Note préliminaire
Cadre dans lequel s’inscrit ce petit texte
Le présent texte, fruit d’un travail intense pendant tout le mois de
mai 1997, constitue une tentative de lecture du premier chapitre du
troisième livre des Politiques dans lequel Aristote définit pour une
première fois le citoyen. Il s’inscrit dans un travail de plus longue haleine
qui vise la lecture tout entière de cet ouvrage fondamental de pensée
politique. À son tour , cette lecture s’ inscrit dans la tentative de
reconstitution d’ une agora transhistorique dans laquelle les grands
penseurs politiques depuis l’Antiquité grecque jusqu’à nos jours exposent
leurs principales idées.
L’occasion nous est ici donnée d’affirmer cette idée qui nous semble
désormais acquise : parmi les discours des participants à cette agora, celui
d’Aristote, sous-estimé et mal interprété jusqu’à maintenant, représente
une source inépuisable d’inspirations et un germe pour la rénovation si
nécessaire aujourd’hui de la pensée politique démocratique, et par là bien
entendu pour le déploiement d’ une praxis collective véritablement
démocratique.
Force est d’affirmer encore que sans une telle rénovation, nous ne
voyons aucune possibilité pour les sociétés occidentales actuelles de
remonter la pente de l’ apathie régnante qui est au fond panne
d’imagination et de créativité politiques.
Toutes les références de notre texte sont détaillées, excepté la
référence à la dernière traduction en date des Politiques par Pierre
Pellegrin que nous précisons ici : Aristote, Les politiques, traduction
inédite, introduction, bibliographie, notes et index par Pierre Pellegrin,
GF-Flammarion, 1990.
En ce qui concerne le texte grec, nous avons suivi l’ édition
Aristoteles’ Politik, Eingeleitet, kritisch herausgegeben und mit Indices
versehen von Alois Dreizehnter, Wilhelm Fink Verlag München, 1970.
Pierre Pellegrin indique, par ailleurs, que c’est le texte de cette édition qui
a servi de base à sa traduction, voir p. 547.
La définition du citoyen par Aristote
Les politiques, chapitre 1 du livre III
Définition principielle du politès (citoyen)
et, par là même, « deuxième » définition de la polis1
Comment ne pas affirmer que l’essentiel de la pensée politique du Stagirite est
contenu dans ce chapitre capital ? En effet, dans celui-ci, se trouvent condensées les
définitions aristotéliciennes précises et absolues de la polis, du politès et de la politéia
(constitution)2 ainsi qu’une lourde affirmation philosophique, ontologique, énonçant
l’antériorité nécessaire des constitutions droites3 par rapport à celles fautives et déviées.
Comment ne pas voir que cette pensée s’inspire directement et explicitement de la
démocratie – de ce qu’Aristote lui-même nomme démocratie –, lorsqu’il pense et définit
toutes ces notions ?
Nous affirmons donc que ce chapitre constitue le fondement d’une des démarches
réflexives d’Aristote dans Les politiques, la démarche pleinement politique, au sens où ce
dernier essaye de définir les principaux concepts de son étude d’un point de vue, purement
et simplement, absolument politique4 et, de plus, selon nous, du point de vue démocratique.
Cette affirmation nous conduit à une présentation aussi exhaustive que possible de ce
chapitre, dans lequel la logique implacable – mais non sans faille – du grand penseur, suivie
inexorablement de propositions indécidables, se dévoile et se déploie dans toute son
ampleur.
Étant donné que la compréhension de ce chapitre nous a demandé beaucoup
d’efforts, sans prétendre que l’écriture du Stagirite n’est pas claire mais sans être
pleinement sûr de la clarté de nos propos, nous prions le lecteur de nous excuser de recourir
à cette formule rousseauiste qui pourrait s’appliquer à la lecture de notre texte : « J’avertis
le lecteur que ce chapitre doit être lu posément, et que je ne sais pas l’art d’être clair pour
qui ne veut pas être attentif. »5
1. Première affirmation dans la toute première phrase de ce chapitre :
Pour celui qui pense sur la constitution, la première pensée, écrit Aristote, consiste
en la question suivante : qu’est-ce que la polis ?6
Deux raisons claires et pleinement politiques – au sens où l’une provient nettement
de faits politiques réels et l’autre d’une observation/considération de l’auteur qui ne peut
pas être jugée complètement abstraite, théorique, inventée, bref purement subjective :
a) Actuellement, en effet, la question de savoir si c’est la polis qui a accompli une
action ou non est controversée. Selon les uns, la responsabilité incombe à la polis, selon les
autres, à l’oligarchie ou au tyran.
Les mots sont clairs et dévoilent l’opposition politique effective entre les démocrates
et les oligarques ou le tyran (ou les défenseurs de la tyrannie). Lorsque le régime de la polis
est oligarchique ou tyrannique, les démocrates (autrement dit, les opposants politiques)
prétendent que la polis tout entière ne doit pas assumer les décisions des oligarques ou du
tyran, veut dire, nous semble-t-il, Aristote. Cette interrogation générale, qui lie et articule le
régime (la constitution) de la polis à la définition elle-même de cette dernière, se pose
encore plus clairement en cas de changement de régime. Ainsi, quand Aristote la reprend
(au chapitre 3 du même livre) pour un examen plus approfondi, il écrit : « Certains se
demandent, en effet, si c’est la polis qui a fait ou n’a pas fait telle chose, lorsque, par
exemple, de l’oligarchie ou de la tyrannie, elle passe à la démocratie. »7
b) Il existe cependant une autre raison qui justifie le passage de l’interrogation sur la
constitution à l’interrogation sur la polis et la formulation de la question fondamentale
concernant la définition de la polis. Nous considérons, écrit Aristote, que toute l’activité, le
travail, l’étude (πραγματείαν) du politique et du législateur concerne la polis, a pour objet
la polis.8 La constitution (πολιτεία) est, par ailleurs, un certain ordre (τάξις) des individus
qui y vivent. Voilà, dans cette dernière phrase, une première définition de la politéia9.
Il y a donc deux raisons claires ainsi que pleinement politiques (opposition entre la
démocratie et les autres régimes ; observation « objective » et délimitation normative de
l’œuvre du politique et du législateur) qui concourent au remplacement de l’interrogation
sur la constitution par l’interrogation sur la polis. Elles sont immédiatement, et étrangement
pourrions-nous dire, suivies d’une affirmation conclusive par laquelle Aristote veut
rejoindre la première phrase de ce chapitre tout en définissant pour une première fois la
politéia. Nous lisons (en associant les deux phrases) : La politéia étant un certain ordre de
ceux qui habitent dans la polis (dernière phrase de cette partie du texte) – pour celui qui
examine l’être générique et la spécificité de chaque constitution (politéia), la première
question est la suivante : qu’est-ce, enfin, que la polis ? (première phrase de ce chapitre).
2. Pour répondre à cette dernière question (« qu’est-ce, enfin, que la polis ? »), il faut
se demander, poursuit Aristote, ce qu’est le citoyen car la polis est une certaine multitude
(πλῆθος10) de citoyens.
La polis est un composé, postule Aristote. En tant que composé, elle est
concrètement une certaine multitude de citoyens. En conclusion, la politéia nous conduit à
la polis, et la polis nous conduit au politès (citoyen), de telle sorte que nous devons nous
demander qui il faut appeler citoyen et ce qu’est le citoyen.
Petite digression du texte aristotélicien, affirmation philosophique gratuite
d’Aristote. Avant de formuler cette définition de la polis, en tant qu’ensemble de citoyens,
Aristote énonce cette position générale, indémontrable : « Comme toute chose qui est un
tout mais qui est composée de plusieurs parties (μορίων), la polis est un composé ».
Nous ouvrons ici une parenthèse qui pourrait être lue indépendamment de la
présentation de ce chapitre mais qui est, nous semble-t-il, nécessaire.11
On peut distinguer, pour une bonne compréhension, trois niveaux sur lesquels se
déploie (dans les trois premiers chapitres du premier livre et dans le présent chapitre) la
réflexion aristotélicienne en ce qui concerne la définition ou, plutôt, les définitions de la
polis. Par là même, on peut comprendre ce qui est, pour Aristote, politique et ce qui ne l’est
pas ainsi que, par conséquent, ce qu’est la politique.
À un premier niveau, il y a, tout au début des Politiques (chapitre premier et
deuxième du premier livre), une « avant-première » définition de la polis, que l’on pourrait
appeler généalogique. La polis est avec le temps, selon cette conception évolutive, la
synthèse des différentes communautés familiales, associées ensuite pour une survie plus
durable en communautés villageoises, communautés pas encore politiques. La polis englobe
et, en même temps, surpasse ces communautés, tout en visant, comme par ailleurs toute
communauté, un bien et, dans ce cas, le bien le plus important. Elle est, de ce fait, la seule
communauté politique (chapitre premier). Puisque encore la polis provient d’une
communauté naturelle, celle de la famille, elle est, elle aussi, par « nature »12, elle a atteint le
terme (πέρας) de l’autarcie qui est la fin et la meilleure fin, c’est-à-dire non seulement le
vivre mais le bien vivre. La polis, ainsi définie généalogiquement, est donc par « nature »
(chapitre deuxième).
Le deuxième niveau concerne la « première » définition de la polis une fois
constituée, et pour les besoins de l’analyse actuelle (chapitres premier et troisième du
premier livre). Comme au chapitre que nous présentons, dans sa « première » définition
aristotélicienne, la polis est également conçue en tant que synthèse de plusieurs parties
(μόρια)13. Ces parties sont, dans cette « première » définition, des entités collectives, à
savoir les différentes communautés familiales. Les pouvoirs/autorités à l’intérieur de
chaque communauté familiale ne sont pas, selon Aristote, politiques.
À un troisième niveau, dans sa « deuxième » définition aristotélicienne, la polis est
conçue (au chapitre que nous présentons) en tant que synthèse des entités individuelles,
c’est-à-dire des citoyens. Seuls ces derniers ont, et créent, d’après Aristote toujours, des
relations politiques.
Nous pourrions comprendre ainsi que :
a) ces deux définitions ne sauraient être appelées « première » et « deuxième » que
d’un point de vue conventionnel, selon l’ordre de leur apparition dans le texte ;
b) la « première » est plus « large » (la polis en tant qu’ensemble de familles), la
« deuxième » plus « étroite » (la polis en tant qu’ensemble de citoyens, à savoir de mâles
libres) ;
c) la « première » vise principalement l’étude du domaine familial (à savoir des
pouvoirs/autorités non politiques : despotique, marital, parental) dissocié du domaine
proprement politique (à savoir du pouvoir délibératif, du commandement et du pouvoir
judiciaire de la polis, attribué aux mâles libres) alors que la « deuxième » vise justement ce
domaine proprement politique.
Bref, nous pourrions comprendre que, puisque la polis se dit en plusieurs sens14,
comme Aristote le soulignera un peu plus bas (au chapitre 3 du livre III, 1276a 23-24), il est
permis, pour les besoins de la réflexion, de partir de plusieurs définitions de la polis, sans
que cela puisse constituer des contradictions dans le développement de cette réflexion. Par
contre, nous ne saurions « comprendre » une correspondance cohérente de ces deux
définitions dans le cadre de l’ensemble des Politiques, ou du moins dans le cadre de
l’analyse menée jusqu’ici. La polis en tant que communauté globale englobant toutes les
autres vise le bien suprême et, de ce fait, est société/communauté politique, affirme Aristote
dans la première phrase des Politiques. La polis est par « nature », écrit-il dans le deuxième
chapitre du premier livre. La polis seulement en tant que communauté de citoyens (libres,
égaux) institue des relations politiques entre ceux-ci, affirme-t-il par la suite, et la politique
est justement archè (commandement/principe/pouvoir) entre les libres et les égaux, précise-
t-il encore dans le chapitre septième du premier livre. Et, dans le présent chapitre, Aristote
conçoit la polis comme l’ensemble de citoyens qu’il ne peut définir que par pure
convention. Des questions épineuses apparaissent ici sur la réflexion d’Aristote : La polis
est-elle par « nature » ou par convention ? Le bien suprême que la polis vise est-il ou non
tributaire de la politique ? Y a-t-il une contradiction d’Aristote concernant les deux
définitions de la polis ? Ou s’agit-il du tiraillement constant dans la démarche réflexive
aristotélicienne entre φύσει (par « nature ») et νόμῳ (par convention) ?
Nous pourrions résumer encore une fois, au risque de devenir très répétitif, le
déploiement de la réflexion aristotélicienne ainsi que les apories qu’elle suscite, de la
manière suivante. Selon une définition « généalogique » de la polis, celle-ci résulte, d’après
Aristote, de la synthèse des familles et des villages. Dans la polis ainsi instituée, il y a pour
ingrédients les familles à l’intérieur desquelles les relations (pouvoirs/autorités) ne sont pas
politiques. Il y a une autre définition, politique celle-ci, de la polis comme multitude de
citoyens. Ces derniers, libres et égaux, instituent des archai politiques. La polis phusei (par
« nature ») vise le bien le plus important et, de ce fait, représente la seule communauté
politique. La polis a su néanmoins instituer une taxis (ordre) qui est la constitution. Le bien
le plus important, le bien vivre, de la polis, est-il ou non tributaire de cette constitution ? La
polis est-elle par « nature » ou par convention ?
L’investigation sur la politéia nous amène (pour deux raisons) à l’interrogation sur la
polis et cette seconde interrogation sur la polis (composée de politai : citoyens) nous
conduit à la recherche de la définition du politès. Il y a une raison politique, parfaitement
homologue à la première de ces raisons, pour mener cette recherche ; c’est celle-ci : la
définition du citoyen est maintes fois sujet à controverses et un individu considéré comme
citoyen dans une démocratie ne l’est pas dans une oligarchie. L’opposition est, encore une
fois, nommée explicitement par Aristote : démocratie-oligarchie.
Si néanmoins le fil de la logique aristotélicienne était reconstitué comme ci-dessous,
il serait inévitable de constater que cette logique n’est pas sans faille.
La politéia est un certain ordre de tous les habitants de la polis. L’œuvre du politique
et du législateur embrasse (doit embrasser) toute la polis. L’investigation sur la politéia
amène donc à l’interrogation sur la polis, d’autant plus qu’entre celle-ci et celle-là il y a une
relation de dépendance (dépendance révélée par la controverse décrite). La polis est ensuite
composée de citoyens (pour la définition desquels il y a la même controverse liant la
désignation du citoyen à la spécificité de la politéia de chaque polis). Ainsi, de
l’investigation sur la politéia (qui concerne tous les habitants) on aboutit nécessairement,
en passant par la polis (qui concerne les seuls citoyens), à la recherche du citoyen.
Cette recherche laisserait alors à l’écart, exclurait, des pentes entières de la polis, qui
n’est pas seulement un ensemble de citoyens mais aussi de femmes, d’esclaves, de
métèques. La contradiction est, pour Aristote, insurmontable.
3. Longue introduction explicative de l’interrogation sur l’appellation et la définition
du citoyen.
Aristote cherche la définition du citoyen ἁπλῶς, purement et simplement, au sens
absolu, sans épithète(s), au sens pleinement et uniquement politique qui concerne le point
de vue de l’opposition primordiale entre démocratie et oligarchie (celle-là même qui
concerne symétriquement la polis et les individus – minoritaires de toute façon – qui
accomplissent des actes au nom de la polis).
Laissons donc de côté, dans cette recherche, écrit Aristote, les « poiètous politas »,
les « citoyens créés », par naturalisation, dirait-on aujourd’hui. Et il éprouve le désir
d’affirmer cette banalité que le citoyen n’est pas tel pour la seule raison qu’il habite à un
endroit, parce que les métèques et les esclaves y habitent aussi. (Les femmes brillent ici par
leur absence.) Même les individus qui sont liés à la polis par des contrats (commerciaux ou
autres) ne peuvent être considérés comme citoyens. Ces individus participent ἀτελῶς :
incomplètement à cette communauté. La même remarque s’impose, poursuit Aristote, pour
les jeunes garçons (παῖδας) et les vieillards. On considère les uns comme citoyens
ἀτελεῖς : incomplets, les autres comme citoyens παρηκμακότας : en déchéance. (Où sont
les femmes ?)
Nous interprétons : pour tous ceux-là, le point commun est qu’ils sont considérés
comme citoyens en puissance ou dépassés ou qu’ils ne le seront jamais d’après des critères
non politiques, peut-être juridiques et administratifs, fonctionnels, qui, de plus, ne touchent
pas l’opposition politique pleinement déclarée ici entre démocratie et oligarchie.
« Ζητοῦμεν γὰρ τὸν ἁπλῶς πολίτην » : « nous cherchons, en effet, la définition
politique du citoyen », affirme catégoriquement Aristote.
Le Stagirite est, nous semble-t-il, à la recherche d’une définition pure et simple du
citoyen, définition au sens absolu, autrement dit au sens politique fondamental et premier,
et non au sens juridique, administratif, susceptible de corrections, dérivé. C’est pour cette
raison qu’il précise à la fin de cette partie qu’il laisse également hors de cette recherche
ceux qui parmi les citoyens ont perdu leurs droits civiques ou ceux qui ont pris la fuite.
4. Après toutes ces précisions introductives, telle est donc la définition
aristotélicienne du politès (citoyen) :
« πολίτης δ ̓ ἁπλῶς οὐδενὶ τῶν ἄλλων ὁρίζεται μᾶλλον ἢ τῷ μετέχειν κρίσεως
καὶ ἀρχῆς » : « le citoyen simplement (au sens absolu) n’est défini d’aucune meilleure
manière que par sa participation au jugement (au “ pouvoir judiciaire ”) et au
commandement/magistrature ». (C’est nous qui soulignons.)
Étant donné que, dans cette définition, le terme κρίσεως (génitif de κρίσις :
jugement, au sens judiciaire) ne pose pas de problème particulier (nous y reviendrons
cependant) ; étant donné, par contre, que le terme ἀρχῆς (génitif de ἀρχὴ) pose un
problème de précision, car ce dernier terme signifie ici, en même temps, commandement et
magistrature ; étant donné, enfin, qu’il existe – d’après la systématisation aristotélicienne
qui correspond à une réalité effective – plusieurs sortes de magistratures, Aristote, par la
relativement longue et minutieuse analyse qui suit sa première définition du citoyen, vise à
préciser ce qu’il entend par archè et par participation à une archè.
Aristote précise donc que font, d’après lui, partie
« des commandements/magistratures » (τῶν ἀρχῶν) :
- d’une part, les magistratures définies, limitées « selon le temps » (κατὰ χρόνον) ;
- d’autre part, le commandement non limité (ἀόριστος), sans limite de temps.
Les magistratures limitées selon le temps sont telles d’une double manière, précise
encore Aristote. Pour ces dernières, il est absolument interdit au même individu d’exercer
deux fois la même magistrature et il faut laisser un intervalle de temps défini avant
l’exercice par le même individu d’une autre magistrature de ce type.
Une petite parenthèse explicative et interprétative s’impose ici.
D’après ce que nous connaissons aujourd’hui par d’autres sources mais aussi par
Aristote lui-même – ou l’un de ses élèves15 –, en ce qui concerne le régime politique le
mieux connu de l’Athènes démocratique, la première de ces catégories d’archai, c’est-à-
dire les magistratures limitées, comprend tous les magistrats. En effet, hormis les membres
de la boulè (le Conseil des Cinq Cents) qui pourraient être désignés, par tirage au sort, deux
fois, cependant non consécutives, tous les autres magistrats ne pourraient être désignés pour
la charge correspondante qu’une seule fois non reconductible.16 Seuls les stratèges, qui
étaient élus et non tirés au sort et qui, de plus, étaient indéfiniment rééligibles, constituaient
une exception d’importance à cette règle de non-itération.17
Autrement dit, les magistratures (de la première catégorie) limitées « d’après le
temps », destinées à être exercées par un individu une seule fois, ou deux fois concernant
les membres de la boulè, qui étaient également toutes – sauf celles du commandement dans
la guerre – non reconductibles, sont celles qui présupposaient une désignation (par tirage au
sort ou par élection), et donc l’appartenance à un collège (plus restreint que l’ensemble des
citoyens tels qu’ils sont vus par Aristote), qui a une fonction définie.
Première conclusion : Le citoyen est donc d’abord celui qui peut être désigné, qui a
le droit d’être désigné, pour prendre part à un tel collège.
La visée d’Aristote est désormais claire : ce dernier veut étendre sa définition du
citoyen beaucoup plus loin au-delà de ce droit.
Venons à la deuxième catégorie aristotélicienne de commandements/magistratures, à
savoir le commandement illimité, sans limite de temps, qui va retenir maintenant tout
l’intérêt et l’attention du grand penseur. Le dikastès (le membre du dikastèrion : tribunal du
peuple) et l’ekklèsiastès (le membre de l’ekklèsia : assemblée du peuple), nommés
explicitement et séparément par Aristote, sont des exemples qui illustrent ce
commandement non limité.
Quelqu’un pourrait dire, écrit Aristote, que ceux-ci (le dikastès et l’ekklèsiastès) ne
sont pas magistrats et ne participent pas, en raison de leurs fonctions, à un commandement,
bien qu’il soit ridicule de priver de commandement les « parfaitement souverains »
(κυριωτάτους). Mais cet argument, continue-t-il, est seulement fondé sur l’appellation,
c’est-à-dire sur le fait qu’ils se sont appelés dikastès et ekklèsiastès et qu’ils n’ont pas de
désignation commune. Donnons donc pour définition un nom commun : ἀόριστος ἀρχὴ :
commandement illimité.18
Aristote invente et propose pour la deuxième catégorie de
magistratures/commandements le terme commun, générique, d’aoristos archè, ce qui
vaudra au citoyen défini par lui l’appellation aoristos archôn : commandant illimité !
« Nous posons donc comme citoyens ceux qui participent d’une telle manière. Telle
est à peu près la définition du citoyen qui peut être appliquée par excellence à tous les
individus qui s’appellent citoyens. » Par cette assertion on ne peut plus catégorique,
Aristote boucle cette partie de son analyse visant la définition complète du citoyen.
Deuxième conclusion : Est donc, ensuite, citoyen, au sens plein, celui qui participe
au tribunal du peuple (archè qui caractérise les régimes démocratiques et surtout la
démocratie athénienne19) et/ou celui qui participe à l’assemblée du peuple (archè qui est
spécifique au régime démocratique, notamment dans Athènes20). (Tous les mâles libres de
plus de trente ans, pour le premier cas, tous les mâles libres de plus de vingt ans, dans le
second cas.21)
En appelant et définissant comme citoyen l’ἀόριστος ἄρχων, à savoir plus
précisément l’ekklèsiastès et le dikastès ; en appelant et définissant comme archè, et plus
spécifiquement κυριωτάτη, parfaitement souveraine, l’ekklèsia et la dikastèria (les
tribunaux du peuple), Aristote veut souligner le rôle décisif, le rôle de commandement, de
l’assemblée du peuple et des tribunaux populaires.
Le citoyen n’est pas tel seulement parce qu’il peut, qu’il a le droit de, participer à
l’ekklèsia mais parce que l’ekklèsia de dèmos est archè, et archè kuriôtatè, tel est l’esprit
d’Aristote. De même, le citoyen ainsi défini, peut participer à un autre pouvoir politique
décisif qui est le tribunal du peuple.
Il est temps à présent de revenir, comme nous l’avons annoncé précédemment, au
terme krisis pour préciser que, comme le souligne Hansen, dans l’Athènes démocratique,
les tribunaux du peuple (dikastèria) « exerçaient un pouvoir de contrôle illimité sur
l’Assemblée, le Conseil, les magistrats et les dirigeants politiques : les procès politiques
constituaient l’essentiel des procès dont ils avaient à connaître. »22 Participer donc à la krisis
(jugement), ne correspond pas principalement, dans la définition aristotélicienne du citoyen,
au fait d’être juré et de juger des litiges de droit privé ou des affaires criminelles qui étaient,
à Athènes, réglées autrement.23 C’est à cette fonction politique principale du tribunal
populaire qu’appartient la procédure connue sous le nom de graphè paranomôn (accusation
d’illégalité) dont voici « une rapide description » et un brillant commentaire dans un texte
fondamental de Cornelius Castoriadis :
« Vous avez une proposition à l’ecclèsia qui a été adoptée. Sur ce, un autre citoyen
peut vous traîner devant la justice en vous accusant d’avoir incité le peuple à voter une loi
illégale. Soit vous êtes acquitté, soit vous êtes condamné – auquel cas la loi est annulée.
Ainsi, vous avez le droit de proposer absolument tout ce que vous voulez – mais vous devez
réfléchir soigneusement avant de faire une proposition sur la base d’un mouvement
d’humeur populaire, et de la faire approuver par une faible majorité. Car l’éventuelle
accusation serait jugée par un jury populaire de dimensions considérables (501, parfois
1001 ou même 1501 citoyens siégeant en qualité de juges) désigné par tirage au sort. Ainsi
le dèmos en appelait-il au dèmos contre lui-même : on en appelait contre une décision prise
par le corps des citoyens dans sa totalité (ou sa partie présente lors de l’adoption de la
proposition) et devant un large échantillon, sélectionné au hasard, du même corps siégeant
une fois les passions apaisées, pesant de nouveau les arguments contradictoires et jugeant la
question avec un relatif détachement. Le peuple étant la source de la loi, le “ contrôle de la
constitutionnalité ” ne pouvait être confié à des “ professionnels ” – l’idée aurait de toute
façon paru ridicule à un Grec –, mais au peuple lui-même agissant sous des modalités
différentes. Le peuple dit la loi ; le peuple peut se tromper ; le peuple peut se corriger.
C’est là un magnifique exemple d’une institution efficace d’autolimitation. »24
C’est pour toutes ces raisons qu’Aristote précise encore très clairement :
Cette définition absolue du citoyen vaut principalement pour la démocratie. (Ou
pour la démocratie athénienne, disons-nous).
Nous pourrions conclure légitimement que, pour Aristote, la démocratie est donc le
régime qui institue que les individus peuvent être à la fois membres de l’assemblée
souveraine du peuple et/ou membres des tribunaux politiques du peuple.
Conclusion générale : est citoyen au sens plein non seulement celui qui peut être
désigné à participer à un collège de magistrats mais également celui qui participe à
l’assemblée et/ou au tribunal du peuple.
Digression du texte aristotélicien : la grande différence des constitutions du point de
vue de leur différence de principes.
Mais une affirmation de lourde ontologie précède cette distinction entre la
démocratie et les constitutions qui ne conçoivent pas ainsi le citoyen.
Aristote écrit : « Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que les choses (πράγματα) dont
les fondements (les principes) (ὑποκείμενα) diffèrent spécifiquement et dont l’une est
première et l’autre deuxième et dépendante (qui en découle), ne contiennent absolument
rien de commun ou à peine. Nous considérons, de la même manière, les constitutions
différentes entre elles spécifiquement et nous considérons que les unes sont postérieures et
les autres antérieures. Car il est nécessaire que les constitutions fautives et déviées soient
postérieures aux irréprochables, non fautives. Comment nous définissons les constitutions
déviées, ce sera clair plus tard. Il est, donc, nécessaire que le citoyen soit différent selon
chaque constitution. » (C’est nous qui traduisons et qui soulignons.)
5. Par sa lourde proposition ontologique, Aristote nous a enseigné que, de même que
toutes les choses dont les principes diffèrent spécifiquement ne contiennent presque rien de
commun, de même, les constitutions différentes entre elles spécifiquement ne comprennent
pas d’éléments communs, identiques. Le citoyen, élément primordial de toute constitution,
est par conséquent nécessairement autre dans les constitutions différentes.
Le citoyen, tel qu’il est défini jusqu’à présent, se rencontre par excellence dans la
démocratie, a clairement précisé Aristote.
Que se passe-t-il donc en ce qui concerne le citoyen, dans toutes les autres
constitutions ? Par l’analyse aristotélicienne qui suit sont éclairées toutes les idées de ce
chapitre.
« Dans toutes les autres politéiai – prises en bloc par opposition à la démocratie,
notons-nous –, il est possible (ἐνδέχεται) [que le citoyen défini ainsi existe] mais [un tel
citoyen n’est] nullement nécessaire (ἀναγκαῖον) », affirme Aristote. Nous interprétons :
dans toutes les autres constitutions, le citoyen, tel qu’il est défini par Aristote, pourrait
exister accidentellement, occasionnellement, dans le cas, par exemple, où une assemblée
populaire extraordinaire aurait été convoquée.
En effet, dans certaines de ces constitutions, écrit Aristote, « il n’existe pas de dèmos
et on n’institue (νομίζουσιν) pas d’ekklèsia ». Il y a, par contre, des assemblées du peuple
convoquées de manière extraordinaire (συγκλήτους) et on juge les procès (sur des conflits
d’ordre privé) devant des instances spécialisées et permanentes. Pour éclairer ces propos,
Aristote évoque significativement comme exemple les constitutions lacédémonienne et
carthaginoise, dont il a tracé les traits généraux et ceux plus spécifiquement politiques dans
les chapitres 9 et 11 du livre II, pour les critiquer justement en raison de leur caractère
plutôt oligarchique et malgré leur réputation d’être les meilleures.
Ainsi, précise Aristote, la définition/institution du citoyen se modifie (ἔχει
διόρθωσιν : est corrigée) dans toutes les autres constitutions (prises encore une fois en bloc
par opposition à la démocratie) car, dans les autres constitutions, l’aoristos archôn (le
commandant illimité) n’est pas celui qui est membre de l’assemblée (ekklèsiastès) et
membre du tribunal (dikastès) mais celui qui est magistrat défini selon la magistrature
établie/instituée.25
Nous interprétons : dans la démocratie (la démocratie athénienne, si l’on veut), ne
peut être commandant/magistrat illimité que le membre de l’assemblée et/ou le membre du
tribunal du peuple alors que tous les autres magistrats sont limités. Dans tous les autres
régimes, il n’y a ni ekklèsiastès ni dikastès, réunis par Aristote sous le nom commun,
inventé et proposé par lui-même, d’aoristos archôn, de plus, tous les magistrats sont
illimités. Dans toutes les autres constitutions, l’aoristos archôn aristotélicien, qui
constitue selon nous la véritable définition et la définition complète du citoyen par
Aristote, disparaît, absorbé dans les magistrats, qui, cooptés ou élus, sont institués en tant
que commandants sans limite de temps et reconductibles. Dans toutes les autres
constitutions, seuls les magistrats sont donc susceptibles d’être considérés comme citoyens
du fait que seuls ceux-ci partagent une magistrature et un commandement et qu’ils les
partagent sans limite de temps.
Le seul régime où un individu peut trouver sa pleine définition et institution du
citoyen (sans modification ni restriction) reste donc la démocratie. Le régime démocratique
dans lequel tous sont susceptibles de faire partie du dèmos institué et de l’ekklèsia
permanente, régulièrement convoquée à intervalles précis, qui prend les décisions
politiques importantes, et dans lequel tous peuvent participer au tribunal du peuple qui a
une fonction principalement politique.
Cette idée a de lourdes conséquences sur les considérations générales que l’on
pourrait faire sur la pensée politique aristotélicienne, qui a beaucoup souffert de mauvaises
interprétations tandis qu’elle s’avère ici pleinement démocratique.
Pour Aristote, en effet, il n’y a qu’une seule définition du citoyen. Le fondement de
cette définition est incontestablement la participation à une archè. C’est donc le régime
(chaque régime) qui « corrige » cette définition et non pas Aristote, qui a écrit au début de
ce chapitre : « un individu considéré comme citoyen dans une démocratie ne l’est pas dans
une oligarchie ».
Penser le contraire, comme c’est le cas de Pierre Pellegrin qui traduit : « Donc notre
définition du citoyen suppose une correction ... » (voir p. 208), ne conduit pas seulement à
une grave erreur de traduction (après tout, il n’y a pas dans le texte original ce « notre »
attribué à Aristote lui-même), mais à une double faute. Dans le cadre de ce chapitre, il
s’agirait d’abord d’une faute logique : Aristote voulant définir le citoyen au sens absolu ne
saurait ce qu’il écrit, car il écrirait à la fois ces deux idées contradictoires : il y a une seule
définition du citoyen (et donc celle-ci ne supporte aucune « correction ») et il y en a
plusieurs (et donc, de toutes manières, celles-ci ne sont pas sujettes à « correction »).
Aristote, par contre, comme nous l’avons démontré, écrit qu’il y a, au sens absolu, une
seule définition du citoyen. Et puisqu’il en est ainsi, la définition au sens plein du citoyen
restant la même, ce qui change selon chaque constitution, c’est la quantité d’individus qui
pourraient être appelés citoyens et, surtout, la « qualité » de leurs prérogatives.
Mais cette faute est liée à une deuxième, plus générale et étendue, qui concerne la
compréhension de la pensée aristotélicienne, pensée qui est, à nos yeux, inspirée d’une
réalité historique effective et essentiellement démocratique. Témoigne de cette faute la
remarque suivante de Pierre Pellegrin présentée en note, dans sa traduction des Politiques :
« On voit que, spontanément, alors qu’il mène une recherche générale et qu’il insiste sur la
pluralité des types de constitutions, Aristote a tendance à définir la citoyenneté en se
référant à la démocratie athénienne, ce qu’il reconnaît explicitement plus bas § 10,
1275b 5. » ; voir p. 207.26 Il y a, en effet, ici une méconnaissance de la démarche
aristotélicienne, une démarche par laquelle on comprend aisément que la seule possibilité
de définir le citoyen ἁπλῶς est de le définir dans la polis démocratique. Dans les poleis
gérées de manière oligarchique ou tyrannique, la désignation du citoyen serait susceptible
de restrictions, non seulement numériques mais également institutionnelles et finalement
pleinement politiques. Puisque la polis est, d’après Aristote, l’ensemble de ses citoyens,
ceux qui sont définis comme tels au sens absolu s’approchent le plus possible de la polis
tout entière dans la mesure où celle-ci est gérée par un régime démocratique. Ce n’est donc
ni spontanément ni accidentellement qu’Aristote a ainsi défini le citoyen. Même dans le cas
d’un adulte mâle libre, si celui-ci ne participe pas, n’a pas la faculté de participer, à une
archè, il ne peut pas être considéré comme citoyen, tel est l’esprit d’Aristote.
C’est d’ailleurs pour cette raison que nous considérons que sur ce point Mogens H.
Hansen a écrit à juste titre : « Dans La Politique, Aristote définit le citoyen d’une
démocratie comme celui qui a le droit d’être juré (dikastès) et de participer à l’Assemblée
(ekklèsiastès) [ici note 4] ; cette définition générale coïncide parfaitement avec l’analyse de
la démocratie athénienne menée dans la Constitution d’Athènes, où, pour introduire sa
description systématique, il classe Athènes parmi les démocraties où “ tout est réglé par les
décrets [ = par l’Assemblée] et les tribunaux où le peuple est souverain ” [note 5]. »27
Dans toute l’analyse de ce chapitre que nous avons essayé d’effectuer le plus
exhaustivement possible, l’important à comprendre est qu’Aristote ne définit pas seulement
le citoyen d’une démocratie mais le citoyen au sens plein. Que cette définition pure et
simple s’applique par excellence au citoyen de la démocratie, dit beaucoup sur l’intention
générale du Stagirite, qui apparaît par excellence comme le théoricien du régime de
l’Athènes démocratique. (Mais malheureusement, Hansen, dans son très bon livre, n’a pas
vu cela et il qualifie constamment Aristote de philosophe détracteur de la démocratie pour
le rapprocher, et en tant que philosophe et en tant qu’antidémocrate, de Platon, ce qui est
une immense erreur d’interprétation. En même temps, Hansen est en contradiction avec lui-
même, parce qu’il utilise principalement, et continuellement, les témoignages d’Aristote
lorsqu’il s’agit de démontrer le caractère démocratique du régime athénien.28) Que cette
même définition appliquée à d’autres régimes donne les résultats que nous avons notés, en
restreignant le nombre de citoyens aux seuls magistrats, dit également beaucoup d’une
pensée politique qui doit nous inspirer encore aujourd’hui.
6. La conclusion générale qui clôt ce chapitre ne laisse aucun doute sur l’insistance d’Aristote dans sa première définition principielle du citoyen, qui a été la suivante : le citoyen au sens absolu est défini par sa participation au « pouvoir judiciaire » et au commandement/magistrature29. En effet, nous lisons dans cette conclusion une définition du citoyen équivalente à la première, qui est accompagnée cette fois, comme on devait s’y attendre, de la définition de la polis.
Nous présentons d’abord ce passage capital dans le texte original puis nous en
donnons une traduction aussi fidèle que possible :
« ᾧ γὰρ ἐξουσία κοινωνεῖν ἀρχῆς βουλευτικῆς ἢ κριτικῆς, πολίτην ἤδη
λέγομεν εἶναι ταύτης τῆς πόλεως, πόλιν δὲ τὸ τῶν τοιούτων πλῆθος ἱκανὸν πρὸς
αὐτάρκειαν ζωῆς, ὡς ἁπλῶς εἰπεῖν. »
« de celui, en effet, qui a le pouvoir de participer à une archè
(commandement/magistrature) délibérative ou judiciaire, nous disons dès lors qu’il est
citoyen de la polis concernée ; [nous disons], d’autre part, que la polis est, au sens absolu, la
multitude de tels [citoyens] suffisante en vue d’une autarcie30 de vie. »
Étant donné que, dans l’Athènes démocratique, l’assemblée du peuple était une
archè délibérative et que les tribunaux du peuple étaient une archè judiciaire, cette
définition inclut tous ceux qui pourraient prendre part à ces archai. Comme déjà dit, tous
les mâles libres de plus de vingt ans dans le premier cas, tous les mâles libres de plus de
trente ans dans le second cas. Étant donné que, dans d’autres poleis non démocratiques, les
archai délibératives et judiciaires étaient attribuées à certains de leurs habitants libres, dans
celles-ci tous les individus libres ne pourraient pas être considérés comme citoyens selon la
définition d’Aristote. D’une certaine manière, les définitions aristotéliciennes du citoyen et
de la polis trouvent leur plus « large » application sur le citoyen dans la démocratie et sur la
polis la démocratique. Il n’empêche que ces définitions sont voulues par Aristote absolues
et, d’une certaine manière, cela est inévitable.
Si cette définition du citoyen vaut pour la démocratie, une définition de la
démocratie elle-même pourrait du coup être formulée, pensons-nous, comme suit : est
démocratie le régime dans lequel le citoyen est défini de telle manière qu’il puisse
participer au commandement et/ou au jugement au sens judiciaire.
La polis, qui est πολλαχῶς λεγομένη, à savoir qui se dit en plusieurs sens, devient
ainsi une entité politique qui ne comprend que ses citoyens, et cette définition exclut, bien
évidemment, tous les autres membres de la polis (femmes, esclaves, métèques) de la vie
politique et à vrai dire, au sens politique, de la polis elle-même.
Se trouve ainsi résolue la controverse du début :
La polis, en tant qu’ensemble de ses citoyens, est responsable de ses actes.
Ou :
Seuls les citoyens, définis en tant que tels par le régime établi d’une polis, sont
responsables des actes qui ont été accomplis au nom de cette polis.
Le droit de vote est reconnu en principe à tous aujourd’hui. Mais tous ne peuvent pas
participer effectivement à un pouvoir délibératif ou judiciaire. Sommes-nous donc d’une
manière analogue presque tous exclus de la vie politique dans les sociétés actuelles, puisque
nous ne pouvons pas intervenir en ce qui concerne les décisions politiques importantes ?
D’une manière analogue ? La « nature », qui excluait autrefois les esclaves et, d’une
certaine façon, les femmes, a été remplacée par la « raison », qui exclut aujourd’hui tous
ceux – la grande majorité –, qui ne possèdent pas les capacités requises pour être des
professionnels de la politique.
Brève réflexion sur la définition aristotélicienne du citoyen et sur notre époque
Au terme de notre présentation exhaustive de ce chapitre des Politiques, nous
voudrions poser la question suivante : la définition aristotélicienne du citoyen a-t-elle un
sens pour nous aujourd’hui ?
Il convient de souligner tout d’abord un trait essentiel de la pensée politique
d’Aristote. Ce dernier a voulu définir le citoyen purement et simplement, absolument, et
non relativement. (Tel est le sens du mot ἁπλῶς qui apparaît à plusieurs reprises sous la
plume aristotélicienne dans ce chapitre.) Mais Aristote n’avait pas cherché ailleurs, pour
trouver ce « purement et simplement » et cet « absolument » – au ciel des idées. Il les a
trouvés dans une réalité bien effective, qui est celle de la démocratie pratiquée.S’inspirant
directement et principalement, sans néanmoins l’indiquer explicitement – pourquoi ? –, de
l’organisation politique de l’Athènes démocratique, Aristote a défini le citoyen au sens
plein, absolument. Cet « absolument » n’a donc aucune connotation idéaliste, utopique,
philosophique. Ce n’est pas une pure abstraction mais tout simplement la plus « large »
conception/définition du citoyen qu’un régime politique ait réussi à pratiquer en son sein.
Que, dans ce régime, les femmes, les métèques, les esclaves ne soient pas des
citoyens, c’est là une réalité historique incontestable mais une institution contestable et
détestable, pour nous aujourd’hui, fait/institution que l’on ne peut absolument pas
approuver.
Une fois énoncée avec force cette idée, il convient ensuite de dissiper une confusion
qui serait à la base d’un rejet irréfléchi de la définition aristotélicienne du citoyen, et qui est
d’ailleurs souvent le fondement de l’argument – prétexte – principal pour rejeter le régime
athénien. Il s’agit de la confusion qui lie l’institution du corps politique spécifique à
Athènes et l’existence de l’esclavage.31 Liée à notre question du début, cette deuxième
question capitale se pose : l’institution du corps politique dans une société donnée, dont
résulte la définition du citoyen, présuppose-t-elle nécessairement ou non une certaine
exclusion d’une partie plus ou moins considérable de la population concernée d’une
véritable participation aux affaires communes ? Notre réponse est la suivante : l’exclusion
de la citoyenneté des femmes, des esclaves et des métèques autrefois a conditionné mais
n’a pas déterminé l’institution de l’organisation intérieure du corps politique, la preuve
étant que cette exclusion existait dans toutes les poleis sans néanmoins que toutes aient le
même régime et, par là, la même conception/institution du citoyen.
Venons-en à la situation actuelle. L’inclusion aujourd’hui en principe de tous dans la
citoyenneté conditionne mais ne détermine pas l’institution de l’organisation intérieure du
corps politique. La division rigide du travail politique : l’abîme entre gouvernants et
gouvernés qui ne cesse de se creuser, la haute centralisation, la hiérarchisation extrême et la
bureaucratisation actuelles n’ont rien à voir avec cette inclusion souhaitable. Les défenseurs
du régime actuel évoquent souvent le nombre d’habitants d’un État-nation pour justifier
tout cela. Ils évoquent ensuite pour la même raison la complexité des problèmes dans les
sociétés actuelles. L’argument peut être aisément renversé : dans les sociétés d’une telle
ampleur du point de vue du nombre d’habitants et par conséquent du point de vue des
capacités, des intelligences, des vocations de ces habitants, comment est-il possible que l’on
ne puisse trouver qu’une infime minorité destinée à diriger ces sociétés ? Tous les
arguments qui sont fondés sur l’idée selon laquelle l’institution/définition du citoyen dans
les sociétés contemporaines est telle parce qu’on ne peut pas faire autrement doivent être
rejetés une fois pour toutes.
La réalité effective également incontestable est que les régimes dits démocratiques
de l’Occident contemporain proposent – dans leur grande majorité, au lendemain de la
Deuxième Guerre mondiale – comme la plus « large » définition du citoyen, à propos de la
participation politique, le droit de vote pour tous – et Pierre Rosanvallon, dans l’ouvrage le
plus synthétique et le plus complet de l’histoire du suffrage universel en France, résume très
bien dès sa première phrase cette réalité : « Un homme, une voix »32. Les métèques (les
étrangers) en sont cependant encore exclus.
Cette réalité doit, à notre avis, être également contestée en s’appuyant justement sur
la définition aristotélicienne, à savoir participer à un pouvoir, et en rejetant l’exclusion de
tout individu de cette participation, comme on a su rejeter l’esclavage et, très tardivement et
incomplètement, la non-citoyenneté des femmes33.
En effet, le drame de l’époque moderne en matière de politique est le suivant : en
élargissant au maximum le droit à la citoyenneté à tous – ce qui est parfaitement
souhaitable, a été restreinte au maximum la possibilité effective de participation de tous au
pouvoir politique, lequel est à son tour de plus en plus restreint. Et il n’y a, à nos yeux,
aucune relation déterministe (de cause à effet) entre l’exclusion ou la participation mutilée
des uns (les gouvernés) et la pleine participation des autres (les gouvernants). Ce n’est pas,
pour le dire autrement, parce que les gouvernés dans une nation moderne se comptent par
plusieurs millions que les gouvernants doivent nécessairement représenter une infime
minorité de la population totale de celle-ci.
Le drame (et, en même temps, l’apport essentiel) de la modernité consiste en ce que
l’étendue (l’universalité) de la définition du citoyen : « tous sont en droit citoyens » va de
pair avec l’étroitesse symétrique des possibilités, dans les faits, du citoyen de participer
vraiment au pouvoir politique, d’intervenir dans les affaires communes.
Le citoyen est, d’après Aristote, commandant illimité et le magistrat est limité. Le
citoyen (gouverné) est aujourd’hui illimité mais non commandant. Et le magistrat
(gouvernant) aujourd’hui n’est pas limité, de plus, il est le seul commandant. Les termes ont
été complètement inversés.34 S’il ne s’agissait que de mettre en évidence ce renversement
qui a eu lieu à propos de la définition du citoyen dans l’époque moderne, ce ne serait
cependant pas par « nostalgie » (désir douloureux d’un retour) que j’ai essayé de le
démontrer. Un retour n’est ni possible ni, par ailleurs, souhaitable. Renverser, par contre, la
définition actuelle du citoyen est possible et souhaitable.
La définition du citoyen par Aristote, inspirée d’une réalité effective, devient ainsi
incontournable et elle peut être formulée pour une société contemporaine de la manière
suivante : est purement et simplement citoyen celui qui a le droit effectif de participer à un
pouvoir délibératif et/ou judiciaire décisionnel, celui qui participe donc effectivement à ce
pouvoir et l’exerce dans les faits. Comment cela peut-il être réalisé ? Comment peut-on
prétendre que, dans un État-nation de l’ampleur d’aujourd’hui, tous pourraient être à la fois
gouvernants et gouvernés ? Une autre idée d’Aristote, également incontournable, inspirée
elle aussi d’une réalité politique effective, pourrait être évoquée ici : l’égalité politique est
réalisée lorsque tous peuvent être investis à tour de rôle des fonctions de gouvernants et de
gouvernés.35
Telle n’est pas l’actuelle définition du citoyen. Car la participation à un pouvoir
délibératif ou judiciaire, énoncée comme un droit, est strictement réservée, par l’institution
politique dans son esprit profond et par l’institution tout entière de la société36, à une partie
infime de la population. Le seul droit dont l’exercice demeure effectif pour tous consiste en
la participation aux élections, tous les quatre ou cinq ans. Droit qui ne trouve d’ailleurs pas
son plein exercice.
Notons au passage ici que le droit de la délibération en commun des citoyens à
propos des affaires politiques communes n’est reconnu par aucun des régimes représentatifs
d’aujourd’hui. Le citoyen exerce son droit de vote, sa mission suprême, en choisissant seul
dans le secret de l’isoloir un bulletin qui représente un programme « politique » partisan
mais dont la fonction tangible n’est autre que la désignation d’une personne à un poste.
Il y a eu cependant, lors de l’époque moderne, des actions collectives qui ont
formulé cette critique contre les régimes représentatifs et qui ont pour cette raison inventé
des formes démocratiques d’organisation politique, les conseils. Ils sont restés minoritaires.
Hannah Arendt résume excellemment leurs idéaux dans le passage suivant : « Nous voulons
participer, déclarent les conseils, nous voulons discuter et faire entendre publiquement notre
voix, nous voulons avoir la possibilité de déterminer l’orientation politique de notre pays.
Puisque ce pays est trop vaste et trop peuplé pour que nous puissions nous rassembler tous
en vue de déterminer notre avenir, nous avons besoin d’un certain nombre de lieux
politiques. L ’ isoloir à l’ intérieur duquel nous déposons notre bulletin de vote est
certainement trop étroit, car seule une personne peut s’y tenir. Les partis ne servent plus à
rien. Nous ne sommes, pour la plupart, que des électeurs que l’on manipule. Mais que l’on
accorde seulement à dix d’entre nous la possibilité de s’asseoir autour d’une table, chacun
exprimant son opinion et chacun écoutant celle des autres, alors, de cet échange d’opinions,
une opinion formée rationnellement pourra se dégager. »37
La devise d’un régime démocratique ne devrait pas être « un homme, une voix »
mais plutôt « un homme, une opinion » et, par là même, la participation de tous à la
prise de toutes les décisions importantes concernant les affaires communes.
Nous avons cité au début de notre texte une recommandation rousseauiste
concernant l’attention que le lecteur devait porter à la lecture. Nous finissons notre texte
sur un passage du citoyen de Genève pour répondre à tous ceux qui, en toute bonne volonté,
nous accuseraient d’utopisme :
« Le souverain, n’ayant d’autre force que la puissance législative, n’agit que par des
lois ; et les lois n’étant que des actes authentiques de la volonté générale, le souverain ne
sauroit agir que quand le peuple est assemblé. Le peuple assemblé, dira-t-on, quelle
chimère ! C’est une chimère aujourd’hui ; mais ce n’en étoit pas une il y a deux mille ans.
Les hommes ont-ils changé de nature ?
Les bornes du possible, dans les choses morales, sont moins étroites que nous ne
pensons ; ce sont nos foiblesses, nos vices, nos préjugés, qui les rétrécissent. Les âmes
basses ne croient point aux grands hommes : de vils esclaves sourient d’un air moqueur à ce
mot de liberté. »38
nicos iliopoulos
Paris, mai 1997
1. Cette définition de la polis est la deuxième, après celle présentée au tout début de l’ouvrage, dans les trois
premiers chapitres du premier livre. À propos de la « relation » de ces deux définitions, voir infra.
2. Les sous-titres, plutôt réussis bien que froids, proposés par Pierre Pellegrin, dans ce chapitre (voir
pp. 205-207), sont les suivants :
« - Question préalable : qu’est-ce que la cité ? »
« - Cette question mène à une autre : qu’est-ce que le citoyen ? »
« - La définition d’Aristote ».
« - La définition d’Aristote ».
3. « Πολιτεῖαι ἀναμάρτηται » : constitutions irréprochables, non fautives, telle est l’ expression aristotélicienne employée dans ce chapitre. Voir plus bas dans notre texte.
4. Nous traduisons ou plutôt nous interprétons ainsi le mot ἁπλῶς qui revient à plusieurs reprises dans ce
chapitre sous la plume d’Aristote lorsque ce dernier vise à définir tout d’abord le citoyen puis la polis. Nous
y reviendrons.
5. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre III, chapitre I, premier paragraphe. Dans l’édition que
nous possédons, Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Discours sur les sciences et les arts, Discours
sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, présentation de Henri Guillemin, Union Générale d’Editions,
« 10/18 », 1973, p. 120.
6. La traduction complète de la première phrase du troisième livre peut être littéralement la suivante : « Pour
celui qui observe la constitution, quel est le genre de chaque [constitution] et quel est son caractère propre, la
presque première pensée [est] de fixer les yeux sur la polis : qu’est-ce, enfin, que la polis ? ».
7. Par sa démarche, Aristote vise ensuite à démontrer implicitement, à ce propos, qu’on ne peut attribuer une
action à la polis, en tant qu’entité politique définie par lui-même, si celle-ci n’est pas gouvernée
démocratiquement et selon l’avantage (intérêt) commun. Une action décidée et exécutée par un régime
oligarchique ou tyrannique, sans la participation des membres de la polis, n’engage justement que ce régime,
et elle ne doit pas être revendiquée ou assumée par l’ensemble de la polis. Les conséquences politiques,
constitutionnelles, historiques ainsi qu’historiographiques auxquelles conduit cette idée aristotélicienne pour
les régimes actuels et, par ailleurs, tous les régimes, apparaissent de manière évidente.
8. Comme c’est souvent le cas dans cet ouvrage, dans ce « nous considérons » on ne peut voir qu’une observation plus ou moins objective ainsi qu’un énoncé normatif du penseur.
9. La phrase du texte original est la suivante : « ἡ δὲ πολιτεία τῶν τὴν πόλιν οἰκούντων ἐστὶ τάξις τις ».
10. Πλῆθος signifie littéralement : grande quantité, multitude. Mais ce terme est déjà, pour ainsi dire,
démocratique. Il renvoie au gouvernement par le plus grand nombre, par opposition au gouvernement par les
oligoi, un petit nombre, à savoir l’oligarchie. On retrouvera le mot dans la dernière phrase de ce chapitre.
11. La compréhension de cette parenthèse serait meilleure si le lecteur avait pu lire la présentation et
l’interprétation, que nous avons proposées nous-même, des premiers chapitres du premier livre des
Politiques. Pour combler cette lacune, nous essayons de résumer ici, autant que possible, notre lecture de ces
chapitres. Comme déjà dit, dans la Note préliminaire, nous espérons pouvoir présenter prochainement
l’analyse de tous les chapitres des Politiques.
12. Nous avons insisté, dans notre présentation du premier livre, sur le fait que la nature de chaque entité
trouve chez Aristote une définition particulière et précise : ce que devient chaque entité une fois sa
genèse/création achevée.
13. Le mot μόρια utilisé dans le chapitre que nous analysons à présent, est également employé dans les
chapitres premier et troisième du premier livre.
14. « πολλαχῶς γὰρ τῆς πόλεως λεγομένης ».
15. Nous nous référons à l’ouvrage Ἀθηναίων Πολιτεία (Politéia des Athéniens), découvert en 1889, dont
la paternité, entre A ristote et l’ un de ses élèves, est discutée par les experts. À ce propos,
cf. l’« Introduction » de Claude Mossé dans l’édition bilingue citée à la note suivante, pp. VII-XXIV.
Mogens H. Hansen, dans le livre également cité à la note suivante, écrit à propos de Constitution d’Athènes :
« composé dans l’école d’Aristote v. 330 ; la part qui lui revient est discutée. », p. 15. Voir, également à la
note suivante, ce que l’on apprend encore par cet ouvrage.
16. De toutes les synthèses sur les institutions politiques de l’Athènes démocratique, nous renvoyons à celle
que nous considérons comme la plus complète, la plus heureusement réussie et qui est la plus récente, à
savoir à l’ouvrage de Mogens Herman Hansen, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, « Les
Belles Lettres », 1993. Et parmi de nombreux passages dans lesquels l’auteur met en relief ce que l’on
pourrait appeler le non-cumul et la non-reconductibilité à jamais des magistratures dans l’Athènes
démocratique, nous renvoyons à celui-ci : « Outre les 500 membres du Conseil, les Athéniens avaient à tirer
au sort environ 600 autres magistrats. En dépit de leur nombre plus important, ces autres magistratures ont
bien pu faire l’objet d’une moindre demande que le Conseil, pour la raison qu’il était interdit d’exercer deux
fois la même magistrature [ici note 90] ; mais rien n’empêchait un citoyen d’être désigné pour en exercer
une autre. Seulement cela ne pouvait se faire tant que le magistrat ne s’était pas soumis aux euthynai
[obligation de rendre des comptes ; N. I.] pour le poste qu’il venait de quitter, c’est-à-dire pas avant le début
de l’année suivante [note 91] ; il était donc impossible d’être magistrat deux années de suite, mais rien
n’interdisait d’exercer une autre charge une autre année. » ; pp. 270-271. Par la note 90, Hansen renvoie
(voir p. 395) au passage suivant de Constitution d’Athènes : « On peut remplir plusieurs fois les fonctions
militaires, mais aucune des autres magistratures ; on peut cependant faire deux fois partie du Conseil. »
LXII, 3 ; nous suivons la traduction de Georges Mathieu et Bernard Haussoulier, revue par Claude Mossé,
dans l’édition « Les Belles Lettres », 1996, p. 145. Par la note 91, Hansen renvoie (voir p. 395 et p. 458) à
une autre source, à savoir à Démosthène, Contre Timocrate, 24.150.
On apprend aussi par Constitution d’Athènes à propos de la haute magistrature du président du Conseil la
chose suivante : « Les prytanes ont un chef (épistate) désigné par le sort. Il occupe cette fonction une nuit et
un jour, et il ne peut ni la prolonger au-delà ni l’exercer deux fois. » Constitution d’Athènes, op. cit., XLIV,
1, p. 103. Pour les prytanes et leur président (l’épistatès tôn prytanéôn), voir Hansen, op. cit., p. 291. C’est
pourquoi le même auteur s’exclame plus loin : « un citoyen athénien (adulte mâle) sur quatre pouvait dire
“ J’ai été vingt-quatre heures président d’Athènes ” – mais aucun d’entre eux ne pouvait se vanter de l’avoir
été plus de vingt-quatre heures. », op. cit., p. 357.
17. Voir Hansen, op. cit., p. 310, qui renvoie à Constitution d’Athènes, LXII, 3, et qui en donne une
explication.
18. Voici la belle phrase du texte original : « ἔστω δὴ διορισμοῦ χάριν ἀόριστος ἀρχή. » : « Soit donc par
une grâce [rendue] à la définition [le nom commun] commandement illimité. »
19. Voir le chapitre qui porte le titre « Le Tribunal du peuple », Hansen, op. cit., p. 213.
20. Voir le chapitre « L’Assemblée du Peuple », Hansen, op. cit., p. 155.
21. Voir Hansen, op. cit., p. 216. Et, pour les juges, voir aussi Aristote, Athènaiôn Politéia, LXIII, 3 ; dans
l’édition précédemment citée, p. 145.
22. Hansen, La démocratie athénienne, op. cit., p. 214. Voir aussi Athènaiôn Politéia, IX ; dans l’édition
précédemment citée, p. 19.
23. Voir Hansen, op. cit., p. 214.
24. « La polis grecque et la création de la démocratie », in Domaines de l’homme, Seuil, 1986, pp. 298-299.
C’est nous qui soulignons.
25. Ce passage capital est dans le texte original le suivant : « Ἐν γὰρ ταῖς ἄλλαις πολιτείαις οὐχ ὁ
ἀόριστος ἄρχων ἐκκλησιαστής ἐστι καὶ δικαστής, ἀλλ’ ὁ κατὰ τὴν ἀρχὴν ὡρισμένος ».
26. Petit détail, en l’occurrence, mais non sans importance : Aristote ne reconnaît pas explicitement, au
passage auquel renvoie Pierre Pellegrin, se référer à la démocratie athénienne, mais seulement à la
démocratie. Aristote, dans l’ensemble des Politiques, se réfère explicitement à d’autres constitutions dans
leur ensemble mais jamais, si notre mémoire est bonne, à l’ensemble de la constitution athénienne. (Cela
résulterait aussi de l’Index que Pierre Pellegrin met à la fin de sa traduction des Politiques, voir les termes
Athènes, Athéniens, p. 559.) Après la présentation, dans les chapitres 9, 10 et 11 du livre II, des constitutions
lacédémonienne, crétoise et carthaginoise, Aristote discute, dans le chapitre 12 du même livre, certains
aspects de la constitution athénienne en laissant entendre clairement qu’il s’agit d’une constitution
démocratique. Les deux références suivantes d’Aristote : « partout les Athéniens renversaient les oligarchies
et les Laconiens les régimes populaires » (livre V, chapitre 7, § 14, dans la traduction, que nous suivons, de
Pierre Pellegrin, p. 372) et « De plus sont utiles à une démocratie de cette sorte les dispositions telles que
celles qu’utilisèrent Clisthène à Athènes dans l’intention d’avoir plus de démocratie, et les fondateurs du
régime populaire à Cyrène. » (livre VI, chapitre 4, § 18, dans la même traduction, p. 428), démontrent, nous
semble-t-il, que, pour le Stagirite, il allait de soi qu’à Athènes un régime de type démocratique avait été
instauré – qui n’était pas par ailleurs le seul. Pourquoi donc, alors qu’il s’inspire de ce régime démocratique,
Aristote ne le nomme-t-il pas explicitement ?
27. Hansen, op. cit., p. 213. Par la note 4, l’auteur renvoie (voir p. 390) à Aristote, Politique, 1275a 22-23,
1275b 5-6, c’est-à-dire justement au chapitre que nous présentons. Par la note 5, il renvoie (voir p. 390) à
Constitution d’Athènes, XLI, 2 ; dans l’édition citée à la note 16 de notre texte, p. 95.
28. Nous sommes devant un historien, Mogens H. Hansen, hors du commun, qui nous a livré un immense
travail de présentation documentée et d’analyse pénétrante de la démocratie athénienne et qui pourtant, par
l’emploi sans relâche de l’expression « les philosophes détracteurs de la démocratie », témoigne d’un
intolérable mépris (par esprit étroit de discipline ?) pour « les philosophes » qui, par généralisation abusive,
seraient tous antidémocrates. Heureusement, Aristote, qui n’était pas athénien, est, dans Les politiques, de
moins en moins philosophe et de plus en plus démocrate – démocratique est le terme juste.
29. Dans le chapitre suivant de ce même livre, Aristote écrit à nouveau : « comme nous l’avons dit, est
citoyen celui qui prend part à une archè ».
30. Aristote a défini la notion de αὐτάρκεια (qualité de ce qui se suffit à soi-même, autarcie) dans le
chapitre 2 du premier livre. Comme nous l’avons indiqué, dans notre parenthèse concernant les définitions
de la polis, la conceptualisation de l’autarcie s’inscrit dans la définition de la polis que nous avons nommée
généalogique. Selon cette conceptualisation, l’autarcie est le terme de l’accomplissement « naturel » de la
polis, accomplissement qui est le meilleur possible. Autrement dit, la polis par « nature » est par définition
autarcique, voire synonyme d’autarcie. Or, dans la définition de la polis présentée ici, il est clair qu’Aristote
31. « Sans la population esclave d’Athènes, vingt mille Athéniens n’auraient pas pu délibérer chaque jour
sur la place publique. », Benjamin Constant, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes »,
Discours prononcé à l’Athénée royal de Paris en 1819, in De la liberté chez les modernes, textes choisis,
présentés et annotés par Marcel Gauchet, Hachette/Pluriel, 1980, p. 499.
32. « Un homme, une voix. L’équation simple s’impose à nous avec la force de l’évidence. L’égalité devant
l’urne électorale est pour nous la condition première de la démocratie, la forme la plus élémentaire de
l’égalité, la base la plus indiscutable du droit. » Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage
universel en France, Gallimard, 1992, p. 11.
33. L’esclavage a pourtant survécu aux États du Sud des États-Unis jusqu’en 1865, et les femmes ont exercé
le droit de vote pour la première fois en 1945 en France et en 1952 en Grèce moderne.
34. On peut encore illustrer l’antithèse entre l’esprit aristotélicien et la modernité sur la participation
politique de la manière suivante : d’une part, participation à un pouvoir, qui est la plus large qualitativement
mais non quantitativement; d’autre part, participation aux seules élections, qui est la plus large
quantitativement mais non qualitativement. Synthèse souhaitable : participation effective de tous à un
pouvoir.
35. L’idée est présente dans plusieurs passages des Politiques, mais voir particulièrement le chapitre 4 du livre III et le chapitre 14 du livre VII.
36. Cette institution politique, en instaurant la représentation, découverte des modernes, et en accentuant le
professionnalisme, n’encourage pas la participation aux affaires communes et cette institution globale de la
société privilégie la préoccupation des individus à d’autres domaines. Ces deux institutions intimement liées
n’ont bien évidemment rien de fatalement déterminant pour être ainsi, elles ont été tout simplement choisies
par les êtres humains concernés et restent jusqu’à présent appréciées. Benjamin Constant (indépendamment
de la justesse de son jugement en ce qui concerne l’opposition qu’il veut instaurer entre ce qu’il appelle
liberté des anciens et liberté des modernes) a mieux que nul autre exprimé l’esprit des institutions politiques
modernes lié à l’esprit de l’institution de l’ensemble de la société moderne : « nous ne pouvons plus jouir de
la liberté des anciens, qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre
liberté, à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée. [...] Le but des anciens
était le partage du pouvoir social entre les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient
liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties
accordées par les institutions à ces jouissances. » « De là vient, Messieurs, la nécessité du système
représentatif. Le système représentatif n’est autre chose qu’une organisation à l’aide de laquelle une
nation se décharge sur quelques individus de ce qu’elle ne peut ou ne veut pas faire elle-même. »
Benjamin Constant, op. cit., respectivement pp. 501-502 et p. 512. C’est nous qui soulignons.
37. « Politique et révolution », in Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, « Agora », 1972, pp. 240-241.
38. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, op. cit., p. 160.