils les partagent sans limite de temps.
Le seul régime où un individu peut trouver sa pleine définition et institution du citoyen (sans modification ni restriction) reste donc la démocratie. Le régime démocratique dans lequel tous sont susceptibles de faire partie du dèmos institué et de l’ekklèsia permanente, régulièrement convoquée à intervalles précis, qui prend les décisions politiques importantes, et dans lequel tous peuvent participer au tribunal du peuple qui a une fonction principalement politique.
Cette idée a de lourdes conséquences sur les considérations générales que l’on pourrait faire sur la pensée politique aristotélicienne, qui a beaucoup souffert de mauvaises interprétations tandis qu’elle s’avère ici pleinement démocratique.
Pour Aristote, en effet, il n’y a qu’une seule définition du citoyen. Le fondement de cette définition est incontestablement la participation à une archè. C’est donc le régime (chaque régime) qui « corrige » cette définition et non pas Aristote, qui a écrit au début de ce chapitre : « un individu considéré comme citoyen dans une démocratie ne l’est pas dans une oligarchie ».
Penser le contraire, comme c’est le cas de Pierre Pellegrin qui traduit : « Donc notre définition du citoyen suppose une correction ... » (voir p. 208), ne conduit pas seulement à une grave erreur de traduction (après tout, il n’y a pas dans le texte original ce « notre » attribué à Aristote lui-même), mais à une double faute. Dans le cadre de ce chapitre, il s’agirait d’abord d’une faute logique : Aristote voulant définir le citoyen au sens absolu ne saurait ce qu’il écrit, car il écrirait à la fois ces deux idées contradictoires : il y a une seule définition du citoyen (et donc celle-ci ne supporte aucune « correction ») et il y en a plusieurs (et donc, de toutes manières, celles-ci ne sont pas sujettes à « correction »). Aristote, par contre, comme nous l’avons démontré, écrit qu’il y a, au sens absolu, une seule définition du citoyen. Et puisqu’il en est ainsi, la définition au sens plein du citoyen restant la même, ce qui change selon chaque constitution, c’est la quantité d’individus qui pourraient être appelés citoyens et, surtout, la « qualité » de leurs prérogatives.
Mais cette faute est liée à une deuxième, plus générale et étendue, qui concerne la compréhension de la pensée aristotélicienne, pensée qui est, à nos yeux, inspirée d’une réalité historique effective et essentiellement démocratique. Témoigne de cette faute la remarque suivante de Pierre Pellegrin présentée en note, dans sa traduction des Politiques :
« On voit que, spontanément, alors qu’il mène une recherche générale et qu’il insiste sur la pluralité des types de constitutions, Aristote a tendance à définir la citoyenneté en se référant à la démocratie athénienne, ce qu’il reconnaît explicitement plus bas § 10, 1275b 5. » ; voir p. 207.26 Il y a, en effet, ici une méconnaissance de la démarche aristotélicienne, une démarche par laquelle on comprend aisément que la seule possibilité de définir le citoyen ἁπλῶς est de le définir dans la polis démocratique. Dans les poleis gérées de manière oligarchique ou tyrannique, la désignation du citoyen serait susceptible de restrictions, non seulement numériques mais également institutionnelles et finalement pleinement politiques. Puisque la polis est, d’après Aristote, l’ensemble de ses citoyens, ceux qui sont définis comme tels au sens absolu s’approchent le plus possible de la polis tout entière dans la mesure où celle-ci est gérée par un régime démocratique. Ce n’est donc ni spontanément ni accidentellement qu’Aristote a ainsi défini le citoyen. Même dans le cas d’un adulte mâle libre, si celui-ci ne participe pas, n’a pas la faculté de participer, à une archè, il ne peut pas être considéré comme citoyen, tel est l’esprit d’Aristote.
C’est d’ailleurs pour cette raison que nous considérons que sur ce point Mogens H. Hansen a écrit à juste titre : « Dans La Politique, Aristote définit le citoyen d’une démocratie comme celui qui a le droit d’être juré (dikastès) et de participer à l’Assemblée (ekklèsiastès) [ici note 4] ; cette définition générale coïncide parfaitement avec l’analyse de la démocratie athénienne menée dans la Constitution d’Athènes, où, pour introduire sa description systématique, il classe Athènes parmi les démocraties où “ tout est réglé par les décrets [ = par l’Assemblée] et les tribunaux où le peuple est souverain ” [note 5]. »27
Dans toute l’analyse de ce chapitre que nous avons essayé d’effectuer le plus exhaustivement possible, l’important à comprendre est qu’Aristote ne définit pas seulement le citoyen d’une démocratie mais le citoyen au sens plein. Que cette définition pure et simple s’applique par excellence au citoyen de la démocratie, dit beaucoup sur l’intention générale du Stagirite, qui apparaît par excellence comme le théoricien du régime de l’Athènes démocratique. (Mais malheureusement, Hansen, dans son très bon livre, n’a pas vu cela et il qualifie constamment Aristote de philosophe détracteur de la démocratie pour le rapprocher, et en tant que philosophe et en tant qu’antidémocrate, de Platon, ce qui est une immense erreur d’interprétation. En même temps, Hansen est en contradiction avec lui- même, parce qu’il utilise principalement, et continuellement, les témoignages d’Aristote lorsqu’il s’agit de démontrer le caractère démocratique du régime athénien.28) Que cette même définition appliquée à d’autres régimes donne les résultats que nous avons notés, en restreignant le nombre de citoyens aux seuls magistrats, dit également beaucoup d’une pensée politique qui doit nous inspirer encore aujourd’hui.

6. La conclusion générale qui clôt ce chapitre ne laisse aucun doute sur l’insistance d’Aristote dans sa première définition principielle du citoyen, qui a été la suivante : le citoyen au sens absolu est défini par sa participation au « pouvoir judiciaire » et au commandement/magistrature29. En effet, nous lisons dans cette conclusion une définition du citoyen équivalente à la première, qui est accompagnée cette fois, comme on devait s’y attendre, de la définition de la polis.
Nous présentons d’abord ce passage capital dans le texte original puis nous en donnons une traduction aussi fidèle que possible :
« ᾧ γὰρ ἐξουσία κοινωνεῖν ἀρχῆς βουλευτικῆς ἢ κριτικῆς, πολίτην ἤδη λέγομεν εἶναι ταύτης τῆς πόλεως, πόλιν δὲ τὸ τῶν τοιούτων πλῆθος ἱκανὸν πρὸς αὐτάρκειαν ζωῆς, ὡς ἁπλῶς εἰπεῖν. »
« de celui, en effet, qui a le pouvoir de participer à une archè (commandement/magistrature) délibérative ou judiciaire, nous disons dès lors qu’il est citoyen de la polis concernée ; [nous disons], d’autre part, que la polis est, au sens absolu, la multitude de tels [citoyens] suffisante en vue d’une autarcie30 de vie. »
Étant donné que, dans l’Athènes démocratique, l’assemblée du peuple était une archè délibérative et que les tribunaux du peuple étaient une archè judiciaire, cette définition inclut tous ceux qui pourraient prendre part à ces archai. Comme déjà dit, tous les mâles libres de plus de vingt ans dans le premier cas, tous les mâles libres de plus de trente ans dans le second cas. Étant donné que, dans d’autres poleis non démocratiques, les archai délibératives et judiciaires étaient attribuées à certains de leurs habitants libres, dans celles-ci tous les individus libres ne pourraient pas être considérés comme citoyens selon la définition d’Aristote. D’une certaine manière, les définitions aristotéliciennes du citoyen et de la polis trouvent leur plus « large » application sur le citoyen dans la démocratie et sur la polis la démocratique. Il n’empêche que ces définitions sont voulues par Aristote absolues et, d’une certaine manière, cela est inévitable.
Si cette définition du citoyen vaut pour la démocratie, une définition de la démocratie elle-même pourrait du coup être formulée, pensons-nous, comme suit : est démocratie le régime dans lequel le citoyen est défini de telle manière qu’il puisse participer au commandement et/ou au jugement au sens judiciaire.
La polis, qui est πολλαχῶς λεγομένη, à savoir qui se dit en plusieurs sens, devient ainsi une entité politique qui ne comprend que ses citoyens, et cette définition exclut, bien évidemment, tous les autres membres de la polis (femmes, esclaves, métèques) de la vie politique et à vrai dire, au sens politique, de la polis elle-même.

Se trouve ainsi résolue la controverse du début :

La polis, en tant qu’ensemble de ses citoyens, est responsable de ses actes.
Ou :
Seuls les citoyens, définis en tant que tels par le régime établi d’une polis, sont

responsables des actes qui ont été accomplis au nom de cette polis.
Le droit de vote est reconnu en principe à tous aujourd’hui. Mais tous ne peuvent pas participer effectivement à un pouvoir délibératif ou judiciaire. Sommes-nous donc d’une manière analogue presque tous exclus de la vie politique dans les sociétés actuelles, puisque nous ne pouvons pas intervenir en ce qui concerne les décisions politiques importantes ? D’une manière analogue ? La « nature », qui excluait autrefois les esclaves et, d’une certaine façon, les femmes, a été remplacée par la « raison », qui exclut aujourd’hui tous ceux – la grande majorité –, qui ne possèdent pas les capacités requises pour être des professionnels de la politique.

Brève réflexion sur la définition aristotélicienne du citoyen et sur notre époque

Au terme de notre présentation exhaustive de ce chapitre des Politiques, nous voudrions poser la question suivante : la définition aristotélicienne du citoyen a-t-elle un sens pour nous aujourd’hui ?
Il convient de souligner tout d’abord un trait essentiel de la pensée politique d’Aristote. Ce dernier a voulu définir le citoyen purement et simplement, absolument, et non relativement. (Tel est le sens du mot ἁπλῶς qui apparaît à plusieurs reprises sous la plume aristotélicienne dans ce chapitre.) Mais Aristote n’avait pas cherché ailleurs, pour trouver ce « purement et simplement » et cet « absolument » – au ciel des idées. Il les a trouvés dans une réalité bien effective, qui est celle de la démocratie pratiquée.S’inspirant directement et principalement, sans néanmoins l’indiquer explicitement – pourquoi ? –, de l’organisation politique de l’Athènes démocratique, Aristote a défini le citoyen au sens plein, absolument. Cet « absolument » n’a donc aucune connotation idéaliste, utopique, philosophique. Ce n’est pas une pure abstraction mais tout simplement la plus « large » conception/définition du citoyen qu’un régime politique ait réussi à pratiquer en son sein.
Que, dans ce régime, les femmes, les métèques, les esclaves ne soient pas des citoyens, c’est là une réalité historique incontestable mais une institution contestable et détestable, pour nous aujourd’hui, fait/institution que l’on ne peut absolument pas approuver.
Une fois énoncée avec force cette idée, il convient ensuite de dissiper une confusion qui serait à la base d’un rejet irréfléchi de la définition aristotélicienne du citoyen, et qui est d’ailleurs souvent le fondement de l’argument – prétexte – principal pour rejeter le régime athénien. Il s’agit de la confusion qui lie l’institution du corps politique spécifique à Athènes et l’existence de l’esclavage.31 Liée à notre question du début, cette deuxième question capitale se pose : l’institution du corps politique dans une société donnée, dont résulte la définition du citoyen, présuppose-t-elle nécessairement ou non une certaine exclusion d’une partie plus ou moins considérable de la population concernée d’une véritable participation aux affaires communes ? Notre réponse est la suivante : l’exclusion de la citoyenneté des femmes, des esclaves et des métèques autrefois a conditionné mais n’a pas déterminé l’institution de l’organisation intérieure du corps politique, la preuve étant que cette exclusion existait dans toutes les poleis sans néanmoins que toutes aient le même régime et, par là, la même conception/institution du citoyen.
Venons-en à la situation actuelle. L’inclusion aujourd’hui en principe de tous dans la citoyenneté conditionne mais ne détermine pas l’institution de l’organisation intérieure du corps politique. La division rigide du travail politique : l’abîme entre gouvernants et gouvernés qui ne cesse de se creuser, la haute centralisation, la hiérarchisation extrême et la bureaucratisation actuelles n’ont rien à voir avec cette inclusion souhaitable. Les défenseurs du régime actuel évoquent souvent le nombre d’habitants d’un État-nation pour justifier tout cela. Ils évoquent ensuite pour la même raison la complexité des problèmes dans les sociétés actuelles. L’argument peut être aisément renversé : dans les sociétés d’une telle ampleur du point de vue du nombre d’habitants et par conséquent du point de vue des capacités, des intelligences, des vocations de ces habitants, comment est-il possible que l’on ne puisse trouver qu’une infime minorité destinée à diriger ces sociétés ? Tous les arguments qui sont fondés sur l’idée selon laquelle l’institution/définition du citoyen dans les sociétés contemporaines est telle parce qu’on ne peut pas faire autrement doivent être rejetés une fois pour toutes.
La réalité effective également incontestable est que les régimes dits démocratiques de l’Occident contemporain proposent – dans leur grande majorité, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale – comme la plus « large » définition du citoyen, à propos de la participation politique, le droit de vote pour tous – et Pierre Rosanvallon, dans l’ouvrage le plus synthétique et le plus complet de l’histoire du suffrage universel en France, résume très bien dès sa première phrase cette réalité : « Un homme, une voix »32. Les métèques (les étrangers) en sont cependant encore exclus.
Cette réalité doit, à notre avis, être également contestée en s’appuyant justement sur la définition aristotélicienne, à savoir participer à un pouvoir, et en rejetant l’exclusion de tout individu de cette participation, comme on a su rejeter l’esclavage et, très tardivement et incomplètement, la non-citoyenneté des femmes33.
En effet, le drame de l’époque moderne en matière de politique est le suivant : en élargissant au maximum le droit à la citoyenneté à tous – ce qui est parfaitement souhaitable, a été restreinte au maximum la possibilité effective de participation de tous au pouvoir politique, lequel est à son tour de plus en plus restreint. Et il n’y a, à nos yeux, aucune relation déterministe (de cause à effet) entre l’exclusion ou la participation mutilée des uns (les gouvernés) et la pleine participation des autres (les gouvernants). Ce n’est pas, pour le dire autrement, parce que les gouvernés dans une nation moderne se comptent par
plusieurs millions que les gouvernants doivent nécessairement représenter une infime minorité de la population totale de celle-ci.
Le drame (et, en même temps, l’apport essentiel) de la modernité consiste en ce que l’étendue (l’universalité) de la définition du citoyen : « tous sont en droit citoyens » va de pair avec l’étroitesse symétrique des possibilités, dans les faits, du citoyen de participer vraiment au pouvoir politique, d’intervenir dans les affaires communes.
Le citoyen est, d’après Aristote, commandant illimité et le magistrat est limité. Le citoyen (gouverné) est aujourd’hui illimité mais non commandant. Et le magistrat (gouvernant) aujourd’hui n’est pas limité, de plus, il est le seul commandant. Les termes ont été complètement inversés.34 S’il ne s’agissait que de mettre en évidence ce renversement qui a eu lieu à propos de la définition du citoyen dans l’époque moderne, ce ne serait cependant pas par « nostalgie » (désir douloureux d’un retour) que j’ai essayé de le démontrer. Un retour n’est ni possible ni, par ailleurs, souhaitable. Renverser, par contre, la définition actuelle du citoyen est possible et souhaitable.
La définition du citoyen par Aristote, inspirée d’une réalité effective, devient ainsi incontournable et elle peut être formulée pour une société contemporaine de la manière suivante : est purement et simplement citoyen celui qui a le droit effectif de participer à un pouvoir délibératif et/ou judiciaire décisionnel, celui qui participe donc effectivement à ce pouvoir et l’exerce dans les faits. Comment cela peut-il être réalisé ? Comment peut-on prétendre que, dans un État-nation de l’ampleur d’aujourd’hui, tous pourraient être à la fois gouvernants et gouvernés ? Une autre idée d’Aristote, également incontournable, inspirée elle aussi d’une réalité politique effective, pourrait être évoquée ici : l’égalité politique est réalisée lorsque tous peuvent être investis à tour de rôle des fonctions de gouvernants et de gouvernés.35
Telle n’est pas l’actuelle définition du citoyen. Car la participation à un pouvoir délibératif ou judiciaire, énoncée comme un droit, est strictement réservée, par l’institution politique dans son esprit profond et par l’institution tout entière de la société36, à une partie infime de la population. Le seul droit dont l’exercice demeure effectif pour tous consiste en la participation aux élections, tous les quatre ou cinq ans. Droit qui ne trouve d’ailleurs pas son plein exercice.
Notons au passage ici que le droit de la délibération en commun des citoyens à propos des affaires politiques communes n’est reconnu par aucun des régimes représentatifs d’aujourd’hui. Le citoyen exerce son droit de vote, sa mission suprême, en choisissant seul dans le secret de l’isoloir un bulletin qui représente un programme « politique » partisan mais dont la fonction tangible n’est autre que la désignation d’une personne à un poste.
Il y a eu cependant, lors de l’époque moderne, des actions collectives qui ont formulé cette critique contre les régimes représentatifs et qui ont pour cette raison inventé des formes démocratiques d’organisation politique, les conseils. Ils sont restés minoritaires. Hannah Arendt résume excellemment leurs idéaux dans le passage suivant : « Nous voulons participer, déclarent les conseils, nous voulons discuter et faire entendre publiquement notre voix, nous voulons avoir la possibilité de déterminer l’orientation politique de notre pays. Puisque ce pays est trop vaste et trop peuplé pour que nous puissions nous rassembler tous en vue de déterminer notre avenir, nous avons besoin d’un certain nombre de lieux politiques. L ’ isoloir à l’ intérieur duquel nous déposons notre bulletin de vote est certainement trop étroit, car seule une personne peut s’y tenir. Les partis ne servent plus à
rien. Nous ne sommes, pour la plupart, que des électeurs que l’on manipule. Mais que l’on accorde seulement à dix d’entre nous la possibilité de s’asseoir autour d’une table, chacun exprimant son opinion et chacun écoutant celle des autres, alors, de cet échange d’opinions, une opinion formée rationnellement pourra se dégager. »37
La devise d’un régime démocratique ne devrait pas être « un homme, une voix » mais plutôt « un homme, une opinion » et, par là même, la participation de tous à la prise de toutes les décisions importantes concernant les affaires communes.
Nous avons cité au début de notre texte une recommandation rousseauiste concernant l’attention que le lecteur devait porter à la lecture. Nous finissons notre texte sur un passage du citoyen de Genève pour répondre à tous ceux qui, en toute bonne volonté, nous accuseraient d’utopisme :
« Le souverain, n’ayant d’autre force que la puissance législative, n’agit que par des lois ; et les lois n’étant que des actes authentiques de la volonté générale, le souverain ne sauroit agir que quand le peuple est assemblé. Le peuple assemblé, dira-t-on, quelle chimère ! C’est une chimère aujourd’hui ; mais ce n’en étoit pas une il y a deux mille ans. Les hommes ont-ils changé de nature ?
Les bornes du possible, dans les choses morales, sont moins étroites que nous ne pensons ; ce sont nos foiblesses, nos vices, nos préjugés, qui les rétrécissent. Les âmes basses ne croient point aux grands hommes : de vils esclaves sourient d’un air moqueur à ce mot de liberté. »38

                                                                                                       nicos iliopoulos 

Paris, mai 1997




1. Cette définition de la polis est la deuxième, après celle présentée au tout début de l’ouvrage, dans les trois premiers chapitres du premier livre. À propos de la « relation » de ces deux définitions, voir infra.

2. Les sous-titres, plutôt réussis bien que froids, proposés par Pierre Pellegrin, dans ce chapitre (voir pp. 205-207), sont les suivants :

« - Question préalable : qu’est-ce que la cité ? »

« - Cette question mène à une autre : qu’est-ce que le citoyen ? » 
« - La définition d’Aristote ».

3. « Πολιτεῖαι ἀναμάρτηται » : constitutions irréprochables, non fautives, telle est l’ expression aristotélicienne employée dans ce chapitre. Voir plus bas dans notre texte.

4. Nous traduisons ou plutôt nous interprétons ainsi le mot ἁπλῶς qui revient à plusieurs reprises dans ce chapitre sous la plume d’Aristote lorsque ce dernier vise à définir tout d’abord le citoyen puis la polis. Nous y reviendrons.
5. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre III, chapitre I, premier paragraphe. Dans l’édition que nous possédons, Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Discours sur les sciences et les arts, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, présentation de Henri Guillemin, Union Générale d’Editions, « 10/18 », 1973, p. 120.
6. La traduction complète de la première phrase du troisième livre peut être littéralement la suivante : « Pour celui qui observe la constitution, quel est le genre de chaque [constitution] et quel est son caractère propre, la presque première pensée [est] de fixer les yeux sur la polis : qu’est-ce, enfin, que la polis ? ».

7. Par sa démarche, Aristote vise ensuite à démontrer implicitement, à ce propos, qu’on ne peut attribuer une action à la polis, en tant qu’entité politique définie par lui-même, si celle-ci n’est pas gouvernée démocratiquement et selon l’avantage (intérêt) commun. Une action décidée et exécutée par un régime oligarchique ou tyrannique, sans la participation des membres de la polis, n’engage justement que ce régime, et elle ne doit pas être revendiquée ou assumée par l’ensemble de la polis. Les conséquences politiques, constitutionnelles, historiques ainsi qu’historiographiques auxquelles conduit cette idée aristotélicienne pour les régimes actuels et, par ailleurs, tous les régimes, apparaissent de manière évidente.

8. Comme c’est souvent le cas dans cet ouvrage, dans ce « nous considérons » on ne peut voir qu’une observation plus ou moins objective ainsi qu’un énoncé normatif du penseur.

9. La phrase du texte original est la suivante : « ἡ δὲ πολιτεία τῶν τὴν πόλιν οἰκούντων ἐστὶ τάξις τις ». 10. Πλῆθος signifie littéralement : grande quantité, multitude. Mais ce terme est déjà, pour ainsi dire, démocratique. Il renvoie au gouvernement par le plus grand nombre, par opposition au gouvernement par les oligoi, un petit nombre, à savoir l’oligarchie. On retrouvera le mot dans la dernière phrase de ce chapitre.

11. La compréhension de cette parenthèse serait meilleure si le lecteur avait pu lire la présentation et l’interprétation, que nous avons proposées nous-même, des premiers chapitres du premier livre des Politiques. Pour combler cette lacune, nous essayons de résumer ici, autant que possible, notre lecture de ces chapitres. Comme déjà dit, dans la Note préliminaire, nous espérons pouvoir présenter prochainement l’analyse de tous les chapitres des Politiques.
12. Nous avons insisté, dans notre présentation du premier livre, sur le fait que la nature de chaque entité trouve chez Aristote une définition particulière et précise : ce que devient chaque entité une fois sa genèse/création achevée.

13. Le mot μόρια utilisé dans le chapitre que nous analysons à présent, est également employé dans les chapitres premier et troisième du premier livre.

14. « πολλαχῶς γὰρ τῆς πόλεως λεγομένης ».

15. Nous nous référons à l’ouvrage Ἀθηναίων Πολιτεία (Politéia des Athéniens), découvert en 1889, dont la paternité, entre A ristote et l’ un de ses élèves, est discutée par les experts. À ce propos, cf. l’« Introduction » de Claude Mossé dans l’édition bilingue citée à la note suivante, pp. VII-XXIV. Mogens H. Hansen, dans le livre également cité à la note suivante, écrit à propos de Constitution d’Athènes : « composé dans l’école d’Aristote v. 330 ; la part qui lui revient est discutée. », p. 15. Voir, également à la note suivante, ce que l’on apprend encore par cet ouvrage.
16. De toutes les synthèses sur les institutions politiques de l’Athènes démocratique, nous renvoyons à celle que nous considérons comme la plus complète, la plus heureusement réussie et qui est la plus récente, à savoir à l’ouvrage de Mogens Herman Hansen, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, « Les Belles Lettres », 1993. Et parmi de nombreux passages dans lesquels l’auteur met en relief ce que l’on pourrait appeler le non-cumul et la non-reconductibilité à jamais des magistratures dans l’Athènes démocratique, nous renvoyons à celui-ci : « Outre les 500 membres du Conseil, les Athéniens avaient à tirer au sort environ 600 autres magistrats. En dépit de leur nombre plus important, ces autres magistratures ont bien pu faire l’objet d’une moindre demande que le Conseil, pour la raison qu’il était interdit d’exercer deux fois la même magistrature [ici note 90] ; mais rien n’empêchait un citoyen d’être désigné pour en exercer une autre. Seulement cela ne pouvait se faire tant que le magistrat ne s’était pas soumis aux euthynai [obligation de rendre des comptes ; N. I.] pour le poste qu’il venait de quitter, c’est-à-dire pas avant le début de l’année suivante [note 91] ; il était donc impossible d’être magistrat deux années de suite, mais rien n’interdisait d’exercer une autre charge une autre année. » ; pp. 270-271. Par la note 90, Hansen renvoie (voir p. 395) au passage suivant de Constitution d’Athènes : « On peut remplir plusieurs fois les fonctions militaires, mais aucune des autres magistratures ; on peut cependant faire deux fois partie du Conseil. » LXII, 3 ; nous suivons la traduction de Georges Mathieu et Bernard Haussoulier, revue par Claude Mossé, dans l’édition « Les Belles Lettres », 1996, p. 145. Par la note 91, Hansen renvoie (voir p. 395 et p. 458) à une autre source, à savoir à Démosthène, Contre Timocrate, 24.150.
On apprend aussi par Constitution d’Athènes à propos de la haute magistrature du président du Conseil la chose suivante : « Les prytanes ont un chef (épistate) désigné par le sort. Il occupe cette fonction une nuit et un jour, et il ne peut ni la prolonger au-delà ni l’exercer deux fois. » Constitution d’Athènes, op. cit., XLIV, 1, p. 103. Pour les prytanes et leur président (l’épistatès tôn prytanéôn), voir Hansen, op. cit., p. 291. C’est pourquoi le même auteur s’exclame plus loin : « un citoyen athénien (adulte mâle) sur quatre pouvait dire “ J’ai été vingt-quatre heures président d’Athènes ” – mais aucun d’entre eux ne pouvait se vanter de l’avoir été plus de vingt-quatre heures. », op. cit., p. 357.
17. Voir Hansen, op. cit., p. 310, qui renvoie à Constitution d’Athènes, LXII, 3, et qui en donne une explication.

18. Voici la belle phrase du texte original : « ἔστω δὴ διορισμοῦ χάριν ἀόριστος ἀρχή. » : « Soit donc par une grâce [rendue] à la définition [le nom commun] commandement illimité. »

19. Voir le chapitre qui porte le titre « Le Tribunal du peuple », Hansen, op. cit., p. 213.

20. Voir le chapitre « L’Assemblée du Peuple », Hansen, op. cit., p. 155.
21. Voir Hansen, op. cit., p. 216. Et, pour les juges, voir aussi Aristote, Athènaiôn Politéia, LXIII, 3 ; dans l’édition précédemment citée, p. 145.
22. Hansen, La démocratie athénienne, op. cit., p. 214. Voir aussi Athènaiôn Politéia, IX ; dans l’édition précédemment citée, p. 19.
23. Voir Hansen, op. cit., p. 214.
24. « La polis grecque et la création de la démocratie », in Domaines de l’homme, Seuil, 1986, pp. 298-299. C’est nous qui soulignons.
25. Ce passage capital est dans le texte original le suivant : « Ἐν γὰρ ταῖς ἄλλαις πολιτείαις οὐχ ὁ ἀόριστος ἄρχων ἐκκλησιαστής ἐστι καὶ δικαστής, ἀλλὁ κατὰ τὴν ἀρχὴν ὡρισμένος ».
26. Petit détail, en l’occurrence, mais non sans importance : Aristote ne reconnaît pas explicitement, au passage auquel renvoie Pierre Pellegrin, se référer à la démocratie athénienne, mais seulement à la démocratie. Aristote, dans l’ensemble des Politiques, se réfère explicitement à d’autres constitutions dans leur ensemble mais jamais, si notre mémoire est bonne, à l’ensemble de la constitution athénienne. (Cela résulterait aussi de l’Index que Pierre Pellegrin met à la fin de sa traduction des Politiques, voir les termes Athènes, Athéniens, p. 559.) Après la présentation, dans les chapitres 9, 10 et 11 du livre II, des constitutions lacédémonienne, crétoise et carthaginoise, Aristote discute, dans le chapitre 12 du même livre, certains aspects de la constitution athénienne en laissant entendre clairement qu’il s’agit d’une constitution démocratique. Les deux références suivantes d’Aristote : « partout les Athéniens renversaient les oligarchies et les Laconiens les régimes populaires » (livre V, chapitre 7, § 14, dans la traduction, que nous suivons, de Pierre Pellegrin, p. 372) et « De plus sont utiles à une démocratie de cette sorte les dispositions telles que celles qu’utilisèrent Clisthène à Athènes dans l’intention d’avoir plus de démocratie, et les fondateurs du régime populaire à Cyrène. » (livre VI, chapitre 4, § 18, dans la même traduction, p. 428), démontrent, nous semble-t-il, que, pour le Stagirite, il allait de soi qu’à Athènes un régime de type démocratique avait été instauré – qui n’était pas par ailleurs le seul. Pourquoi donc, alors qu’il s’inspire de ce régime démocratique, Aristote ne le nomme-t-il pas explicitement ?
27. Hansen, op. cit., p. 213. Par la note 4, l’auteur renvoie (voir p. 390) à Aristote, Politique, 1275a 22-23, 1275b 5-6, c’est-à-dire justement au chapitre que nous présentons. Par la note 5, il renvoie (voir p. 390) à Constitution d’Athènes, XLI, 2 ; dans l’édition citée à la note 16 de notre texte, p. 95.
28. Nous sommes devant un historien, Mogens H. Hansen, hors du commun, qui nous a livré un immense travail de présentation documentée et d’analyse pénétrante de la démocratie athénienne et qui pourtant, par l’emploi sans relâche de l’expression « les philosophes détracteurs de la démocratie », témoigne d’un intolérable mépris (par esprit étroit de discipline ?) pour « les philosophes » qui, par généralisation abusive, seraient tous antidémocrates. Heureusement, Aristote, qui n’était pas athénien, est, dans Les politiques, de moins en moins philosophe et de plus en plus démocrate – démocratique est le terme juste.
29. Dans le chapitre suivant de ce même livre, Aristote écrit à nouveau : « comme nous l’avons dit, est citoyen celui qui prend part à une archè ».
30. Aristote a défini la notion de αὐτάρκεια (qualité de ce qui se suffit à soi-même, autarcie) dans le chapitre 2 du premier livre. Comme nous l’avons indiqué, dans notre parenthèse concernant les définitions de la polis, la conceptualisation de l’autarcie s’inscrit dans la définition de la polis que nous avons nommée généalogique. Selon cette conceptualisation, l’autarcie est le terme de l’accomplissement « naturel » de la polis, accomplissement qui est le meilleur possible. Autrement dit, la polis par « nature » est par définition autarcique, voire synonyme d’autarcie. Or, dans la définition de la polis présentée ici, il est clair qu’Aristote
parle d’un nombre conventionnel de citoyens qui assurerait l’autarcie de la polis. (Et si on avance jusqu’au chapitre 4 du livre VII, on peut constater qu’Aristote discute justement l’ampleur de ce nombre pour le fixer selon sa propre opinion.) Nous avons donc ici encore une preuve du fait de la contradiction interne (par « nature »/par convention) de la réflexion aristotélicienne que Cornelius Castoriadis a su formuler de cette belle manière : « l’opposition physis - nomos reste interne à sa pensée [la pensée d’Aristote], la divise, n’est pas “ surmontée ”. » « Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote et d’Aristote à nous », in Les carrefours du labyrinthe, Seuil, 1978, p. 273.
31. « Sans la population esclave d’Athènes, vingt mille Athéniens n’auraient pas pu délibérer chaque jour sur la place publique. », Benjamin Constant, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes », Discours prononcé à l’Athénée royal de Paris en 1819, in De la liberté chez les modernes, textes choisis, présentés et annotés par Marcel Gauchet, Hachette/Pluriel, 1980, p. 499.
32. « Un homme, une voix. L’équation simple s’impose à nous avec la force de l’évidence. L’égalité devant l’urne électorale est pour nous la condition première de la démocratie, la forme la plus élémentaire de l’égalité, la base la plus indiscutable du droit. » Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Gallimard, 1992, p. 11.
33. L’esclavage a pourtant survécu aux États du Sud des États-Unis jusqu’en 1865, et les femmes ont exercé le droit de vote pour la première fois en 1945 en France et en 1952 en Grèce moderne.

34. On peut encore illustrer l’antithèse entre l’esprit aristotélicien et la modernité sur la participation politique de la manière suivante : d’une part, participation à un pouvoir, qui est la plus large qualitativement mais non quantitativement; d’autre part, participation aux seules élections, qui est la plus large quantitativement mais non qualitativement. Synthèse souhaitable : participation effective de tous à un pouvoir.

35. L’idée est présente dans plusieurs passages des Politiques, mais voir particulièrement le chapitre 4 du livre III et le chapitre 14 du livre VII.

36. Cette institution politique, en instaurant la représentation, découverte des modernes, et en accentuant le professionnalisme, n’encourage pas la participation aux affaires communes et cette institution globale de la société privilégie la préoccupation des individus à d’autres domaines. Ces deux institutions intimement liées n’ont bien évidemment rien de fatalement déterminant pour être ainsi, elles ont été tout simplement choisies par les êtres humains concernés et restent jusqu’à présent appréciées. Benjamin Constant (indépendamment de la justesse de son jugement en ce qui concerne l’opposition qu’il veut instaurer entre ce qu’il appelle liberté des anciens et liberté des modernes) a mieux que nul autre exprimé l’esprit des institutions politiques modernes lié à l’esprit de l’institution de l’ensemble de la société moderne : « nous ne pouvons plus jouir de la liberté des anciens, qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté, à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée. [...] Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. » « De là vient, Messieurs, la nécessité du système représentatif. Le système représentatif n’est autre chose qu’une organisation à l’aide de laquelle une nation se décharge sur quelques individus de ce qu’elle ne peut ou ne veut pas faire elle-même. » Benjamin Constant, op. cit., respectivement pp. 501-502 et p. 512. C’est nous qui soulignons.

37. « Politique et révolution », in Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, « Agora », 1972, pp. 240-241. 38. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, op. cit., p. 160. 

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