05/12/2018

La chanson populaire grecque



La chanson populaire grecque

Sept points cruciaux pour une présentation radiophonique 
rigoureuse – mais non scientifique


1. Ce que l’on appelle généralement en grec chanson populaire grecque constitue l’une des rares créations autonomes et autochtones de la Grèce moderne. Création au sens large du terme, comme la ville d’Athènes contemporaine est une création, et plus particulièrement une création artistique.
Elle est chanson car elle associe inséparablement musique et paroles et est destinée à être chantée ; elle est populaire car sa source est la créativité du collectif anonyme ; elle est grecque car provenant de la société grecque ; elle est en même temps universelle – et c’est l’une de ses qualités – car elle embrasse par ses paroles tous les thèmes de la vie humaine.

2. La fondation de l’Etat-nation néohellénique date de 1822, à la suite du déclenchement de la guerre d’indépendance contre l’occupation ottomane. De ce point de vue, la Grèce moderne signifie pour nous la société qui a été constituée après cette fondation.
En ce qui concerne la chanson grecque, nous nous contentons d’une époque encore plus récente et plus restreinte, à savoir celle qui débute à l’aube du  XXe siècle et qui coïncide avec l’émergence en Grèce d’une société ressemblant aux sociétés «modernes» de l’Occident, avec bien évidemment sa spécificité.
Cependant, nous ne devrions pas qualifier cette société de «capitaliste» ou «industrielle» – appellation prisée par les sociologues dans un souci de classement – car plusieurs éléments doivent être pris en compte ici et pas seulement l’instance économique. En ce qui concerne notre propos, une nouvelle façon de vivre émerge dans la société, mode de vie influencé par une foule d’éléments dont nous énumérons les principaux : exode rural massif vers les villes, en formation et en extension, et vers l’étranger (émigration) – par voie de conséquence, abandon progressif de la vie agricole –, apparition d’une jeune classe ouvrière massée dans certains quartiers des grandes villes, et donc transformation de la vie quotidienne d’une grande partie de la population, enfin, pénétration progressive des valeurs (significations imaginaires sociales) de l’une des composantes de l’Occident moderne, à savoir celle qui valorise le «progrès» social et pas seulement la seule croissance économique et le productivisme, et par conséquent, imposition d’un rythme de vie qui contraint les individus à être pressés et anxieux.
Dans les grandes villes – et la chanson populaire grecque est par excellence chanson de la population citadine –, dans la société de masse émergente, dans la foule solitaire et anonyme, l’homme quelque peu éclairé et délivré des superstitions et des entraves sociales du village prend mieux conscience de son destin, crée des amitiés nouvelles, recherche la discussion après le travail fatigant, fait la fête à la taverne, chante l’amour. Cet homme veut échapper à la société qui l’entoure et plus encore à sa condition humaine propre, d’où l’importance du thème de la maladie et de la mort dans la chanson populaire grecque.
3. Pour des raisons qui ne peuvent être présentées et analysées ici, la société néogrecque du XXe siècle n’a pas montré beaucoup de créations artistiques autonomes et autochtones, à savoir provenant du collectif anonyme et des créateurs individuels.
Dans ces créations, la chanson populaire grecque se distingue par son authenticité, par son originalité, par son immense richesse, par son ouverture à toutes les influences possibles, et surtout par sa position critique envers la société de son époque et les valeurs de plus en plus dominantes. Elle constitue, de ce point de vue, le «contre-courant» de presque toutes les autres créations artistiques ou créations néogrecques tout court.
Voilà ce qui légitime pour cette chanson, à nos yeux, la caractérisation de «création autonome et autochtone». Autochtone, car créée par les éléments provenant de sa propre terre – langue, thèmes, musique – et autonome, car libre et critique par rapport à la société qui l’entoure et qui ne parvient pas à lui imposer ses valeurs dominantes, ses mythes, ses superstitions, ses lois, ses modèles de vie, bref, ses significations imaginaires. (C’est le rôle par excellence d’un grand art d’être critique par rapport à la société qui l’entoure.)
Cette créativité de la chanson populaire grecque concerne la période qui s’étend du début de notre siècle jusqu’aux années soixante-dix, où elle s’estompe pour plusieurs à la fois raisons. 
4. Cette chanson, qui était chantée par des milliers de personnes pendant les fêtes, dans les grandes tavernes et même dans les ruelles et les cours des quartiers pauvres des grandes villes, a souffert jusqu’à une époque récente (les années cinquante) d’une méconnaissance très forte, provenant de toutes les instances officielles – radiophonie étatique, partis politiques, intellectuels, etc. Mais elle a souffert – et souffre encore aujourd’hui – d’analyses réductrices qui prétendaient la classer sociologiquement comme création marginale provenant des couches marginales de la population (prisonniers, fumeurs de haschisch) voire du lumpenprolétariat.
Non seulement nous ne souscrivons pas à cette interprétation mais au contraire nous voudrions souligner que la chanson populaire grecque représente une création provenant des entrailles de la Grèce moderne. Elle assimile et prolonge, en la transformant de manière originale, la longue tradition de la musique et de la poésie démotiques et, en même temps, elle demeure une création entièrement originale et surtout critique par rapport à la composante dominante de la société, ses valeurs, ses idoles. Elle est une création du génie du collectif anonyme et, en même temps, celle de compositeurs et de paroliers autodidactes géniaux tout d’abord, puis de compositeurs et de paroliers – de véritables poètes – plus ou moins érudits et d’hommes de lettres.
Un simple regard sur la thématique musicale et poétique de cette chanson pourra aisément convaincre même un illettré – à moins qu’il ne s’agisse d’un sociologue érudit marxiste ou réductionniste – que, non seulement cette culture n’est pas marginale, mais bien au contraire universelle, dans la mesure où elle assimile plusieurs influences musicales provenant aussi bien d’Orient que d’Occident et dans la mesure où elle évoque tous les thèmes de la vie humaine et non seulement de la vie des pauvres et des marginaux.  
5. L’image dominante à l’étranger – tout du moins à notre connaissance en France – d’une Grèce exotique n’a aucune relation avec la chanson populaire grecque. Que même les Grecs – artistes, romanciers, immigrés – aient contribué à cette image, c’est une question que nous ne voulons pas discuter ici.
Parmi les Français qui ont compris la valeur de cette chanson, nous citons bien volontiers Jacques Lacarrière : dans son livre L’été grec  (Plon, 1976), à propos des chansons rébétika – l’une des composantes de la chanson grecque populaire –, l’auteur écrit : «il s’agit là d’une création populaire à valeur universelle» (p. 350).

6. Par les points précédents, nous avons proposé un cadre possible, rigoureux, en vue de dépasser les versions banales des divers commentateurs sur la chanson grecque présentées ici. Ce cadre vise à éviter les interprétations idéologiques, fausses et  réductrices.
Nous proposons maintenant un mode de présentation de cette chanson à la radio. 
La chanson populaire grecque, à ses débuts, n’a pas été écrite pour être écoutée à la radio ou enregistrée. Elle a été écrite pour être écoutée à la taverne, pour être chantée et surtout dansée. En un mot, pour accompagner ou, mieux, pour susciter la fête (le glenti) et provoquer le kefi (bonne humeur). (Que cette fête disparaisse va de pair avec la disparition de cette chanson.)
L’écoute elle-même de cette chanson peut offrir à l’auditeur attentif toutes les chances de comprendre l’originalité et la spécificité de la musique à travers ses influences et grâce à un effort supplémentaire de notre part – par la traduction des paroles, si fidèle qu’elle puisse être – son riche contenu thématique.
La meilleure façon de présenter cette chanson serait par périodes. En effet, une présentation, par exemple, par thèmes ne pourrait montrer l’ancrage de cette chanson dans chaque moment particulier de la société grecque moderne.
Nous proposons ainsi trois périodes :
– première période : avant la deuxième guerre mondiale. Elle correspond, du point de vue des créateurs, au passage de la création du collectif anonyme à la période des «autodidactes». Elle correspond, du point de vue de la création elle-même, au passage de la société grecque d’une société «traditionnelle» à une société «moderne».
– deuxième période : après la deuxième guerre mondiale et jusqu’à la fin des années cinquante. C’est l’apogée des «autodidactes» et le début de l’occidentalisation de la Grèce.
– troisième période : les années soixante et soixante-dix. Les «autodidactes» laissent une place prépondérante aux musiciens cultivés et aux poètes érudits, qui s’avèrent être de bons continuateurs. Ces derniers créent ce que l’on a appelé en grec «έντεχνο λαϊκό τραγούδι» : «chanson populaire artistique» (littéralement : fait avec art, expression dénuée de sens !). Ils créent en même temps une floraison culturelle extraordinaire à une époque où commence pour la Grèce la pénétration soudaine et brutale de la société de consommation et du spectacle.


7. Epilogue
En un mot, et en guise de conclusion, la chanson populaire grecque est la création autonome la plus autochtone et la plus riche de la Grèce moderne. Seul le nombre de compositeurs, «autodidactes» ou musiciens formés, de paroliers-poètes, de chanteurs et de chanteuses et, enfin,  de chansons elles-mêmes pourrait confirmer cette opinion. Il y eut une époque en Grèce où une pléiade de chansons étaient fort connues du grand public. Lors de fêtes et de concerts, les participants reprenaient en chœur les chansons, tel un chœur entraîné au cours de nombreuses répétitions !
Comme nous l’avons souligné plus haut, les thèmes abordés par cette chanson sont infinis. L’un des symptômes de la disparition graduelle de cette chanson, dans la Grèce actuelle, est que nous ne trouvons plus que des chansons sur un seul sujet, monotone, répétitif, celui de l’amour doucereux et fade. La chanson a graduellement perdu son caractère critique par rapport à la société et elle est devenue adoratrice de la société existante, doucereuse et frileuse, indifférente et individualiste, monotone et conformiste, fade elle aussi.

   nicos iliopoulos
 Paris, octobre 1994.





La chronique de ce texte
J’ai écrit ce texte à la demande insistante de mon ami Jean-Claude, qui voulait que l’on propose un projet de présentation de la chanson grecque populaire destiné à la radiophonie française. J’ai écrit le texte rapidement et selon mes connaissances à cette époque. J’ai effectué une traduction du texte en grec dans laquelle j’ai ajouté certains éléments nouveaux. 
Aujourd’hui (novembre 1998), alors que je reprends le texte, je vois certaines de ses insuffisances. Mais je laisse ici le texte tel qu’il est, et je le modifierai prochainement.   
 

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