22/07/2022

Manque de créativité politique de la collectivité

 L’apathie politique en France contemporaine

Manque de créativité politique de la collectivité,

absence de projets politiques positifs et globaux 

 

I

Notes autobiographiques et les idées mères du travail 

J’ai commencé la recherche sur la question épineuse de la participation et de l’apathie politiques à mon arrivée en France, en 1986, après avoir quitté la Grèce et avoir abandonné une vie politique militante intensive et activiste de 15 ans. Ce début a été incarné dans l’amorce immédiate de la rédaction d’un projet de recherche. Ce projet a été poursuivi, durant les cinq premières années, par la préparation d’un mémoire en vue du Diplôme de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales sous la direction de Cornelius Castoriadis. 

Ma rencontre avec ce grand penseur a été fructueuse. En effet, par un itinéraire de militantisme politique tout à fait différent, j’avais quasiment abouti aux mêmes interrogations et au même esprit général, oserais-je dire, bien évidemment dans la réflexion politique. Je parle en termes de rencontre. Il n’y a, d’un côté, rien de problématique, à mes yeux, à affirmer la grande influence que l’œuvre de pensée politique démocratique de Cornelius Castoriadis a exercé sur moi. Il y a, de l’autre, le fait que cette influence a rencontré un état de réflexion personnelle engagée bien avant, en raison de mon expérience de militant de la gauche « eurocommuniste » grecque. Réflexion radicalement critique envers cette expérience, mais également réflexion animée par l’inépuisable passion pour les affaires communes. Rencontre signifie aussi dialogue, interrogation sans fin. Avec toute la modestie requise, on ne peut pas et on ne doit pas être disciple de ce penseur. En se situant dans la même veine du projet démocratique de l’autonomie, on doit discuter et interroger son œuvre, voire la critiquer là où elle nous paraît non pertinente. C’est là l’une des raisons pour lesquelles j’ai dédié cette thèse à la personne et à l’œuvre de Cornelius Castoriadis.    

L’aboutissement de mon travail de réflexion et de rédaction concernant le diplôme intitulé « Participation et apathie politiques en Grèce contemporaine 1960-1990 » présente déjà certains éléments plus généraux sur cette question. Ces éléments sont inspirés de certaines idées mères qui dépassent le cadre d’une société spécifique. Il s’agit plutôt d’une réflexion sur un éventuel prolongement de la pensée politique démocratique. Prolongement qui comporte aussi certaines ruptures qui s’imposent, à mes yeux. 

Ces idées mères, que j’ai plus amplement développées tout au long de cette thèse, et sur lesquelles j’ai essayé d’appuyer ma recherche prolongée, sont les suivantes : 

Avant d’examiner la question de la participation politique dans une société donnée, il convient d’énoncer l’idée selon laquelle le régime politique, dont cette société est dotée, institue ses propres modes de participation et, par là même, définit concrètement ce qu’on appelle un citoyen. Autrement dit, des limites, bien marquées par des institutions politiques de chaque société, conditionnent la participation de chacun à ces institutions.  

Dans le régime d’une « démocratie représentative », le citoyen est essentiellement défini en tant qu’électeur qui peut et doit élire ses représentants. Ce citoyen possède, entre-temps, une multitude de droits, mais le moment essentiel, et somme toute décisif, est le moment des élections par lesquelles, par l’exercice du droit de vote, il désigne ceux qui auront accès au pouvoir politique. Nous voyons ainsi les limites de la participation politique du citoyen dans ce régime bien précis. Que ces limites puissent être dépassées est une évidence, et l’expérience effective le prouve, quoique rarement, il est vrai.  

L’idée de participation politique instituée conduit directement à son tour à l’idée de politique établie/instituée. L’univers de cette politique dominante actuellement est ce que l’on appelle représentation, dont je vais proposer une brève critique (voir II).

Mais une autre considération capitale doit intervenir ici pour qui veut mener une recherche impartiale de réflexion politique. Il s’agit de la position du chercheur envers ce régime politique concret. Deux possibilités sont ouvertes : soit l’approbation nette et claire de ce régime, soit une prise de distance envers ce régime, au nom de l’impartialité de la recherche. Le choix par le chercheur de l’une de ces deux possibilités oriente de manière radicalement différente le contenu, les méthodes et l’éthos de la recherche.

Indépendamment des motifs de l’un ou de l’autre choix, l’approbation du régime conduit la recherche vers une voie limitée, avec pour projet normatif la conservation du régime et, par conséquent, pour horizon intellectuel la stérilité à laquelle est nécessairement vouée toute recherche en matière de politique, condamnée à devenir apolitique et anhistorique. La distance envers le régime conduit la recherche vers une voie ouverte à l’interrogation, avec pour projet normatif l’exploration des possibilités d’un autre régime politique et pour horizon intellectuel la reconnaissance, évidente, de l’historicité du régime actuel, qui n’est bien évidemment éternel ni en amont ni en aval.

Dans mon travail, j’ai fait explicitement le choix de la deuxième possibilité, c’est-à-dire de la distance par rapport au régime politique existant. Ainsi, j’ai réussi, je pense, à « inverser » la manière dont les chercheurs traitent habituellement l’indifférence pour énoncer l’idée selon laquelle ce qui fait problème n’est pas l’apathie mais la participation, son vrai contenu et ses limites dans les régimes représentatifs actuels. Une fois posée cette idée, on peut facilement aboutir à cette autre idée capitale : qui dit participation dit démocratie. Et qui constate un déficit de participation populaire provenant aussi bien des institutions établies que du comportement réel du peuple, constate en réalité un déficit démocratique. Au fond, mon sujet de recherche est bien la démocratie.  

On peut ainsi comprendre l’ensemble de toute ma démarche dans la présente thèse qui porte le titre principal : Participation et apathie politiques dans la France contemporaine (Ve République, de 1958 à nos jours), accompagné du sous-titre : Démarche pour scruter les limites de la participation à la politique instituée et pour élucider l’apathie à l’égard de cette politique. Tentative pour réouvrir le chemin de la pensée politique démocratique.


Le constat de l’enquête empirique   

Toutefois, face à une masse impressionnante de travaux qui contestent l’existence de l’apathie politique, il aurait fallu démontrer le contraire par une enquête empirique. J’ai entrepris cette enquête et j’ai abouti à un constat désormais inébranlable à trois volets combinés et inséparables : Seule la moitié des électeurs inscrits votent régulièrement. Seule la moitié des adhérents des partis politiques participent à la vie interne de leur parti. Une infime minorité d’individus participent aux actions collectives. 

Le premier volet de ce constat, la lente mais continue érosion de la participation électorale à toutes les consultations depuis l’instauration de la Ve République, est très important, voire décisif, et ce pour plusieurs raisons. Voici les raisons essentielles : a) En principe, ce mode de participation politique est le plus important, c’est même lui qui justifie la démocraticité du régime et la légitimité des gouvernants. b) Dans les faits, et tout au long de la période étudiée, ce sont les grandes consultations électorales qui ont rythmé la vie politique du pays.                       c) Troisièmement, notre enquête a montré que les autres modes de participation politique sont en voie de disparition. Ce mode devient donc décisif par son unicité.

Le deuxième volet de ce constat est l’effondrement des effectifs des partis politiques. Cette phrase, dans sa brièveté, appauvrit mon analyse. En effet, la perte par les principaux partis politiques français de la moitié de leurs adhérents constitue un fait incontesté, qui montre une apathie politique en évolution. Mais ce qui est le plus important est le fait que la participation des membres des partis dans le fonctionnement interne est plus apathique que celle qui s’effectue généralement dans les institutions politiques. Deuxième point, plus important encore, la vie interne des partis reproduit le modèle représentatif, sans que les arguments avancés pour justifier la représentation en général puissent être valables pour un parti. Étant donné le rôle capital des partis dans la vie politique, nous sommes devant le fait le plus antidémocratique et le trait le plus nettement oligarchique du régime actuel : les décisions sont prises par une infime minorité.

Le troisième volet de ce constat est la quasi-disparition des actions collectives ayant des projets positifs et globaux.    

Petite digression sur un choix conceptuel crucial. (Choix conceptuel signifie à la fois choix d’élucidation – et non pas théorique, car il n’y a pas de théorie en pensée politique – et choix de pratique politique.) Je propose le terme « action collective » par opposition au terme « mouvement social » qui est fallacieux, absurde et, en fait, d’inspiration marxienne et marxiste. Je récuse l’appellation de « mouvements sociaux ». C’est la société qui est en mouvement perpétuel sans que l’on connaisse la direction. C’est cela le mouvement social, au sens littéral et correct du terme. Si on intervient pour orienter ce mouvement, le mouvement de la société, vers une direction lucidement choisie par nous, on crée une action collective. Dans cette conception de l’élucidation et de la pratique politique, on ne connaît pas d’avance non seulement le sens de l’histoire mais aussi le résultat de notre action. Le « mouvement ouvrier » des marxistes connaissait par avance les deux. Autrement dit, il s’inscrivait, par « nécessité historique », dans le mouvement réel de la société, il exprimait ce mouvement social, il était presque la même chose, d’où la synonymie – théorique aussi bien que fallacieuse. Il suffit, pour en être persuadé, de lire seulement la quatrième de couverture de L’institution imaginaire de la société, qui commence ainsi : « De Platon à Marx, la pensée politique s’est présentée comme application d’une théorie de l’essence de la société et de l’histoire. » Fin de la digression. 

La spécificité de l’action collective par rapport aux deux autres modes de participation politique (participation électorale et adhésion aux partis) consiste en cela : c’est le seul instant et la seule instance où le citoyen peut virtuellement créer des idées, avancer des propositions, formuler des revendications et éventuellement les imposer par l’inventivité, la force et la détermination de son action. Ce n’est pas un mode d’approbation ou de désignation, ce ne pourrait pas être uniquement un mode de protestation ou de négation, c’est une possibilité de proposition protéiforme et d’imposition d’une volonté délibérée. D’où le caractère virtuellement instituant, et par là démocratique au sens originel de pouvoir du peuple, de l’action collective. Pour cette raison, par opposition aux autres modes de participation politique presque figés, inexorablement inscrits dans le cadre de la politique établie/instituée, nous devons considérer l’action collective comme forme de participation politique virtuellement instituante.

En ce qui concerne la période actuelle, l’absence – évidente – d’actions collectives significatives confirme le constat d’une lourde apathie politique. 

Tout analyste lucide, même s’il est persuadé de la justesse de ce régime politique, doit raisonnablement aboutir à ce constat. Je me suis situé pour ainsi dire à l’intérieur de ce régime pour constater ces faits. J’apporte, comme une critique interne de ce régime, deux éléments importants : d’une part, le droit à l’information n’est inscrit dans aucun texte officiel ; d’autre part, le droit de délibération en commun des citoyens n’est pas non plus reconnu.  

Le constat d’une apathie des individus à l’égard de la politique instituée est donc justifié. 

II

Une fois constatée cette apathie politique, contre vents et marées, et au prix d’une enquête minutieuse et exhaustive, il faut s’interroger sur les raisons profondes qui la provoquent. D’où inévitablement la critique de la représentation. Mais cette critique doit se faire à partir d’un projet politique qui est le mien.

 Critique de la représentation

En effet, avant d’emprunter un autre chemin de pensée et d’action politiques, il faut soumettre la représentation à une critique profonde. L’univers politique moderne est imprégné de cette signification imaginaire sociale et la preuve en est que même la plus petite unité est gérée par les représentants. Derrière la représentation se trouve l’idée qui constitue le fondement de la composante dominante de toute la pensée politique héritée. C’est bien évidemment l’idée de l’impossibilité de l’autogouvernement d’une collectivité humaine.

Sans pouvoir explicite, une communauté humaine est inconcevable, comme le déclarait déjà Aristote. Le pouvoir explicite correspond à ce que l’on appelle aujourd’hui les trois pouvoirs : judiciaire, législatif et exécutif. Mais comme je l’ai écrit dès l’introduction de la thèse, la distance est immense entre cette nécessité et la nécessité d’une division tranchée et éternelle entre gouvernants et gouvernés. Et, à ma connaissance, un seul penseur politique a essayé de nous transmettre ce qui est constaté dans une réalité politique : ce penseur est Aristote et la réalité est Athènes. La seule solution pour dépasser la division rigide et permanente (que Platon a résolue avec ses philosophes au pouvoir), c’est l’alternance au pouvoir explicite. La représentation, idée en effet originale de ce que l’on appelle modernité, est une autre tentative de résoudre ce problème : la représentation préserve la division permanente et rigide en permettant au peuple d’élire ses gouvernants. 

Mais la représentation, en tant qu’imaginaire politique nucléaire d’une société, n’est pas seulement une procédure. Elle postule une conception principielle et substantielle de la politique et de son contenu : la prétendue liberté moderne de Benjamin Constant, liberté individuelle qui consisterait à laisser les citoyens libres d’éprouver leurs jouissances privées veut exclure et exclut finalement du champ politique la préoccupation de la collectivité de la substance de ces jouissances. La représentation n’est donc pas seulement l’impossibilité pour le peuple de se réunir et de décider lui-même, elle n’est pas seulement le mode de désignation de gouvernants par la seule élection. Elle est en même temps la restriction de la politique, la délimitation des sujets sur lesquels le peuple doit se prononcer, du moins dans une sphère aussi importante que la sphère privée. Cette restriction est devenue beaucoup plus grande aujourd’hui. La raison principale n’est pas que les hommes politiques, les représentants, soient coupés de la réalité quotidienne des gouvernés, des représentés. La raison capitale en est que, aujourd’hui, les institutions dans lesquelles on était censé éprouver des « jouissances privées » connaissent une grande crise, voire une décomposition.  


La synthèse

Au terme, toujours provisoire, d’un itinéraire long et difficile, les réflexions suivantes s’imposent.

Loin de penser en termes d’indifférence politique croissante, affirmons qu’une crise immense affecte lentement le fondement du régime politique actuel qu’est la représentation.   Crise qui n’a certes pas pour seul facteur le comportement effectif de la population, mais dont le facteur le plus important est précisément ce comportement. C’est pourquoi il est très difficile d’évaluer cette crise par les moyens de mesure traditionnels et les sondages. Nous pouvons élucider mais non pas tout expliquer de façon prétendument scientifique et avec une précision mathématique. Cette crise implique certainement la critique. Et cette critique, saine et normale face au régime politique établi dans son ensemble, ne doit pas être réduite à une protestation malsaine ni être ajoutée aux phénomènes conjoncturels. Le problème est que cette critique demeure limitée et surtout embryonnaire et négative. Face à l’ensemble du régime politique dominant qui propose des « solutions » en bloc, les tentatives de sa contestation sont fragmentées et morcelées. On constate l’éparpillement des initiatives contestataires, pas vraiment d’ailleurs révolutionnaires. L’absence évidente de projet politique global, collectif et positif est certainement une impuissance d’inspiration du collectif anonyme et de presque tous les « éponymes » et impuissance face à une tâche effectivement immense. 

Cela s’appelle donc impuissance plutôt qu’apathie et indifférence. Face à cette impuissance, personne ne peut prévoir d’issue. C’est là encore une difficulté d’élucidation. « Panta rei » : « Tout coule », et « Le soleil est chaque jour nouveau », mais pour l’instant l’eau ne déborde pas de la rivière et le soleil éclaire, mais éclaire et réchauffe une réalité trop répétitive. Nous avons voulu la répétition, nous récoltons l’ennui. Je renonce pour ma part à toute idée de prophétisme, sachant que la société, qui certes s’ennuie, mais ne « dort » pas, peut « se réveiller », de sa léthargie actuelle, pour surmonter tous les écrits ainsi que les réflexions le plus profondes sur son état actuel et dire (en reprenant la plus belle formule de mai 68 : « Un homme n’est pas intelligent ou stupide, il est libre ou il ne l’est pas ») : « une société n’est pas  éveillée ou léthargique, elle est créatrice et imaginative ou conformiste ». La collectivité actuelle sera libre si elle pose des questions et des myriades d’autres insoupçonnables par chacun individuellement afin d’établir un autre cadre de vie et de vie en commun. Son « intelligence » n’a rien à voir dans ce propos. La collectivité sera asservie, soumise et assoupie, si elle continue à reposer sur l’état actuel des choses. Sa « stupidité » n’a non plus rien à voir ici.

Je soutiens l’idée que le régime politique représentatif est le régime de l’apathie instituée des citoyens. Et, plus généralement, je soutiens la thèse selon laquelle la pensée politique dans sa plus grande partie s’est préoccupée de proposer des institutions qui gardent le « citoyen » à l’écart des vrais centres du pouvoir politique. Je pars du postulat explicite que l’auto-gouvernement de la société humaine est possible. Alors que la pensée politique héritée est constamment habitée par le postulat contraire : étant donné que l’auto-gouvernement n’est pas possible, comment trouver des institutions qui proposeraient une participation limitée du   peuple ?  

Par conséquent, mon analyse sur l’indifférence politique d’aujourd’hui se distingue des autres analyses sur deux points essentiels : sur l’historicité, tout d’abord, du phénomène – historicité double, dans les faits historiques et dans les écrits hérités –, sur le caractère institutionnel du phénomène, ensuite. L’historicité du phénomène nous renvoie au simple fait que le peuple n’a jamais vraiment participé au pouvoir politique, n’a jamais créé sa propre histoire en matière politique, il était toujours le gouverné. Le caractère institutionnel du phénomène nous renvoie au simple fait que l’indifférence politique, à n’importe quelle période, ne pourrait pas être perçue et analysée uniquement en tant que comportement individuel. Si l’on considère l’individu pour ce qu’il est vraiment, à savoir fabrication sociale, force est de constater que l’individu conforme à sa société participe à la politique dans la mesure où cette participation est institutionnalisée.  

La « véritable démocratie » n’a jamais existé – nous sommes d’accord avec Rousseau, mais absolument pas pour les raisons qu’il invoque. Si la démocratie n’a jamais existé, le projet démocratique a cependant émergé, a été inventé à un moment donné de l’histoire de l’humanité. Mieux, il a été créé, et n’a cessé d’apparaître depuis dans les revendications du peuple lorsque ce dernier se mobilise et exige sa part de pouvoir. L’égalité parfaite hommes/femmes n’a jamais existé. Mais le projet de cette égalité a émergé il y a deux mille quatre cents ans chez Platon, et il traverse, depuis, les luttes des femmes ou de tous ceux qui combattent pour que l’humanité soit meilleure. Même dans la crise actuelle le projet démocratique existe.  

C’est pour ces raisons que l'enchevêtrement de ces deux diagnostics donne le caractère spécifique de la conjoncture historique et sociale actuelle : nous ne sommes pas principalement  devant une indifférence politique, dans tous les sens que l’on pourrait donner à ce terme. Nous sommes plutôt face à une impuissance individuelle et collective, l’impuissance à réactiver le projet de l’auto-gouvernement de la population, tant au plan substantiel qu’au plan procédural. Plan substantiel de l’auto-gouvernement de la  communauté : « négativement », tout doit être remis en cause, ce qui renvoie obligatoirement à la position selon laquelle tout doit être « positivement » réinventé. Cette tâche est immense. Plan procédural de l’auto-gouvernement de la communauté : « négativement », rejet des institutions politiques représentatives, maintien des acquis démocratiques précieux, ce qui renvoie à la position de l’adoption du droit à la décision. Invention de nouvelles institutions politiques qui pourraient réaliser ce droit. C’est également là une tâche immense.

Montrer l’ampleur des tâches politiques de la communauté humaine actuelle ne signifie cependant pas accepter la thèse selon laquelle cette impuissance est indépassable. Devenir maître et possesseur de la nature – voilà à quel pouvoir utopique se réclamait une composante de l’époque dite moderne – ou devenir, autant que possible, maître de son destin humain hautement conditionné par cette même   nature : la condition de l’homme mortel ? Je pense que ce dilemme est la question par excellence politique de notre époque. Le choix est politique, c’est-à-dire que les hommes d’aujourd’hui sont entièrement libres de choisir : dans quelle société voulons-nous vivre ?

Nous voulons une société politique qui valorise la liberté, l’égalité, la fraternité et qui, par conséquent, dévalorise l’asservissement à l’excédent de la production, du progrès technique, de la consommation et de la « consumation », du spectacle, des loisirs, et de l’autre être humain comme produit à consommer. Nous voulons une société qui valorise la politique : la passion pour la chose publique, l’amitié, la beauté, la réflexion, la création artistique, qui réinvente l’amour et la relation au corps de l’autre. Nous voulons une société qui dévalorise la vitesse et la lenteur, le stress et la léthargie de l’esprit, pour valoriser l’examen et l’interrogation sans fin. Et pour cette société que nous voulons nous rejetons la hiérarchie absurde et la bureaucratie aliénante et nous affirmons le droit de décider de toutes nos affaires. Personne n’est en droit de décider à notre place. Personne ne peut nous représenter.  

La question fondatrice d’une politique de l’autonomie aujourd’hui ne peut être autre que la question sur les valeurs qui tiennent encore ensemble la société contemporaine mais qui ne lui tient à cœur malgré leur érosion. L’une des caractéristiques principales de la société contemporaine est que toutes les valeurs se trouvent en décomposition, et la communauté ne trouve même pas le courage, la vertu par excellence en matière politique depuis Platon et jusqu’à Hannah Arendt, de commencer simplement à discuter de ces valeurs. On discute du chômage et non du travail, pour donner quelques exemples essentiels. On discute de la parité entre hommes et femmes, du pouvoir politique prétendu masculin, sans discuter du problème du pouvoir politique en soi. On discute du PACS et non de la question fondamentale de la crise des relations humaines sous tous leurs aspects. On discute du cumul des mandats et non de la substance des élections, ni de la véritable participation des citoyens, ni de la « démocratie directe », d’ailleurs la seule démocratie. Car la démocratie en tant que régime politique n’a besoin d’aucune épithète décorative, comme on entend dire « démocratie participative » ou « démocratie locale ». Si besoin en était, il s’agit de démocratie d’assemblée où les citoyens délibèrent et décident.  

La désaffection politique est le refus de la société de poser la question politique par excellence aujourd'hui : sa propre mise en cause et, corrélativement, celle de la mise en cause de la politique établie/instituée. Ce n’est pas un problème de livres et d’idées, mais un problème d’action collective, de développement d’une activité politique imaginative de la population, qui fait cruellement défaut à présent. On peut effectuer des analyses et des analyses, des recherches et des recherches, avec de bonnes ou de mauvaises intentions, géniales ou dénuées d’intérêt,  on peut  réaliser des enquêtes d’opinion et des sondages, on peut prendre maintes photographies de la réalité sociale – c’est ce que l’on fait effectivement de plus en plus –, on peut accumuler les informations les plus riches, amener les individus de tous les points du monde à communiquer. La question demeurera : qu’en est-il de la politique comme action collective mettant en cause l’ensemble de l’institution de la société ? Cette politique n’existe pour le moment nulle part. Nous ne sommes plus devant une société dépolitisée, nous sommes face à une société a-politique et même anti-politique.  

La grande pensée politique, de Platon et Aristote à Montesquieu et Tocqueville, lorsqu’elle s’interroge sur les formes de gouvernements, est inséparable de valeurs et de principes qui sont liées à ces formes dans les sociétés considérées. Pourquoi ne pas ouvrir la question du sens de la vie pour tous et pour chacun ? Nous proposons en fait une transformation de ce que l’on peut appeler la thématique de la politique établie/instituée. Cette thématique est cantonnée à présent dans ce-qui-existe, dans ce-qui-est-valorisé. Ce-qui-existe, ce-qui-est-valorisé aujourd’hui, ce sont certaines valeurs incarnées dans certaines institutions effectives, dont la contestation par une action collective semble inconcevable sous la menace d’un glissement dans le totalitarisme. Pourrait-on accuser Montesquieu de totalitarisme du fait que De l’esprit des lois traite toutes les institutions humaines ? Pourquoi ne pas donner le droit à la décision à tous ? Nous proposons en effet de substituer au suffrage universel, acquis précieux qui est cependant une procédure de procuration, le suffrage universel en tant que droit substantiel et permanent de décision.  

L’autonomie consiste à se donner soi-même ses propres lois. Et une politique de l’autonomie consiste en ce que la collectivité tout entière décide de ses propres lois/institutions. Ce projet d’autonomie, en partie réalisé, se trouve aujourd’hui face à une exigence inaugurale : les institutions, qui ont été créées autrefois à partir de sa dynamique, ne peuvent plus l’incarner. Nous affirmons l’autonomie, devenons donc autonomes, au sens minimal : interrogeons-nous sur le sens de notre vie, et revendiquons cette exigence pour tout le monde. Revendiquons de décider du sens de la vie et de la société tout entière. Ceux qui affirment que cela est impossible dans la société où nous vivons affirment que la liberté est impossible. Et pourtant, « La raison d’être de la politique est la liberté ». 



Exposé de nicos iliopoulos, fait le 14 décembre 2001, pendant la soutenance de la thèse, devant le jury composé par Alain Caillé (directeur de thèse), Daniel Lindenberg, Pierre Vidal-Naquet, Jean-Marie Vincent


Texte inédit




Pour une abstention active

 Pour une abstention active aux prochaines élections présidentielles 

(institution avérée monarchique), inaugurale d’un projet politique original

Contre l’acte de vote pour élire une personne. Pour le droit à la décision

après délibération et face à plusieurs propositions-solutions possibles 

                                        « L’humanité n’est jamais acquise dans la solitude ; elle ne résulte jamais          

                                        non plus d’une œuvre livrée au public. Seul peut y atteindre celui

                                        qui expose sa vie et sa personne aux “risques de la vie publique” »

          Hannah Arendt [1]  


Introduction : Ce qu’est et n’est pas le présent texte 

Ce texte n’est pas un tract. Il est, cependant, volontairement petit [2] et synthétique ; et si la moindre raison en est qu’il veuille être lu, la plus importante tient au fait qu’il vise à manifester l’urgence absolue d’un dialogue. Il invite, en même temps, à un acte fondateur d’un nouveau projet politique.

Ce texte ne propose pas une ligne politique. Celui qui propose une telle ligne – c’est le cas de la plupart des politiciens et des partis –, ligne nécessairement unique et rigide dans son orthodoxie, s’adresse finalement aux individus hétéronomes. Pratiquer l’autonomie consiste effectivement à s’adresser aux autres en les considérant comme êtres autonomes, c’est-à-dire capables de réfléchir et de mettre en action ce qu’ils ont eux-mêmes décidé. Le texte prône, néanmoins, une position claire en vue d’une réflexion et d’une action politiques plus ambitieuses.

Ce texte, enfin, n’est pas non plus un programme politique. Penser que la politique est l’action collective réfléchie et délibérée qui vise l’ensemble de l’institution de la société incite en même temps à respecter l’idée selon laquelle c’est justement cette action qui pourrait élaborer un tel programme. 

Or, tout au moins aujourd’hui, dans l’état actuel de la société française, ce qui fait cruellement défaut, c’est l’imagination créative de la population prise dans son ensemble, qui seule pourrait créer et mettre en avant un projet politique collectif, qui pourrait donner un contenu nouveau aux valeurs devenues fades de l’égalité, de la liberté, de la fraternité, qui pourrait inventer éventuellement de nouvelles valeurs. Si, en effet, la Révolution française, dont au plan des institutions politiques nous sommes encore les héritiers directs, « est terminée » [3], c’est précisément parce que les valeurs qu’elle a si solennellement propulsées ont épuisé leur historicité. Que signifierait, par exemple, aujourd’hui l’égalité positivement et face aux défis de notre temps et non pas uniquement en tant qu’opposition à un ancien ordre ? Que signifierait-elle dans les faits et non pas seulement en tant qu’égalité en droits et au regard de la loi ?  Qui fait la loi ? « Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux », comment peut-on oublier que certains d’entre eux dorment sous les ponts et certains dans les palais ? 

Devant ce diagnostic – qui bien évidemment peut être discuté –, seule reste la possibilité pour chacun de formuler son opinion (la doxa des Grecs) et de la prononcer devant les autres, en revendiquant, s’il veut être cohérent, tout simplement qu’elle soit écoutée comme une parmi tant d’autres.

Je préviens, finalement, en toute rigueur, le lecteur de ce texte que je ne vise aucunement la propagande. Je ne m’inscris dans aucun courant politique ayant existé ou existant. Je n’adopte aucune « idéologie », car toutes sont « dépassées ». Toute tentative de me soumettre à n’importe quelle étiquette sera vaine et contribuera à la mauvaise compréhension du texte. [4] Tout en m’inspirant, en effet, d’une longue tradition que l’on pourrait appeler démocratique et qui se référerait aux rares moments historiques de création, par la participation réfléchie et active de la plus grande partie de la population de certaines sociétés, de nouvelles valeurs substantives – valeurs que j’ai choisies moi-même d’évaluer positivement, mais aussi valeurs qui sont devenues, même partiellement, même insuffisamment, inséparables de notre univers quotidien –, je constate, en même temps, l’effacement de cette tradition et l’épuisement progressif des valeurs correspondantes, d’où la nécessité de réfléchir sur la création de toutes nouvelles valeurs. Ce texte indique un chemin vers la possibilité de renaissance d’une activité créatrice de la population. C’est sa fin ultime. 


Première partie

     L’abstention – action immédiate – comme projet de revalorisation de l’idée du citoyen


I. L’élection d’un président de la République française ne sert à rien

La crise de l’institution politique suprême de la France

Il est confirmé, par une multitude de facteurs, de causes et de conséquences, que les élections présidentielles, dans cette « terre de la politique » [5] vieillissante, constituent, durant la                            Vème République, l’événement majeur dans le cadre de la politique instituée. Et il est avéré, de façon éclatante à notre avis – surtout aujourd’hui à la fin des quatorze années du règne de l’homme du            « changement » –, que l’élection d’un homme, quel qu’il soit, à la magistrature suprême de l’État-nation français ne signifie presque rien eu égard à la situation effective de la société française actuelle et à la perspective d’une transformation vers un état plus libre, plus juste et plus égalitaire de celle-ci et même à la possibilité, du moins, de la réformer insensiblement.

Au lieu, donc, de voir en un homme, quasi-roi, le symbole de l’unité de la Nation – unité brisée actuellement en mille morceaux, au lieu d’être aujourd’hui illusionné par l’idée qu’il puisse réaliser de bonnes choses, pour se désillusionner le lendemain devant la réalité de son impuissance, il est temps, je crois, d’affirmer que cette élection ne sert à rien.

Si encore toute l’expérience de la Vème République ne suffisait pas à le démontrer, nous sommes à l’heure actuelle face à une situation qui présente toutes les caractéristiques de la crise profonde de l’institution elle-même de la présidence de la République. La multiplicité des candidats est en analogie directe avec leur nullité et le vide de leurs programmes. Le manque de débat entre les hommes politiques eux-mêmes et plus encore entre les citoyens est en relation directe avec l’impuissance manifeste de proposer des idées nouvelles et des programmes sensiblement différents concernant les problèmes et les enjeux réels de la société française. La réduction du dialogue à une simple information sur les sondages est en rapport direct avec la personnalisation extrême de cette institution. A dire vrai, celle-ci a été, dans les faits, réduite à l’élection d’un personnage hautement symbolique, mais dont actuellement la symbolisation, à défaut des valeurs traditionnelles et fictivement prospectives qui étaient celles d’un de Gaulle (la Résistance, le redressement de la Nation) ou d’un Mitterrand (la Résistance encore, plus le changement), devient le vide absolu : le Grand Réformateur n’a pu jusqu’à maintenant – et ne pourra jamais – réformer la société française [6] ; et le Sauveur n’a pas voulu être – à juste titre, à mon avis – un « roi fainéant ».

[Digression: la mise en cause de la politique instituée.

Du coup, cette crise apparente de l’institution politique suprême de la France dévoile la crise du système politique français tout entier ainsi que de la politique instituée. Beaucoup, sinon tous, reconnaissent à l’heure actuelle la crise du système politique français. Mais, fait paradoxal, presque personne, parmi les penseurs politiques, n’arrive à formuler une idée claire sur le fond de cette « situation de décomposition politique où se trouve le pays » [7]. Or, ce fond ne peut être élucidé, me semble-t-il, qu’à partir de l’idée directrice selon laquelle c’est la politique instituée qui doit être mise en question. Celle-ci incarne un imaginaire politique dont le noyau dur est la division rigide des citoyens entre gouvernants et gouvernés. La mise en cause de la politique établie signifie donc purement et simplement qu’en tenant compte de toutes les expériences de ce siècle et en préservant scrupuleusement les précieuses libertés acquises, nous commençons à penser à un autre régime politique qui abolirait cette division en vue d’une société auto-gouvernée. La chose cesse donc d’être paradoxale : il y a ceux qui considèrent que cela est inconcevable et ceux qui pensent que cela est faisable.]

 

Telles sont les raisons, qui ont trait à toute l’expérience de la Vème République et à la situation actuelle, de renoncer à voter aux prochaines élections présidentielles. Renoncement qui ne devrait pas être un geste négatif et précaire mais l’acte fondateur de l’abandon définitif de la politique instituée et, en même temps, la condition nécessaire préalable pour le commencement de l’élaboration d’un projet politique nouveau.

II. Qu’est-ce qu’être citoyen ?

J’entends déjà les cris terribles qui vont se soulever contre une telle conception des choses et qui pourraient se résumer en une seule phrase : « Les élections constituent le “sacre du citoyen”, elles sont le fondement de la démocratie ; celui qui s’en prend à elles veut détruire la République ».

Partagé à l’unanimité et en inanité, aussi bien par l’inepte classe politique tout entière, tous courants confondus – classe pour laquelle le seul intérêt est la conservation de ses postes ou l’acquisition de nouveaux – que par les citoyens plongés, sauf de rares exceptions, dans l’« idiotie » (apathie et privatisation) profonde, ce discours mérite une réponse courageuse, nette et claire : le sacre du citoyen c’est, au contraire, sa possibilité effective de décider de son destin. Le fondement de la démocratie c’est, justement, ce pouvoir du peuple de réfléchir lui-même et d’élaborer des solutions aux problèmes contemporains. Or, aujourd’hui – et peut-être toujours sauf en des moments historiques extraordinaires – le peuple ne décide pas. Il n’est convoqué que pour choisir qui va décider à sa place. Cela n’est pas la démocratie. Cela s’appelle, tout simplement, monocratie ou oligocratie plébiscitées par le peuple. Ce dernier assume, bien entendu, toute la responsabilité de cette « servitude volontaire » et il est inexact de dire qu’il est forcé de se comporter ainsi.

À partir de cette problématique, qui pourrait sembler uniquement procédurale mais elle ne l’est pas – j’espère pouvoir le démontrer par la suite, de toute façon, je soutiendrais avec conviction que la situation actuelle en France est due en grande partie au « silence républicain » de ses citoyens –, la position d’un citoyen digne de ce nom devrait aujourd’hui être le renoncement pur et simple au droit de vote, afin de ne pas sacraliser ni légaliser les prétendants du pouvoir monarchique. 

Ce n’est pas renoncer à un droit, considéré comme sacré, conquis après tant de luttes et de sacrifices. C’est, par contre, renoncer à son altération cancéreuse, à sa forme devenue exsangue, à sa périodicité à des intervalles exagérément longs, à son morcellement  à outrance : « Tu es citoyen dans la mesure où tu votes, une fois tous les sept ans, seul dans l’isoloir, pour élire ton chef ». Le détournement excessif de l’idée de la citoyenneté au plan politique crée un cercle vicieux : les citoyens ne vaquent pas aux affaires publiques, ils n’y participent que pour voter, les politiciens qui favorisent cette tendance sont donc coupés d’une source d’inspiration qui leur est nécessaire. Citoyen-représenté apathique équivaut à politicien-représentant aphasique. 

C’est, en même temps, la revendication explicite du droit de décision, véritable fondement substantiel d’une démocratie originale. Le droit de vote ne doit être que la procédure pour réaliser le droit indestructible de décision. 

L’argument selon lequel en votant pour un homme le citoyen accorde sa préférence à un programme politique est plus que fallacieux, preuve offerte amplement et doublement par l’expérience de toujours et la plus récente : jamais un président de la République n’a respecté son programme solennellement affiché. Il a pris des décisions très importantes à l’encontre de ce programme et, comme il est tout naturel, des décisions imprévisibles dans un programme. Quand on élit un homme dans un tel contexte, on érige donc, il faut être clair, un monarque.

J’oppose à la conception traditionnelle, procédurale du citoyen qui est sacré comme tel par le droit de vote, une conception originalement démocratique : le citoyen conçu comme tel par le droit de décision.

Je signale ici, pour dissiper une grande confusion à laquelle les politiciens se prêtent aisément, exerçant leur démagogie, que les référendums à sujet imposé a priori et à réponse fermée (« oui » ou     « non ») n’ont, bien entendu, aucune relation avec la démocratie, nommée parfois, dans ce contexte, directe. Sans la délibération préalable des citoyens eux-mêmes, sans l’élaboration par ceux-ci des propositions multiples concernant les affaires communes et sans, par conséquent, leur vote pour ou contre ces propositions, il n’y pas de démocratie. (Mais sur ce sujet, la confusion est, semble-t-il, beaucoup plus générale et touche aussi bien la forme que le contenu. Je lis, en effet, à la première page du Monde que les étudiants de Nantes auraient pratiqué la « démocratie directe » en organisant « le premier référendum jamais organisé dans une université » sur la question suivante : « Acceptez-vous d’instaurer le parking payant sur le campus pour obtenir, avec les fonds collectés, une baisse du prix des transports en commun ? » Pour ce qui est de la forme, j’ai exprimé mon opinion plus haut. Pour ce qui est du contenu, qui est toujours en relation directe avec la forme au point d’être, finalement, inséparable de celle-ci – l’exemple présent le démontre parfaitement –, voici le vide qui règne dans la prétendue participation politique d’un tel type : « Le référendum nantais a mobilisé 4700 des 23200 étudiants du campus du Tertre et de la Lombarderie. C’est   deux fois plus que les 10% enregistrés lors des élections des conseils d’université. » Autrement dit, les étudiants d’une université ne discutent pas des problèmes de fond (le contenu de l’enseignement, les relations avec les professeurs, le rapport de leur éducation avec leur vie professionnelle future, etc.), 10% d’entre eux votent pour les conseils d’université – la      « démocratie », tout court – et 20% pour les parkings – la « démocratie directe » ! [8])  

Tous les discours qui se veulent fondés sur l’argumentation d’après laquelle cette décision est impossible pour des raisons techniques (le nombre des citoyens, l’impossibilité de leur délibération en commun) et irréalisable pour des raisons de compétence (la complexité des problèmes actuels, la nécessité de spécialisation et de formation) sont à la fois erronés et hypocrites. Pourquoi ? Si l’on veut que les citoyens délibèrent et décident en commun et s’ils le souhaitent, on peut imaginer des moyens appropriés dans les dimensions humainement concevables ; par exemple, on réunit les citoyens par bureaux de vote actuellement établis. Or, on ne le veut pas. Car tout est envahi par l’idée de la représentation en matière de politique, ce qui présuppose que les citoyens préfèrent être représentés plutôt que présents. (Le système de la représentation est appliqué même aux associations de plus petites dimensions eu égard au nombre de leurs adhérents.) Si l’on pense que la complexité et la spécificité des problèmes actuels – quand, à vrai dire, les problèmes dans le domaine des affaires humaines n’étaient-ils pas hautement complexes et  naturellement spécifiques ? il suffit de réfléchir un peu sur la tragédie athénienne – imposent des compétences particulières acquises par la formation et la spécialisation préalables, dans ce cas, de deux choses l’une : ou bien tous les citoyens disposent de la capacité d’acquérir ces compétences, en opérant bien évidemment entre eux une division des tâches, ou bien certains seulement parmi eux sont susceptibles d’une telle capacité, ce qui amène nécessairement à une division définitive du travail politique. C’est justement le cas dans la situation présente : certains, un nombre très restreint, sont prédisposés pour toujours à gouverner, et les autres, l’écrasante majorité, sont toujours prédisposés à être gouvernés.

La duplicité de ce régime politique, qui se veut le seul techniquement et fonctionnellement  possible, tient justement au fait qu’il s’auto-présente et s’auto-glorifie comme démocratique, alors que manifestement il ne l’est pas. Il est oligarchique. Il dirait la vérité s’il reconnaissait explicitement que, fût-ce par la force des choses, en opérant  dans son sein la distinction capitale gouvernants/gouvernés – représentants/représentés, selon son langage habituel –, il établit automatiquement la négation de l’égalité politique première de ses citoyens : l’égalité à l’égard de la participation au pouvoir. 

Cette égalité première, que le régime politique actuel dénie avec un large consentement de ses citoyens, viserait la revendication explicite du droit de décision, qui passe nécessairement par le renoncement du droit qui est devenu sa négation, à savoir le droit de vote. 

III. Abstention et vote blanc ou nul

Il est clair que la proposition en faveur d’une abstention aux prochaines élections présidentielles résulte de deux constats à la fois ; le premier est conjoncturel et concerne la crise profonde de l’institution politique suprême de la France ; le deuxième est principiel et est en rapport avec la critique de l’idée et de la pratique de la représentation en matière de politique.

Ces deux constats, qui sont bien évidemment les miens, répondent à deux types d’argumentation contre l’abstention et en faveur du vote blanc ou nul. 

On entend, en effet, l’argument selon lequel il faut voter aux élections présidentielles par principe et par devoir républicain ; étant donné la nullité des candidats et la non-distinction de leurs programmes, le vote blanc ou nul, selon cette argumentation, s’impose. La définition du citoyen présentée ci-dessus répond à ce premier type d’argumentation.

On entend également un argument conjoncturel en faveur de la participation aux élections présidentielles ; il s’agit de l’idée d’après laquelle l’abstention favoriserait l’extrême droite et plus précisément la formation politique qui la représente en France, c’est-à-dire le Front national. Si ceux qui avancent cet argument sont pour le vote blanc ou nul, ils ne savent peut-être pas que les bulletins nuls et blancs ne sont pas pris en compte parmi les votes exprimés et qu’ils ne jouent donc aucun rôle dans la comptabilisation du pourcentage pour chaque candidat. S’ils sont en faveur du vote pour n’importe quel candidat, sauf pour celui de l’extrême droite, s’ils sont par conséquent pour un vote négatif, contre un parti considéré comme antidémocratique, dans ce cas, on entre dans une autre discussion nécessaire encore ici. Il s’agit en effet de montrer la double incohérence d’une logique dominante, surtout dans les milieux de gauche, en ce qui concerne la confrontation avec le vrai problème de l’existence d’un courant de pensée antidémocratique dans une société se voulant démocratique.

Le point de départ de la logique dominante par rapport au Front national en France consiste à dire qu’il faut par tous les moyens éliminer de la vie politique officielle ce parti prétendu dangereux pour la démocratie. Certains analystes politiques seraient prêts à jurer du caractère indiscutablement démocratique du régime politique actuel et, en même temps, en secouant l’épouvantail du danger de l’extrême droite, ils demandent des mesures qui conduiraient à sa marginalisation. 

Tel est clairement le discours, par exemple, d’un Paul Thibaud qui, dans son article extrêmement critique contre François Mitterrand, accuse ce dernier d’avoir offert par la proportionnelle « une chance au Front national » [9]. 

Or, un régime démocratique n’utilise que la force de ses idées contre celles de ses adversaires, même contre ceux qui veulent le supprimer. Un tel régime, s’il est vraiment démocratique, doit savoir qu’il comporte par sa nature même le risque de sa suppression. S’il y a un courant xénophobe, raciste et antidémocratique dans la société française actuelle, c’est vers le côté social qui le provoque qu’il faut regarder et non pas vers l’éventualité des mesures oppressives. (Le Pen serait-il moins dangereux dans le cas où il n’arriverait pas à obtenir les cinq cents signatures nécessaires pour se porter candidat à l’élection présidentielle ?) 

La double incohérence, bref, de la logique dominante sur cette question consiste, d’une part, à présenter le régime comme sûrement démocratique, bien fondé et incontestable et, en même temps, à secouer la peur de sa perte par un courant de pensée très minoritaire, et, d’autre part, à proposer des mesures antidémocratiques contre ce courant de pensée. 

Pour dissiper ici toute éventualité de malentendu et pour ne pas donner des arguments faciles à ceux qui sont habitués à voir toute question en matière de  politique en noir ou blanc, je suis obligé d’ajouter que cette argumentation n’a rien à voir avec une complaisance envers le Front national. Mais je refuse de m’enfermer dans la logique myope qui ne considère les graves problèmes sociaux d’aujourd’hui que dans la perspective de la division entre les idées de ce parti et celles des autres formations politiques françaises. Faire de la lutte contre ces idées l’unique but d’une action politique collective, comme c’est les cas de certains groupuscules de l’extrême gauche, et d’une « vigilance » particulière, comme c’est le cas d’un groupe d’intellectuels, me paraît aussi insuffisant que stérile. 

J’ajouterai encore que l’on entre dans une autre discussion quand il s’agit de critiquer et de combattre les actes criminels des militants d’un parti antidémocratique. Il faut dénoncer de toutes nos forces le meurtre d’un jeune homme français d’origine comorienne par les colleurs d’affiches du Front national, comme il faut dénoncer toute violence, d’où qu’elle vienne, dans le combat politique. Il faut aussi manifester dans la rue pour exiger des sanctions paradigmatiques envers les coupables. Mais il ne faut pas oublier que la thèse de « légitime défense » a été quelquefois adoptée par la justice française et qu’elle a justifié l’acquittement des Français meurtriers de jeunes beurs voleurs. Il ne faut pas oublier que la « loi » de la police française est parfois l’exécution froide sur place d’un coupable présumé, français ou étranger. C’est au nom, donc, des valeurs qui sont les nôtres, celles de la liberté d’expression, de la résistance à l’oppression, de la présomption d’innocence et de l’égalité devant la justice, de la fraternité, que nous devons manifester en concrétisant, bien entendu, chaque fois les fins spécifiques et en évitant autant que possible d’entrer dans les jeux politiciens.       

Pour revenir à notre discussion initiale et pour conclure, voter pour un candidat, n’importe lequel, voter nul ou blanc à ces élections présidentielles, dans mon optique, revient au même. S’abstenir, bien au contraire, signale une position politique contre une institution (la Présidence de la République) et contre son fondement principiel : la représentation. Ces deux « contre » font un « pour » vers le dépassement de la politique instituée.

Pour ce qui a trait, enfin, au caractère utopique que certains reprocheront probablement à cette position, il ne reste qu’à affirmer avec Cornelius Castoriadis : « La politique révolutionnaire n’est pas l’art du possible... La politique révolutionnaire est  créatrice de possible. » [10] Ou, beaucoup plus modestement encore, on peut citer les paroles suivantes d’un penseur peu connu du grand public, car lui aussi peu médiatique et difficilement classable sous les étiquettes habituelles : Jacques Ellul : « Il est certain que je ne suis ni libéral-capitaliste de droite, ni socialiste autoritaire. Socialiste-libéral, je ne sais pas très bien ce que cela peut signifier. Je suis d’accord avec le courant autogestionnaire mais en sachant très bien qu’il a peu de chance de réussir. Je suis d’accord avec le courant communaliste, mais là aussi il y a peu de probabilité que cela réussisse. En tout cas cela n’entre dans aucun des courants politiques représentés par les grands partis. Cela fait des années que je refuse de voter et que je fais de la propagande contre le vote. Cela ne sert absolument à rien, je suis tout à fait dans la ligne de ce qu’on appelait les anarcho-syndicalistes français, cela ne sert à rien de nommer des députés ou des présidents de la République ; ils sont absolument conditionnés par la machine politique quel que soit le représentant que l’on aura, il entrera dans un jeu politique que nous ne maîtrisons pas. » [11] 

IV. Abstention active et commencement d’une action

Mais, en effet, deux problèmes cruciaux s’ouvrent dès le moment que nous déployons une telle problématique : 

– A quoi servira une abstention, même massive, aux prochaines élections présidentielles, si le reste du temps nous restons apathiques ?

– Quel est le projet collectif, l’acte positif, qui pourrait faire face à la convocation des citoyens à voter leur président ?

Une abstention massive, réfléchie, intéressée, et non pas réfugiée dans l’indifférence et l’apraxie, bref, une abstention active des citoyens français aux élections présidentielles pourrait adresser un message fort, dans son effectivité et dans son symbolisme, à la classe politique, tout d’abord, et au reste de citoyens, ensuite ; message traduisant l’idée d’après laquelle c’en est fini de l’illusion des élections vides. La fin de cette illusion correspondrait, peut-être, à l’inauguration de l’époque d’une autre conception pour la politique et la démocratie.

En même temps, chacun pourrait dès maintenant réfléchir sur une action politique positive et originale qui accompagnerait son abstention active aux élections présidentielles. L’envoi, par exemple, d’une pétition éponyme à un journal quelconque demandant une discussion générale sur les institutions démocratiques dans la France d’aujourd’hui. S’agit-il, peut-être, d’actes courageux, contenant des risques et demandant plus de temps que le passage par l’isoloir et le dépôt d’un bulletin dans l’urne ? Mais que peut-on faire sans cela ?

Une abstention active de ce type ne devrait cependant pas s’arrêter là. Les citoyens intéressés pourraient créer dès maintenant de petits cercles de discussion, dans lesquels ils s’efforceraient de discuter les aigus problèmes actuels de leur milieu en liaison avec les problèmes plus généraux de la société. Ils adresseraient ensuite de petits textes collectifs aux journaux résumant leur problématique et les solutions éventuelles envisagées.

Au lieu de discuter pour déterminer qui est le meilleur candidat, l’actuel premier ministre (homme d’État depuis des lustres) ou le maire de Paris (premier ministre de France à deux reprises, celui qui s’est rappelé les sans-logis pendant cette campagne présidentielle !) ; l’ex-secrétaire général du Parti socialiste (dont le parti était au pouvoir de 1981 à 1986 et de 1988 à 1993 et qui a critiqué un peu tardivement la « monarchie républicaine ») ou la galaxie de tous les présidentiables de l’extrême droite jusqu’à l’extrême gauche, il est mille fois plus préférable et profitable que chacun se mette dans la position d’un citoyen actif, réfléchi et qu’il discute avec les autres des problèmes effectifs de sa vie quotidienne, inséparables de la situation générale de la société à l’heure actuelle.

Dans une telle démarche, pourrait peut-être, mille fois peut-être, s’ouvrir une perspective qui irait à l’encontre de la politique instituée qui veut un citoyen passif ; un citoyen qui, après avoir répondu à mille sondages et/ou après en avoir entendu plus encore, vote docilement deux dimanches : le premier pour le « meilleur » de candidats ; le deuxième pour le moins pire, même si celui-ci                « représente » des idées politiques tout à fait «contraires» à ses propres convictions !


Deuxième partie

La revalorisation de l’idée du citoyen comme projet de préparation

d’une transformation radicale de la société


V. Personne ne sait que faire. Mais tous sentent que tout va mal 

Personne ne sait aujourd’hui comment transformer cette société de plus en plus échappant à la maîtrise des hommes vivant dans celle-ci. On ne sait même pas si quelques-uns existent voulant la changer et vers quelle direction. Deux mouvements contradictoires s’opposent et se trouvent à l’origine de ce phénomène : un fatalisme inouï et généralisé au profit de l’idée, devenue dominante, selon laquelle les sauveurs sont les experts, les spécialistes, bref les hommes politiques ; le constat accablant d’après lequel ces sauveurs ne peuvent justement rien faire. 

Nul n’apparaît plus aujourd’hui comme transformateur de la réalité et chargé d’une mission historique. Ni homme providentiel, comme c’était autrefois le cas en France, du moins pour une partie majoritaire de la population, ni « classe sociale » dépourvue actuellement de son « mythe scientifique » révolutionnaire, libérateur, ni tranche importante de la population, comme la jeunesse, porteuse auparavant de tous les espoirs et maintenant de l’angoisse affolante et du flegme pragmatique, quasi cynique, devant son avenir qui n’a pas lieu.

        Personne ne sait. Mais tous sentent que tout va mal. Du boulot (corvée quotidienne) au métro (voyage souterrain), de la bagnole (la seule valorisée, conformément d’ailleurs à l’esprit du temps, par une mesure de l’actuel gouvernement pour faire redémarrer la consommation) à la télé (« l’intox vient à domicile » selon le slogan oublié de Mai 68). 

De l’éducation, qui a perdu tout son sens d’humanisation pour devenir peu à peu cursus/course afin d’obtenir un papier, à la justice qui, faute d’un débat philosophique sur son rôle, plus que jamais nécessaire dans la société elle-même, cherche ses principes et son autorité dans les comités de sages et abandonne son application aux juges professionnels dont l’intégrité et l’indépendance ne suffisent absolument pas.

De la liberté à l’égalité. Où est l’égalité dans un pays où la seule liberté qui reste consiste à constater froidement l’existence de trois millions de chômeurs, de quatre cent mille (?) sans-abri   et ... de soixante millions dans une course infernale pour « l’obsession » de son premier ministre : la croissance, la croissance, la croissance. Celle qui ne dispose plus d’aucun fondement de valeur hormis l’idée d’accroître les conforts matériels. Celle qui gaspille les ressources naturelles et détruit l’environnement pour faire payer après lourdement ceux auxquels elle prétend rendre service par la perte de vies humaines et de biens matériels (cf. les inondations : le « châtiment » (némésis) de la nature face à l’hybris généralisée dans laquelle l’humanité est entrée depuis longtemps).

De l’égalité à la liberté. Où est la liberté dans un pays où la seule égalité qui reste consiste en l’uniformisation exacerbée des individus ayant perdu le sens de l’individuation, le sens d’une conduite originale, pour produire en série un type anthropologique de comportement conformiste codifié par le langage des machines à parler en excluant toute spontanéité et toute improvisation.

De la solidarité à la fraternité. Où est la solidarité quand la rupture des relations humaines est à son comble, là où une agressivité générale couve sous une prétendue pacification des esprits et des passions politiques glorifiée par certains intellectuels qui ne voient que la surface. 

(L’esprit d’insécurité des citoyens ne provient pas principalement de l’évolution galopante de ladite petite délinquance – d’où vient-elle, par ailleurs, sinon de la misère croissante ? –, mais elle est le résultat et le réflexe de ce sentiment d’insécurité fondamentale : d’un moment à l’autre, presque n’importe qui peut se trouver dans la rue, et cela dans un pays où la sécurité sociale est l’une des meilleures du monde. Dans la rue, au sens métaphorique du terme : non seulement et surtout sans un sou, mais sans un ami, sans un parent, sans foi en rien.)

Où est la fraternité quand la solitude et l’isolement sont devenus les phénomènes majeurs d’une vie effrénée par la course à la consommation et le « bien-être » ?

Où est la fraternité – et la liberté – quand le seul moyen qui est proposé aux êtres humains ayant des relations amoureuses est le préservatif ? Comme si la transparence, la sincérité, l’honnêteté, le dialogue entre les humains ont à jamais et fatalement quitté ce monde. « Circulez toujours avec un préservatif et vous avez ainsi la chance de ne pas être contaminé si vous couchez avec quelqu’un » – « qui comme un animal ne dispose ni de la parole fraternelle, ni de l’affectivité humaine ; il ne devrait ni ne pourrait vous dire s’il est sûrement ou probablement contaminé ». Ce discours dominant (explicite, publicitaire dans sa première partie, implicite pour la deuxième) cache à peine la reconnaissance de la situation désastreuse des relations humaines aujourd’hui. Et la contamination, accident en effet terrible, se présente diabolisée, comme si l’homme avait exclu tous les autres accidents mortels qui pourraient survenir à tout moment dans sa vie limitée et exposée actuellement aux risques de toutes sortes (cf. par exemple les accidents de la route qui, paradoxalement, amènent à l’adoration accélérée de la voiture), comme si l’homme devrait être le seul être détestable sur cette planète en raison justement de sa fragilité, étant donné qu’il est, à la fois, susceptible de contaminer et d’être contaminé. La façon dont l’humanité occidentale, la plus avancée de la planète, fait face à une maladie comme le sida, montre son incapacité à surmonter deux contradictions : l’esprit audacieux, et finalement illusoire, d’atteindre au savoir et à la vérité pour « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature » et le sentiment d’impuissance – facteur souvent de production des pires superstitions – devant les maladies incurables ; l’esprit persistant, et finalement fallacieux, du progrès humain, progrès justement traduit par les avancées techno-scientifiques énormes, et la réalité aveuglante d’une stagnation morale et d’une stérilisation dans la création de nouvelles valeurs. 

Il est plus qu’évident que de tels problèmes, sous un tel angle, ne sont pas du tout au centre d’un dialogue pour les élections présidentielles. Dans les programmes des présidentiables, les solutions aux questions sociales se présentent sous la forme de promesses financières. Mais même s’ils l’étaient, tout le monde le sent bien, l’élection d’un homme ne saurait résoudre de tels problèmes.

Personne ne sait que faire. Mais tous sentent que tout va mal. Ils ne trouvent cependant pas le courage de le reconnaître et surtout de penser qu’il puisse en être autrement. Il est grand temps malgré tout que tous essaient de réfléchir et d’agir.


VI. Une hypothèse radicale mais pas tellement absurde : « situation prérévolutionnaire »

sans révolutionnaires et sans les moindres signes préparatoires

En tenant compte très rigoureusement de la position – et en l’annonçant d’avance – selon laquelle strictement rien ne peut être prévu dans le domaine de la société et des affaires humaines, rien ne nous empêche, en même temps, de proposer les réflexions suivantes comme base d’un dialogue.

Toutes les conditions – toutes, sauf une qui est par ailleurs la plus déterminante ; on y reviendra – d’une « situation prérévolutionnaire » sont réunies actuellement en France.

– Au niveau des institutions politiques : perte ou du moins érosion profonde de toute autorité des instances légales et manque de confiance des citoyens dans les  hommes politiques qui se disputent les postes à pourvoir. (Ne mélangeons pas la confiance dont témoignent les sondages, qui reste d’ailleurs toujours très faible, dans les institutions et les hommes politiques avec la véritable autorité de ceux-ci qui consisterait à avancer des propositions fiables et à pouvoir résoudre autant que faire se peut les vrais problèmes de la société.)

Soulignons ici l’idée très importante d’après laquelle, cette autorité étant considérablement affaiblie, le pouvoir établi essaye de la remplacer par la pure force, d’où le déploiement continu, mais en effet inefficace, des forces de l’ordre dans la vie quotidienne normale et dans le moindre mouvement de la part des citoyens.

La crise de l’institution elle-même de la Présidence de la République est visible dans la petitesse de la campagne pré-électorale où une guerre sale se déploie entre les deux candidats de ladite majorité : aux « affaires » succède à l’heure où j’écris ces lignes le dévoilement paradoxal de l’espionnage de France par des diplomates américains et jusqu’à la fin de la campagne on peut imaginer des choses plus paradoxales et inhabituelles. Dans l’autre camp principal, celui des socialistes, la crise de l’institution se manifeste par la lente apparition du sommet de l’iceberg que constitue la gestion « au-dessus des lois » du pouvoir présidentiel par Mitterrand, par le refus de Delors de se présenter – c’est, à mon sens, la principale raison de ce refus – et, enfin, par la méfiance que rencontre la candidature Jospin.

Il faut ajouter à cela qu’étant donné le déchirement atroce au sein même du parti gaulliste et du fait que le premier ministre actuel est candidat, une crise politique ouverte n’est pas exclue après les élections au cas où, par exemple, Balladur ne sera pas élu et sera battu par Chirac.

– Au niveau social : aggravation quotidienne des conditions de vie, surtout pour une frange non négligeable de la population de la société française, au premier rang les chômeurs, puis les plus démunis, les sans-abri, devenus SDF (sans domicile fixe), ceux qui vivent en dessous du seuil de pauvreté ou d’une vie supportable, bref tous ceux que l’on a pris l’habitude de classer sous le titre résumant d’« exclus ».

Qui sont-ils ? Combien sont-ils ?

De toute façon, il ne s’agit pas seulement et surtout des étrangers ghettoïsés, mais aussi des Français « bien intégrés » qui se sont trouvés sans boulot, sans ressources, sans abri et parfois sans foyer familial, qui n’ont plus de « destin sous le soleil ». Ce destin semble être l’avenir d’un nombre toujours croissant de citoyens français, surtout des jeunes.

[Digression : critique de l’idée d’exclusion.

C’est parce que les mots « exclusion » et « exclus » sont devenus à la mode et sont sur les lèvres de tous les politiciens, de tous les journalistes, de tous les analystes, de façon légère et irréfléchie à mes yeux, qu’il fallait entreprendre une réflexion plus profonde et rigoureuse sur ce sujet. Mais cela m’amènerait assez loin. Je me contente, donc, de quelques remarques initiales et fortement interrogatives pour stimuler un dialogue.

Qu’il y ait une société moderne, riche, démocratique, comme elle s’auto-proclame ; une parmi les meilleures que l’humanité ait connues jusqu’à aujourd’hui, sinon, selon certains et non les moindres, la meilleure, qui opère dans son sein l’inclusion et l’exclusion, cela est déjà assez problématique de plusieurs points de vue. Que signifierait dans ce cas l’inclusion dans cette société ? Quel sens aurait l’exclusion par celle-ci ? Qui exclurait qui ? Quel est le critère de l’inclusion et quel est celui de l’exclusion ? La réponse à cette dernière question semble plus facile dans le cadre de la logique dominante : c’est le critère économique. D’après cette optique un sidéen riche est donc inclus, alors qu’un sidéen pauvre est exclu. À y réfléchir, on comprend que même si le premier était plus soigné que le deuxième, tous deux pourraient être également rejetés par leur communauté réciproque. Mais pourquoi, nous dira-t-on, choisir des exemples extrêmes ? Prenons, alors, l’exemple de deux chômeurs. Le premier le serait par choix, en attendant un travail plus adapté à sa qualification et mieux rémunéré, le deuxième le serait par contrainte, en étant prêt à faire n’importe quel boulot. Qui des deux, dans ce cas, serait l’inclus et qui serait l’exclu ? Ou, tout simplement, tous deux seraient-ils des exclus ? Pour le premier cas, cependant, l’exclusion apparaît comme volontaire, alors que pour le deuxième, elle est imposée. Laissons de côté d’autres considérations, qui pourraient être envisagées dans ce même exemple, pour revenir à l’essentiel. Ladite exclusion, sous sa prétention en apparence critique et sous sa généralisation généreuse, cache un concept fallacieux et confus : dans cette société, tous, selon le critère chaque fois choisi, peuvent être inclus ou exclus ! Tous peuvent être acceptés ou rejetés, dociles ou révoltés. Ce n’est donc pas seulement le critère économique qui doit être mis en cause dans la définition de l’exclusion, ce n’est pas seulement l’introduction d’autres critères qui s’impose, c’est l’idée elle-même d’exclusion qui doit être rejetée. Loin d’être critique et plus loin encore d’être révoltante, comme elle est présentée, cette idée fait paradoxalement partie de l’esprit conformiste du temps : elle laisse entendre, postule même, que tous veulent être inclus dans  cette société telle qu’elle est actuellement, elle ne présuppose aucune transformation importante de celle-ci, elle développe implicitement la logique qu’il s’agit d’un mal qui vient fatalement d’on ne sait quel extérieur de la société – au point d’écouter les politiciens les plus conservateurs de déclarer qu’ils veulent combattre ce mal ; ce « fléau », selon un discours tout récent de Chirac. Dans son déguisement pré-électoral de gauche, celui-ci prend, cependant, toutes les précautions avant d’utiliser des mots qui, on le sait, ne sont pas innocents : le        « fléau », pour être combattu, ne renvoie à aucune subordination avec l’idée d’une réorganisation de l’ordre établi ; il suffirait pour cela de la simple charité.

C’est, également, l’idée qui choisit de répondre à la situation actuelle par la logique et par l’action dites humanitaires, d’où ce réseau incroyablement développé à Paris, surtout dans le métro, de quêteurs et de vendeurs de journaux : je n’ai aucun mépris pour ces personnes pauvres et malheureuses – les sans-culottes de notre temps ? –, mais penser que par la quête humiliante et par la vente de journaux on peut changer quelque chose me semble plus révoltant encore que la situation elle-même. 

Je me demande, enfin, si derrière l’idée d’exclusion ne se cache pas le sentiment encore confus et inavoué, car terrible, selon lequel on est arrivés à une société dans laquelle tous rejettent tous.

Bref, il n’y a pas l’exclusion contre laquelle on doit faire quelque chose, il n’y a que la société envers laquelle on devrait agir.]

        Au niveau social encore se présente à l’heure actuelle un élargissement intolérable des inégalités économico-sociales. Les pauvres deviennent plus pauvres et plus nombreux, les riches plus riches et moins nombreux. Cette réalité est refoulée par la domination de l’idée d’exclusion qui, dans son immobilisme, trace une fois pour toutes les frontières présumées entre inclus et exclus. Dire que les inclus deviennent plus inclus et les exclus plus exclus est encore fallacieux. Il serait beaucoup plus juste de dire en fin de compte que tous ceux qui acceptent cette société sont les « inclus » et les autres sont les « exclus ».

– Au plan des relations humaines : la décomposition presque totale et la crise sans précédent touchent le noyau de ce domaine : l’amitié et l’amour, au sens plus approprié de l’éros. La philia (affect) d’Aristote, lien suprême de la polis (cité) juste, fait terriblement défaut. L’un des trois vecteurs qui sous-tendent la vie sociale : représentation-affect-intention, semble en train de disparaître, l’affect. Mais, ces trois vecteurs étant en fait inséparables, ce défaut, cette disparition transforme/défigure les deux autres en les dépouillant de toute substance : nous sommes ceux dont la propre image (représentation) est vide, car sans aucun investissement passionnel, et dont l’intention consiste à ne vouloir aller nulle part, pour la même raison.

– Enfin, au niveau « suprême », qui englobe tout le reste, celui du sens de la vie : désenchantement assez fort à l’égard de certaines valeurs très fortes, très traditionnelles, presque séculaires. En ce qui concerne la religion, la première parmi ces valeurs, ce désenchantement est accompagné de plus d’une rupture des croyants avec l’église officielle qui se trouve en déphasage complète avec la société.

En ce qui concerne les idéologies, plus modernes celles-ci, qui ont prétendu, durant le vingtième siècle, sauver l’humanité, il y a effondrement et des valeurs et de l’« église ». En même temps, et malgré les apparences, se présente une érosion progressive de la seule valeur nucléaire qui restait en vie, à savoir la valeur du progrès continu et ininterrompu, de l’expansion illimitée de la production et de l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle, dont une composante est le phantasme de la toute-puissance de la techno-science qui continue, cependant, sa marche autonomisée. Cette valeur, réel fondement du capitalisme, semble aujourd’hui s’imposer sur tous les fronts, mais elle n’est pas moins illusoire que ses adversaires vaincus.

Devons-nous nous inquiéter de la déchéance de telles valeurs ? Ne devrions-nous pas plutôt nous réjouir, car ainsi la société s’émancipe d’un sens transcendantal et devient plus apte à son autonomie ? Le constat est que le vide laissé par le rétrécissement de telles valeurs n’est pas automatiquement remplacé par de nouvelles valeurs émancipatrices, sans la créativité des humains, et qu’à la place vide règne une anomie. Celle-ci, évaluée positivement par certains penseurs, au point d’être considérée comme synonyme de liberté, ne doit pas, à notre avis, être glorifiée en tant que telle. Le manque de sens de la vie non plus. Tout d’abord, parce que le vide ne sera pas pour toujours une situation irréversible, et il est à craindre que les vieilles valeurs ne reviennent avec une force renouvelée. Ensuite, et surtout, parce que l’anomie, fruit du manque de sens, n’est pas la liberté, mais la situation la plus propice à la soumission de la population à un sens venant d’un nouveau maître. La liberté, individuelle et collective, n’est pas la non-soumission à aucune loi – postulat, négatif, de ceux qui voient la liberté dans l’anomie –, elle doit être indissociablement liée à un projet créé par la population concernée. L’absence de ce projet, et de la volonté de sa création, conduit, étant donné la situation actuelle, à l’asservissement le plus complet aux valeurs créées par les plus forts, qui peuvent être les plus riches, les plus renommés, les plus vedettisés. Si l’on n’assume pas sa liberté, quelqu’un d’autre impose son autorité. Si une société n’est pas en quête de sens, elle fait la quête du sens auprès du premier venu. Si elle ne crée pas de sens, elle est asservie au sens offert par un maître.

            Voici, rapidement présentées, les conditions qui pourraient appartenir bel et bien à un                 « Ancien Régime » si une révolution – transformation radicale de la société, pacifique et démocratique dans ses intentions, à savoir avec le consentement et l’action collective de la grande majorité de la population – éclaterait demain. Mais, hélas, comme je l’ai déjà dit, une des conditions principales d’une telle révolution est radicalement absente. Il s’agit de l’incubation d’un projet politique collectif qui aujourd’hui fait cruellement défaut, n’existant même en germe. Et rien ne dit que ce projet peut émerger d’un moment à l’autre, étant donné la situation suivante : la désespérément plus grande partie des intellectuels et des philosophes ont abandonné leur rôle critique et bénissent l’état actuel des choses. Les philosophes actuels, muets comme les citoyens, ne parlent en général que pour affirmer que « tout ce qui est réel est rationnel ». Quant aux citoyens eux-mêmes, ils ont, dans leur écrasante majorité, renoncé à leur rôle, poussés par la bureaucratie dominante à un silence passif ou limités à la revendication d’objectifs corporatistes.

        

[Digression : le rôle de certains intellectuels dans cette campagne pré-électorale. L’action exemplaire de l’association « Droit au logement ».

En ce qui concerne le rôle des intellectuels dans la présente campagne présidentielle, il n’y a, à l’heure actuelle, à ma connaissance, qu’une seule initiative collective. Elle est cependant très significative, car elle prouve l’aveuglement politique des hommes dont on attendrait un peu plus de lucidité et de perspicacité. Il s’agit d’une pétition par laquelle les intellectuels engagés, constatant l’absence d’un débat sur la politique extérieure de la France durant la période pré-électorale, exigent des candidats un engagement clair sur les enjeux internationaux, selon eux, de notre temps. « Que pensent les candidats de la guerre en Bosnie ? De la montée de l’islamisme ? De la guerre en Tchétchénie ? De la politique africaine de la France ? », se demandent-ils naïvement ! Toutefois, ils savent – et devraient savoir mieux que personne – non seulement ce que pensent les candidats mais aussi ce qu’ils font en la matière ou mieux ce qu’ils ne font pas ! Mais pourquoi oublient-ils que ce domaine est exclusivement consacré au chef de l’État et que nul engagement n’est possible de sa part ? Ne sont-ils pas contre le mandat impératif pour les « représentants » du peuple ? Comment  est-il possible de demander que le président élu « s’engage » sur tel ou tel sujet de la politique étrangère et de ne pas demander s’il s’engage à respecter ses propres engagements à l’égard de tout autre sujet ? Mais la réponse à cette dernière question est claire : il ne s’engage à rien. [12] 

  En ce qui concerne l’action dite humanitaire, qui se présente corrélativement à la politique des droits de l’homme comme une nouvelle politique, elle comporte d’abord un fatalisme : on ne peut rien faire, sauf aider les personnes qui sont dans la détresse, qui meurent de faim, de froid, de maladies, dans la guerre qu’ils se font, par ailleurs, entre eux. Cette opération comporte aussi une hypocrisie : on fait l’action humanitaire hors de France, chez les « barbares », alors que dans ce pays, où il y a des problèmes aussi préoccupants, on ne fait rien. Ou bien on fait l’action humanitaire comme un remède provisoire, comme une consolation, alors que la situation à long terme se détériore constamment. L’action humanitaire est une action égoïste des riches envers les pauvres, une action narcissique des éclairés envers les «illettrés». C’est une action de bénévolat alors que chacun sait       – ou devrait savoir – que ce n’est pas par celle-ci que l’humanité occidentale a acquis certaines de ses valeurs les plus précieuses mais justement contre le bénévolat.

Je donne peut-être l’impression d’être extrêmement critique, voire négatif et nihiliste, par rapport à ce qui se passe dans la société française du côté de certaines mobilisations qui se développent à l’heure actuelle. Je suis, au contraire, extrêmement attentif et « attendif », c’est-à-dire dans l’expectative, de voir enfin que certaines couches de la population se mobilisent pour revendiquer quelque chose. La question étant toujours celle des objectifs visés et surtout de la perspective dans laquelle ils s’inscrivent. De ce point de vue, je me contente de dire deux mots d’un mouvement que je trouve admirable dans son exemplarité et apte, en même temps, à nous faire réfléchir sur ce que pourrait être une véritable action politique collective aujourd’hui.

Je salue sans réserves l’action de l’association DAL (Droit au logement). Que démontre, en effet, cette action ? Elle démontre de manière aveuglante que même les choses les plus élémentaires – avoir un toit – ne sont ni à demander ni même à exiger dans cette société ; elles sont à prendre. (Je ne sais vraiment pas si nous sommes ici devant une vérité éternelle de la théorie politique, si de telles vérités devraient exister dans cette domaine. Je regarde simplement, comme un spectateur naïf, la réalité.) Un point, mais ce n’est pas tout. Dans cette même société, ce ne sont pas les personnes concernées elles-mêmes qui s’organisent et se mobilisent pour prendre ce qui leur manque, le toit ; il fallait une association constituée par d’anciens militants de mai 68 pour que cela se produise. (Qu’il s’agisse encore ici de voir une deuxième vérité éternelle, cette fois, j’en doute.) Et encore, à ma connaissance, dans la plupart des cas, les familles logées après l’occupation des  immeubles vacants sont composées d’immigrés, surtout africains. Ce sont peut-être ces familles qui ont le plus besoin d’un logement et sur ce point je n’ai rien à dire ; bien évidemment les militants du DAL connaissent la situation mieux que personne. Ou, plutôt, il y a à dire pour dissiper l’éventualité de tout malentendu et de tout contresens sur mon propos. Ils ont choisi, et à très juste titre, d’aider les plus démunis et les plus exposés à l’injustice sociale régnante, à savoir les étrangers. Mais je me demande où sont les sans-logis français. Existent-ils ? N’ont-ils pas envie de s’organiser et de se mobiliser pour conquérir ce qui leur manque ? Considèrent-ils une telle action politique comme dégradante ? Sont-ils à un tel degré imprégnés de la culture politique dominante qu’ils pensent qu’un logement doit être octroyé par Monsieur Untel politicien et non conquis par la lutte ? Enfin, ont-ils peur d’être le lendemain expulsés et bafoués par les forces de l’ordre ?

J’avais écrit ces lignes, quand, enfin, par l’initiative des associations Droit au logement (DAL) et Droits devant et à l’appel de mouvements de chômeurs, de mal-logés et de syndicats, des milliers de personnes ont défilé, le samedi 8 avril, à Paris et en province « pour les droits et l’égalité, contre les exclusions et la précarité ». Ce fait, qui se produit pour la première fois, ne peut qu’être considéré comme positif. Il faut souligner, néanmoins, sa coïncidence voulue avec les élections présidentielles et, donc, son orientation vers l’exercice de pression sur les candidats pour qu’ils s’engagent dans la lutte contre les exclusions. Espérons que ce mouvement ne s’arrête pas là. 

En ce qui concerne les principaux thèmes des manifestants, comme la gratuité des transports pour les chômeurs, l’application de la « loi de réquisition » de logements vides, l’extension du RMI aux jeunes de moins de vingt-cinq ans, ils se limitent volontairement à la demande de mesures précaires contre la « précarité » dans une logique notamment d’aide financière. De ce point de vue, la critique que j’ai adressée rapidement à l’idée régnante à propos de ladite exclusion garde toute sa valeur. Si la France compte aujourd’hui « cinq millions de pauvres » et si « 12 à 13 millions de personnes vivent à peine au-dessus du seuil de pauvreté » (les experts divergent sur les chiffres et les méthodes, mais la réalité est là), ce n’est bien évidemment pas sur les chiffres exacts ou les concepts (d’« exclus » ou de « pauvres ») qu’il faut dialoguer (bien que je préfère les pauvres). Il faut commencer par cette idée « infantile » selon laquelle cette situation n’est ni le fait d’un hasard ni celui d’une fatalité. Elle résulte d’une organisation sociale qui doit être mise en cause pour cela. L’exclusion et la pauvreté ont un nom beaucoup plus exact et précis, beaucoup moins mystificateur : celui d’injustice sociale. Les mesures précaires peuvent effectivement soulager dans certaines situations. Mais elles ne pourraient pas résoudre le problème dans son fond. 

Pour tous ceux qui pensent qu’en s’interrogeant sur les grandes idées on choisit la politique du pire, l’argument est facilement contournable. La politique du pire est celle qui règne actuellement. Il y a un système social qui produit de plus en plus la pire injustice sociale, auquel presque personne ne s’en prend. Bien au contraire, on demande de petites mesures de consolation provisoire et de situations de dépendance. Sans un mouvement de la population qui poserait dans les termes actuels le problème de la justice sociale, question éternellement ouverte pour toute société, rien ne semble pouvoir améliorer la situation. Mais la justice sociale ne se réduit absolument pas à une question d’ordre économique ou financier. 

L’humanité occidentale, qui a choisi soit le libéralisme, soit le marxisme, doit voir dans sa situation actuelle la faillite de deux systèmes et non seulement le triomphe présumé du premier sur le second. Il s’agit plus généralement encore de la faillite d’un imaginaire politique global, qui d’un certain point de vue est préexistant du capitalisme et dont un élément principal consiste en la division antagonique et asymétrique de la société. Encore une fois, la revalorisation et surtout la réinvention des idées de liberté et d’égalité doit servir à la destruction des idées de soumission à n’importe quel maître et de hiérarchie, qui sont derrière l’extrême pauvreté et l’extrême richesse, qui sont derrière ce problème qu’aucune révolution jusqu’à maintenant n’a pu résoudre : le problème d’un épanouissement de l’homme qui laisserait derrière lui les préoccupations, nécessaires mais pas suffisantes, de ses besoins « matériels » pour les possibilités humaines, d’ici-bas et non d’un autre monde de nulle part, les possibilités d’une création, aussi bien individuelle que collective, à laquelle on pourrait aisément donner le nom de culturelle.]           


VII. Que pourrait être un travail préparatoire pour une révolution ?

La seule condition, si on voit les choses sous un autre angle, d’une transformation radicale de la société, plus nécessaire que jamais, l’intention de la population exprimée par un projet politique collectif, n’existe donc absolument pas.

Par ailleurs, même si le peuple, qui doit être tout, n’est aujourd’hui rien, comme c’était le cas un peu avant la Révolution française, même si actuellement « La France s’ennuie » [13], comme c’était le cas un peu avant « la révolution anticipée » de Mai 68, rien ne légitime d’imposer à la population, par n’importe quel groupe de prétendus révolutionnaires, une volonté et une action révolutionnaires. Car il faut aussi que le peuple demande à « devenir quelque chose ». Les signes d’un mécontentement dans le pays, qui aujourd’hui « en a marre », ne comportent pas pour le moment la volonté d’un changement. De toute façon, les situations « analogues », que certains journalistes – par intérêt médiatique ? – et politiciens – par crainte ? – cherchent entre l’avant mai 68 et aujourd’hui, ne pourraient finalement pas inverser l’impossibilité logique de prévision d’un événement politique important et seul l’historien, ou tout analyste ultérieur, peut voir dans une conjoncture historique « la préface d’une révolution ». 

Pourtant, rien ne légitime non plus l’interdiction d’un processus de réflexion sur ce que pourrait être une révolution dans une société occidentale actuelle, comme c’est le cas de la société française. Rien ne légitime non plus l’arrêt d’un travail préparatoire à une telle révolution, aussi grande qu’apparaisse aujourd’hui la difficulté d’une pareille démarche, tant au plan théorique que pratique.

Deux fautes symétriques, bien qu’opposées, sont à éviter sur le plan théorique. La faute, tout d’abord, qui consiste à imaginer une révolution à venir sous l’emprise des modèles précédents. La faute, ensuite, inverse qui consiste à exclure d’avance la possibilité d’un tel événement politique. Puisque, dans le domaine de la pensée politique, les modèles d’antan sont tombés en désuétude, entraînés par l’effondrement du marxisme-léninisme et la disparition du mouvement ouvrier, c’est la deuxième faute qui prédomine dans la réflexion des penseurs politiques contemporains. 

Cette faute est commise par une école de pensée politique en France qui semble avoir pour éminence grise Tocqueville puis Aron et pour représentants actuels la galaxie Claude Lefort, François Furet, Pierre Rosanvallon, Marcel Gauchet. Ces penseurs du contemporain, dont je ne nie absolument pas l’originalité de la démarche, la finesse de la réflexion, l’ampleur des travaux, hantés par le spectre du totalitarisme, semblent refouler unanimement la possibilité de toute révolution, laquelle conduirait inévitablement et fatalement à la terreur et au totalitarisme, et cela justement au nom des modèles des révolutions passées, à savoir sous le prétexte d’éviter la reproduction de ceux-ci.

Par contre, tel n’est pas le cas de Hannah Arendt et de Cornelius Castoriadis. Cela est très important pour des raisons suivantes : la première nous a laissé l’un des travaux les plus significatifs sur l’étude des deux totalitarismes du vingtième siècle ; elle est la seule, à ma connaissance, à avoir consacré un essai théorique entier à l’idée de la révolution en comparant les révolutions américaine et française ; or, elle reste, à mes yeux, une penseuse politique inclassable qui ne refoule pas l’avènement d’une révolution prochaine dans les sociétés occidentales contemporaines. Elle a su amplifier l’étude du phénomène révolutionnaire sur les expériences ignorées, sous-estimées ou écartées par les analystes anti-révolutionnaires, telle l’expérience de la révolution hongroise de 1956. Elle a su insister sur les formes d’organisation qui ont été créées par les acteurs de pareils événements. C’est pour cette raison qu’elle essaye de décrire la forme démocratique institutionnelle que pourrait prendre un État moderne après une révolution prochaine dans les termes suivants : « Cette forme nouvelle de gouvernement s’est concrétisée dans le système des conseils qui, nous le savons, ont toujours et partout péri, sous les coups soit de la bureaucratie de l’État-nation, soit des appareils des partis. Ce système est-il autre chose qu’une pure utopie ? Je ne sais. Il s’agirait là, en tout cas, non pas d’une utopie de théoriciens et d’idéologues, mais d’une utopie du peuple. Il me paraît en tout cas représenter la seule alternative au système actuel qui soit apparue dans l’histoire, et cela à diverses reprises. Ces systèmes de conseils, organisés spontanément, sont apparus pendant toutes les révolutions : la Révolution française, la révolution américaine, avec Jefferson, la Commune de Paris, les Révolutions russes, dans le sillage des révolutions en Allemagne et en Autriche à la fin de la Première Guerre mondiale, et finalement au cours de la Révolution hongroise. Qui plus est, ils ne furent jamais instaurés par suite d’une tradition ou d’une théorie révolutionnaire consciente, mais d’une façon entièrement spontanée, à chaque fois comme s’il n’y avait jamais rien eu de semblable antérieurement. Le système des conseils paraît bien correspondre à l’expérience même de l’action politique et provenir d’elle. » [...]

« Nous voulons participer, déclarent les conseils, nous voulons discuter et faire entendre publiquement notre voix, nous voulons avoir la possibilité de déterminer l’orientation politique de notre pays. Puisque ce pays est trop vaste et trop peuplé pour que nous puissions nous rassembler tous en vue de déterminer notre avenir, nous avons besoin d’un certain nombre de lieux politiques. L’isoloir à l’intérieur duquel nous déposons notre bulletin de vote est certainement trop étroit, car seule une personne peut s’y tenir. Les partis ne servent plus en rien. Nous ne sommes, pour la plupart, que des électeurs que l’on manipule. Mais que l’on accorde seulement à dix d’entre nous la possibilité de s’asseoir autour d’une table, chacun exprimant son opinion et chacun écoutant celle des autres, alors, de cet échange d’opinions, une opinion formée rationnellement pourra se dégager. De cette façon également nous verrons quel est celui d’entre nous qui est le plus qualifié pour aller exposer nos vues devant le conseil situé à l’échelon supérieur, où ces vues, par la confrontation avec d’autres, se clarifieront à leur tour et seront révisées ou infirmées. »

« Il n’est nullement nécessaire que tous les habitants d’un pays fassent partie de tels conseils. Certains n’en ont pas le désir ou ne veulent pas s’occuper des affaires publiques. Ainsi pourrait s’instaurer un processus de sélection qui permettrait, dans un pays donné, de dégager une véritable élite politique. Tous ceux qui ne s’intéressent pas aux affaires publiques devraient simplement laisser les autres décider sans eux. Mais les moyens de participer devraient s’offrir à tous. »

« J’aperçois, dans cette direction, la possibilité d’aboutir à une conception nouvelle de l’État. Un État constitué de cette façon, à partir des conseils, auquel le principe de souveraineté demeurerait totalement étranger, aurait admirablement vocation pour réaliser des fédérations de types divers, en particulier parce que la base même de son pouvoir s’établirait sur un plan horizontal et non vertical. Mais si vous me demandez à présent quelles peuvent en être les chances de réalisation, je dois vous répondre qu’elles sont extrêmement faibles, pour autant même qu’elles existent. Mais, peut-être, après tout, avec la prochaine révolution... » [14] 

Le deuxième, c’est-à-dire Cornelius Castoriadis, sans qu’il soit possible non plus de le soupçonner d’avoir sous-estimé le totalitarisme : il a, en effet, consacré presque toute sa vie à penser, critiquer, dénoncer, parmi les premiers en France, les sociétés bureaucratiques, totalitaires de régime communiste ; sans qu’il soit possible de l’accuser d’ignorer les événements révolutionnaires de notre siècle : il a consacré également les meilleures de ses analyses pour élucider la révolution hongroise, « une des sources créatrices de l’histoire contemporaine », et Mai 68 ; Castoriadis insiste toujours sur l’idée d’une transformation radicale des sociétés occidentales actuelles. Une transformation qu’il voit beaucoup plus générale et exigeante qu’au plan strictement politique. Tout doit être mis en cause et surtout la signification imaginaire sociale dominante de l’expansion illimitée de la production et de l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle. Innombrables sont les textes dans lesquels il essaie de décrire copieusement le contenu d’un projet politique révolutionnaire moderne au point qu’il est critiqué par certains de vouloir introduire de nouveau un dirigisme révolutionnaire. Mais ce que nous importe ici, c’est sa persistance à penser et à affirmer à voix haute « qu’enfin l’humanité peut certainement mieux faire », affirmation modeste dans son contenu d’un penseur qui ne veut pas renoncer à son rôle critique révolutionnaire. Pour ce philosophe courageux contemporain, extrêmement minoritaire à l’heure actuelle, qui a voulu rompre avec l’attitude de la philosophie dominante, inaugurée par Platon, de se mettre  en dehors et au-dessus de la société existante pour la contempler et lui dicter ses « Lois », il n’y aucun doute qu’une transformation de celle-ci n’est ni possible ni, par ailleurs, souhaitable sans l’activité collective délibérée et lucide de la population concernée. Étant donné qu’une telle activité autonome manque aujourd’hui terriblement, le philosophe en tant que citoyen, au nom justement de la composante critique de la tradition gréco-occidentale, déclare : « une transformation radicale est requise de la part de l’humanité que je n’hésite pas à dire la plus avancée : l’humanité occidentale, celle qui a essayé de réfléchir sur son sort et de le changer, de n’être pas le jouet de l’histoire ou le jouet des dieux, de mettre une plus grande part d’auto-activité dans son destin. Le poids de la responsabilité qui pèse sur l’humanité occidentale me fait penser que c’est là qu’une transformation radicale doit d’abord avoir lieu. »

« Je ne dis pas qu’elle aura lieu. Il se peut que la situation actuelle perdure, jusqu’à ce que ses effets deviennent irréversibles. Je me refuse pour autant de (à) faire de réalité vertu et de conclure du fait au droit. Nous nous devons de nous opposer à cet état des choses au nom des idées et des projets qui ont fait cette civilisation et qui, en ce moment même, nous permettent de discuter. » [15] 

Car justement « L’histoire de la liberté en Europe n’est pas une histoire de réformes octroyées. C’est une histoire de luttes, dont les révolutions font partie. »

« On peut aimer le peuple comme l’aimaient les popes et les tsars : à condition qu’il courbe la tête, qu’il accepte avec gratitude le despotisme, et avec une gratitude plus grande encore quelques concessions de “libertés”. Telle n’est pas notre tradition. Une liberté octroyée est aussi peu la liberté qu’un système de pensée accepté comme dogme est une pensée personnelle. La Révolution, c’est l’effort d’un peuple de se donner à soi-même la liberté, et d’en tracer lui-même les limites. » [16] 

Un travail préparatoire pour une transformation radicale de la société actuelle consiste donc à affirmer tout d’abord et avant tout la nécessité de celle-ci. Cette nécessité, ne provenant d’aucune extériorité par rapport à la société présente, ne pourrait être fondée que sur une démonstration de l’inégalité politique et de la croissante injustice sociale qui règnent dans celle-ci. Le travail préparatoire consiste ensuite à insister sur le fait que la tradition révolutionnaire, loin d’être acceptée ou rejetée comme un tout, contient certaines expériences dont nous pourrions profiter – et, bien évidemment, d’autres que nous devrions éviter. Mais, finalement, le point décisif pour une telle préparation c’est notre propre réflexion et inventivité politiques et notre action collective autant que faire se peut. 

Je pense que la revendication explicite de l’égalité politique, au sens défini ci-dessus comme droit de décision pour tous les citoyens, pourrait constituer à l’heure actuelle une demande unificatrice concernant l’écrasante majorité de la population, dispersée actuellement en un nombre infini de directions, en vue de l’ouverture de la perspective d’une transformation radicale de la société. Elle apparaît, en effet, comme une revendication de caractère procédural, formel, mais elle vise au fond la mobilisation de l’inspiration et de la créativité collectives pour l’invention des solutions aux graves problèmes sociaux actuels. Elle met en avant une conception principalement et prioritairement politique de la révolution. Cette dernière étant conçue comme le dépassement de l’imaginaire social dominant actuellement, qui n’est pas animé uniquement par la prédominance de l’élément économique, mais qui incarne une conception globale, totalisante de la société comme machine à produire toujours plus pour offrir toujours plus à ses membres, ce plus étant justement mesuré par le progrès techno-scientifique assurant un « bien-être » des conforts et des gadgets et en excluant toute autre considération sur les valeurs d’une vie en vérité bonne. Ces valeurs seront la création collective de la population, une fois que celle-ci se décide à se mettre en mouvement, et elles ne pourraient être décrétées d’avance par personne.        

 

VIII. Vers des émeutes périodiques, périphériques, violentes

ou vers une émeute généralisée

Si, donc, à cause d’un événement quelconque ou d’un événement même secondaire, même pas purement politique, par exemple une catastrophe naturelle [17], l’étincelle est mise sous la poudrière qu’est la société actuellement rongée par une crise sans précédent et composée d’une population dormante – c’est vrai – mais aussi sous la pression (d’une peur frivole et d’une angoisse aiguë) et dans une nervosité et une agressivité apparentes, ce qui reste à supposer – si ma première hypothèse d’une « situation prérévolutionnaire » sans révolutionnaires n’est pas absurde –, c’est la deuxième hypothèse d’une émeute généralisée sans issue, sans projet politique, sans espoir. Une émeute extrêmement violente et sanglante, de la haine et de la vengeance. Et comme le pouvoir actuel n’aura rien d’autre à proposer face à une telle situation que la force brute, nous pouvons aisément, dans cette hypothèse cauchemardesque et infernale – de science fiction ? – imaginer les résultats.

De telles émeutes, à un degré moindre, ont déjà eu lieu en France ces derniers temps. (Rappelons seulement les manifestations des pêcheurs, dont l’issue sans pertes considérables en vies humaines est due en toute apparence au hasard et à un hasard « miraculeux »).


Épilogue

Le début est la moitié du tout

Cette hypothèse, qui n’est pas follement improbable, malgré sa radicalité, nous impose avec encore plus de conviction et de force le devoir de réagir pendant qu’il est encore temps. Au lieu d’être demain, comme les plus avancés politiquement, les pompiers d’une insurrection incendiaire sociale chaotique et sanglante, mieux vaut être aujourd’hui ceux qui réfléchissent et agissent en vue de l’élaboration d’un projet politique collectif et positif.

Que la condition, selon mon opinion, sine qua non d’une telle démarche soit l’abandon radical et total, sans aucun complexe ni hésitation, de la politique instituée, avec tout ce que cela implique, est évident. Un tel abandon commence ici et maintenant par le boycottage actif de cette fiesta aliénante qui doit être appelée élection du monarque-monocrate français moderne. Ce boycottage doit être complété par le commencement, également ici et maintenant, de discussions dans de petits cercles informels sur les problèmes sociaux actuels  dans la perspective d’une action collective. 

Ce commencement, il faut le dire, est extrêmement difficile, et hautement improbable. Mais chacun doit le tenter dans son petit microcosme. En se rappelant que, malgré sa difficulté extraordinaire, « le commencement est la moitié de toute action », selon un proverbe vieux de trois mille ans [18]. En se rappelant également que le commencement constitue « la suprême capacité de l’homme ; politiquement, il est identique à la liberté de l’homme », comme Hannah Arendt (témoin réfléchi parmi les meilleurs de ce siècle tragique finissant) nous le répète infatigablement en couronnant par cette idée emblématique plusieurs de ses textes les plus importants. Ou encore en s’inspirant de l’idée mère, chère à Cornelius Castoriadis, selon laquelle l’histoire est création, création humaine. Et si nous ne voulons pas la créer, elle continuera de toute façon son cours, mais dans la répétition la plus routinière qui comporte tous les risques et trop d’ennui.


nicos iliopoulos

Paris, février-avril 1995



Petite annexe sur le proverbe

« le début est la moitié du tout » (première version)

ou « le commencement est plus que la moitié du tout » (seconde version)


On trouve la première version : 

I. Chez Platon

          a. Νόμοι (lois) 753e, 6 : «Ἀρχὴ γὰρ λέγεται μὲν ἥμισυ παντὸς» : « Le commencement, dit-on, est la moitié du tout ». Pour la traduction française, voir Platon, Les Lois, Les Belles Lettres, Paris, 1975, p. 112. 

          b. Πολιτεία (politéia, que l’on peut traduire : constitution, régime politique) 377a : «ἀρχὴ παντὸς ἔργου μέγιστον» : « le commencement, en toute chose, est ce qu’il y a de plus important ». Pour la traduction française, voir Platon, La République, GF-Flammarion, Paris, 1995, p. 126. 

II. Chez Aristote

           a. Πολιτικὰ (que l’on peut traduire : les choses ou les propos politiques) 1303b, 29 : «ἡ δ᾽ ἀρχὴ λέγεται ἥμισυ είναι παντὸς» : « le début, dit-on, est la moitié du tout ». Pour la traduction française, voir Aristote, Les politiques, GF-Flammarion, Paris, 1990, p. 354.


On trouve la seconde version : 

Chez Aristote

Ἠθικὰ Νικομάχεια, 1098b, 7 : «δοκεῖ γὰρ πλεῖον ἣ ἥμισυ παντὸς εἶναι ἡ ἀρχὴ» : « on admet couramment, en effet, que le commencement est plus que la moitié du tout ». Pour la traduction française, voir Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction J. Tricot, Vrin, Paris, 1987, p. 62, où nous lisons en note : « Proverbe cité encore de Soph. el. [De la découverte des sophismes], 34, 183b 22 ; Problem. [Problèmes], I, 12, 892a 29. »


Cf. Hannah Arendt, Essai sur la révolution, p. 315 : « Le mot grec pour “commencement” est en effet ἀρχή, et ἀρχὴ veut dire en même temps commencement et principe. [...] C’est la même expression qui, plusieurs siècles plus tard, faisait dire à Polybe : “Le commencement n’est pas seulement la moitié du tout mais touche à la fin”. » Note 55a, p. 454 : « Polybe, V, 32, 1 : “Le commencement est plus que la moitié du tout” est un proverbe ancien, cité par Aristote, Éthique à Nicomaque, 1198b. » Au lieu de 1198b, il faut 1098b.









1. « Karl Jaspers Éloge », discours prononcé à l’occasion de la remise du prix de la Paix des libraires allemands à K. Jaspers en 1958. Traduit de l’allemand par Jacques Bontemps et Patrick Lévy, in Vies politiques, Gallimard, collection « Tel », Paris, 1974, pp. 85-86.

2. C’était ma volonté initiale. Depuis, la chose a changé : je me suis entraîné par ma propre réflexion qui me montrait de plus en plus l’insuffisance d’une position sur les élections présidentielles prochaines si elle n’était pas accompagnée d’une analyse plus ample sur plusieurs sujets à la fois, tels que la crise de la politique instituée, l’état social de la France, la possibilité d’un mouvement révolutionnaire actuellement. Pour sauver, cependant, le caractère initialement prévu du texte, j’ai adopté la solution de sa séparation en deux parties dont la première correspond à mon projet initial. Le lecteur peut trouver dans cette première partie ma position sur les prochaines élections présidentielles, la deuxième étant consacrée à une analyse de plus longue haleine sur la perspective dans laquelle s’inscrit cette position   « conjoncturelle ». J’ai, également, adopté, la solution des digressions entre crochets que le lecteur impatient pourrait ne pas lire. Quant aux notes, que je voulais au début éviter pour un tel texte, elles donnent les références nécessaires et certaines explications secondaires ; elles peuvent également être sautées par le lecteur pressé.

 3. François Furet intitule la première partie de son livre Penser la Révolution française (Gallimard, collection « folio/histoire », Paris, 1972) : « La Révolution française est terminée ». Il entend par cette formule que « le discours de droite comme celui de gauche célèbrent aujourd’hui la liberté et l’égalité, et le débat autour des valeurs de 89 ne comporte plus ni enjeu politique réel, ni investissement psychologique puissant. » ; p. 18.

 4. Il est habituel, dans tous les domaines de la pensée, de classer un auteur ou une opinion, sous une étiquette, pour prétendument mieux les comprendre. Cela est plus habituel encore en matière de pensée et d’action politiques. Et on déduit de l’action politique, que propose un auteur, sa pensée en le classant immédiatement dans les schémas préétablis. Celui qui propose l’abstention – c’est mon cas –, serait donc classé immédiatement dans la constellation des auteurs qui ont déjà violemment critiqué le régime politique moderne, mais en s’appuyant chacun sur des arguments tout à fait hétéroclites. Les étiquettes abondent, elles appauvrissent, en fait, et la pensée et le dialogue.

   Une petite brochure, publiée très récemment par les éditions Ludd (Paris, février 1995), m’est tombée sous la main grâce à mon ami Olivier qui sait chercher la bonne chose à la bonne occasion. Elle contient deux petits articles d’Octave Mirbeau. Le premier, paru le 28 novembre 1888 dans le Figaro, a comme titre « La grève des électeurs » et le deuxième « Prélude ». Je ne connais pas la pensée politique plus générale d’Octave Mirbeau, les arguments, pourtant, et la philosophie implicite, qui sous-tend sa proposition dans ces deux petits libelles, ne sont pas les miens. Je ne pourrais pas résumer ici cette philosophie, mais certaines idées générales de l’auteur, comme celles qui suivent, la mettent en relief : il y aurait certains « connaisseurs d’humanité » qui peuvent nous dire « que la politique est un abominable mensonge » (p. 14) ; « l’infinie sottise, l’infinie malpropreté de la politique » (p. 21) ; « Toutes les époques se valent, et aussi tous les régimes, c’est-à-dire qu’ils ne valent rien. » (p.15) ; « là où est l’homme, là est la douleur, la haine et le meurtre » (p.14). En appelant, donc, à « la grève des électeurs », Octave Mirbeau non seulement ne propose, du moins dans ces deux petits articles, rien d’autre, mais il prend pour point de départ des idées inacceptables et fausses. Tous les régimes ne se valent pas, car dans certains on peut exercer la liberté d’opinion ; et la politique est, parmi beaucoup d’autres choses, l’action par laquelle on peut dénoncer une certaine politique comme « abominable mensonge » ou comme « infinie malpropreté » ; c’est justement l’exercice de cette liberté d’opinion et l’action purement politique de notre auteur qui le contredisent carrément.     

 5. L’expression est, d’après Cornelius Castoriadis, de Marx. Cornelius Castoriadis l’a citée à plusieurs reprises (cf. par exemple « Quelle démocratie ? », texte de 1990, repris in Figures du pensable, Seuil, septembre 1999, p. 161), sans donner la référence précise. Malgré mes recherches, je n’ai pas pu pour le moment repérer le texte d’où provient cette expression. Cf. également ce que Robert Michels écrit (vers 1914, voir p. 9) à la préface pour l’édition française (en 1914) de son livre Les partis politiques, (paru en 1912 en Allemagne, voir p. 17) : « Bien qu’écrit en allemand, mon ouvrage a trouvé un premier écho en France, cette vieille terre de la démocratie et des critiques de la démocratie. » Robert Michels, Les partis politiques, Champs Flammarion, Paris, 1971, p. 17.

 6. « On dit bien à tort que les Français sont un peuple conservateur qui aime parler de réformes et déteste les voir réaliser. Les Français aspirent au changement, ils savent qu’il est indispensable ; lorsqu’ils ne croient pas aux  réformes, c’est bien souvent qu’ils ne croient pas à ceux qui les leur proposent. » Édouard Balladur, Dictionnaire de la réforme, Fayard, Paris, 1992 ; article « Lettre     morte », p. 174. On dit bien à raison que les peuples ont les dirigeants qu’ils méritent.   

 7. La formule est de la revue Le Débat, numéro 81, septembre-octobre 1994, p. 111.  

 8. Le petit article de la première page, dans Le Monde du 7 avril 1995, porte le titre « La démocratie directe des étudiants de Nantes » et est signé par Michel Delberghe. Au demeurant, il faut informer le lecteur curieux que près de 90% des votants ont répondu par le « non ».

 9. « L’homme au-dessus des lois », in Le Débat, numéro 81, septembre-octobre 1994, p. 117. La critique adressée par Paul Thibaud contre François Mitterrand dans cet article est, à mes yeux, tout à fait justifiée. Il n’en reste pas moins qu’elle est incomplète. Le comportement monarchique, voire tyrannique – celui de « l’homme au-dessus des lois » – d’un président de la République ne doit pas être vu séparément de la substance de l’institution elle-même. Si l’on a une institution, voire l’institution politique suprême de la France, qui est tant exposée à l’humeur personnelle de son représentant, à la préservation de son image et à la conservation de son pouvoir, il faut insister davantage sur la critique de celle-ci que sur la critique du personnage. Pourquoi donc « l’homme au-dessus des lois » ne devient-il pas, ne serait-ce que pendant sept ou quatorze ans, l’institution au-dessus des lois ?   

 10. La société bureaucratique, 2, Union Générale d’Éditions, collection 10/18, Paris, 1973, p. 355.

 11. L’Europe et les intellectuels, enquête internationale conduite par Alison Browning pour le Centre Européen de la Culture, Gallimard, collection « Idées », Paris, 1984, p. 102.

 12. La pétition en question a été publiée dans Le Monde daté 16 mars 1995, p. 17 ; elle a la forme d’un petit article intitulé « Quelle politique étrangère pour la France ? », écrit par Jacques Julliard et Bernard-Henri Lévy ; elle est  aussi signée par Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Françoise Giroud, André Glucksmann, Pierre Hassner, Gilles Hertzog, Gilles Martinet, Olivier Mongin, Daniel Rondeau et Alain Touraine. Ce dernier est déjà engagé pour le candidat Jospin, petit détail dira-t-on.

 13. « La France s’ennuie » était le titre d’un article publié dans Le Monde un peu avant mai 68. Raymond Aron, confirmant l’imprévisibilité des événements d’alors, dit : « avant ces événements la France était en apparence normale. Il y avait eu un article, devenu fameux après coup, de Viansson-Ponté, dans Le Monde : “La France s’ennuie”. Mais   en dehors de cette indication, il n’y avait aucun signe d’un mécontentement profond dans le pays. » Voir le livre Le spectateur engagé, entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, Julliard, Paris, 1981, p. 251.  

 14. « Politique et révolution », entretien de Hannah Arendt avec Adelbert Reif en 1970, in Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, Paris, 1972, pp. 239-241. 

 15. « L’idée de révolution », entretien publié dans Le Débat, n° 57, novembre-décembre 1989 ; repris in Le monde morcelé, Seuil, Paris, 1990, p. 171.

 16. « La révolution devant les théologiens. Pour une réflexion critique/politique de notre histoire », publié dans Lettre internationale, n° 23, 1989, repris in Le monde morcelé, op. cit., p. 186.

 17. Songeons que les pays « développés » ne sont pas du tout exempts de telles catastrophes. Cf. le Japon où lors du dernier séisme 5000 habitants d’une des villes les plus modernes au monde ont trouvé la mort ; cf. la France et les autres pays de l’Europe du Nord où les inondations provoquent des pertes considérables en vies humaines ainsi que d’importants dégâts matériels et mettent des milliers de travailleurs au chômage technique. 

 18. Sur ce proverbe, voir la petite annexe à la page suivante. 





 

 


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