Cornelius Castoriadis et la création politique
comme invention de nouvelles façons de vivre
Aux amis des
séminaires de Castoriadis, 1986-1995
Approche de l’œuvre de
Castoriadis
Je résumerai en quatre points les
caractéristiques de l’approche de l’œuvre de Castoriadis dans cet exposé. Je
présenterai les idées de Castoriadis en prenant en considération la globalité
de son œuvre. Je
considère Castoriadis comme un penseur politique très original. Je pense que son œuvre constitue
un tremplin, pour
aller plus loin. Enfin, je propose un regard critique sur certaines de ses positions. Une
telle approche nous permettra de nous interroger, de manière fructueuse, je
l’espère, sur ce que pourrait être la création politique aujourd’hui.
Nous abordons la pensée d’un auteur
qui a toujours soutenu que, même quand nous jugeons la société présente, nous
sommes dans celle-ci, et qui reconnaît explicitement que, dans une société
en « crise », « notre
pensée ne peut être elle-même qu’en crise ». « C’est à nous d’en faire quelque chose », ajoute-t-il.[1]
Ce « nous » nous inclut nous-mêmes, nous tous, aujourd’hui. Toutefois – et
c’est là ma première touche critique – nous devons désormais abandonner la
notion de crise aussi bien pour une société en auto-altération continue, dont
la « crise » dure trop longtemps pour être telle, que pour notre pensée qui
doit, en raison de cela, être radicalement renouvelée. S’il fallait appliquer
un mot à la situation sociale actuelle, ce serait le mot terrible, dans le
double sens du terme. J’y reviendrai à la fin de mon intervention.
La globalité de l’œuvre
En préparant cette intervention,
j’ai à nouveau survolé l’intégralité des écrits de Castoriadis ainsi que ce qui
a été écrit sur lui. Et j’ai une fois de plus constaté, avec colère, que les
lectures, les interprétations et les critiques de son œuvre sont dans la
plupart des cas fragmentaires et oublieuses, et donc insuffisantes, appauvrissantes par rapport à sa
contribution, et surtout qu’elles occultent l’essentiel, à savoir son
originalité, j’oserais dire absolue. Je prendrai donc en considération la
totalité de l’œuvre de Castoriadis, éditée et inédite. De plus, je présenterai
ses meilleurs écrits, dont j’ai élaboré moi-même un catalogue précis. Je
signale par ailleurs que notre auteur écrivait des articles, et non des livres.
La question se pose alors : cela constitue-t-il une nouvelle forme – une
création – de présentation par écrit d’une pensée ?
Un penseur politique original
Avant de répondre à cette question,
signalons que le travail même de Castoriadis constitue une nouvelle forme
intellectuelle. C’est la raison pour laquelle je me refuse personnellement à
donner un titre conventionnel à ce penseur, tel que philosophe, économiste ou
psychanalyste. Il a été un penseur global, qui a créé la forme d’une pensée globale. Un
penseur qui définit la philosophie comme « la prise en charge de la totalité du
pensable puisqu’elle est requise de réfléchir toutes nos activités ».[2]
Et si ma préférence va à la définition de Castoriadis comme penseur
politique, c’est
parce qu’il a créé la pensée politique, et la politique, comme la forme la plus
architectonique. Autrement dit, la plus globale et la plus synthétique, pour penser
la société et pour agir dans la société. Sans néanmoins prétendre
que l’on puisse tirer de sa « philosophie » une politique ou que l’on puisse
les dissocier absolument.[3]
On sait bien que le commencement de la philosophie est l’étonnement (thaumazein) et que son objectif est la quête
interminable de la vérité. Mais sans la passion pour les affaires communes et
le bien commun, sans la colère – passion elle aussi – contre ce qui est, et
sans la lutte pour ce qui pourrait et devrait être, l’œuvre de Castoriadis, sa
propre création, est inconcevable.
C’est une erreur de rechercher les
filiations intellectuelles de Castoriadis, parce qu’il a créé, tout d’abord, et surtout parce
qu’il a créé à partir de la réalité, de l’observation et de l’élucidation, sa propre
élucidation, de la lecture comme il le disait parfois, de cette réalité. Il a
souligné à maintes reprises cet aspect de son œuvre. En effet, les passages
dans lesquels il affirme cette idée sont fort nombreux et parmi les plus
parlants[4],
ce qui me met en colère devant les contresens que l’on rencontre sans cesse dans
les textes de ses exégètes. Probablement, cela irritait, jusqu’à l’humiliation
totale Castoriadis lui-même, qui déclare dans un discours oral : « sans
doute, je suis très mauvais dans l’explication de mes positions ». Dans le même
discours, il se dit « vexé », parce que, pour la énième fois, on lui reprochait
son « hellénocentrisme ».[5]
Castoriadis a incontestablement été
un grand philosophe, un grand psychanalyste (à la fois théoricien de la psyché
humaine et praticien du divan), un grand économiste, un grand helléniste, un
créateur d’anthropologie politique, un fin connaisseur de la science moderne.
Il a été militant, au sens plein et même… « clandestin » du terme – ce qui lui
a valu 23 ans d’anonymat. Il est resté un citoyen critique démocratique. Ce qui explique pourquoi il a
presque toujours préféré écrire des articles plutôt que des livres – les
premiers étant plus adaptés aux besoins d’une intervention pointue et
ponctuelle – et ce qui rend secondaire la question de savoir si l’article
constitue une nouvelle forme de présentation par écrit d’une pensée, car c’est
la pensée elle-même qui a créé la nouveauté en cherchant à être globale.
L’œuvre comme point de départ
plutôt que point d’arrivée
Toute tentative d’extraire de
l’œuvre d’un grand penseur les conclusions pour ce que l’on a à faire ici et
maintenant est à rejeter catégoriquement. La société nous invite toujours à
l’analyser avec nos propres moyens. En revanche, il y a dans la création de la pensée
castoriadienne des points extrêmement importants que nous devons prendre en
considération pour nous orienter politiquement. Cette création se résume en
une phrase aussi simple que banale, que d’autres auteurs pourraient d’ailleurs
avoir écrite et ont parfois écrite : « Il faut apprendre à penser autrement
»[6]. Ce n’est
cependant pas là une simple façon de parler : cette formulation se
concrétise dans et par l’ensemble de son œuvre, comme nous tenterons de le
démontrer brièvement.
Cette création pose ses propres limites dans et par une autre phrase, l’une de
plus belles phrases de l’un de ses textes les plus inspirés : « Tout peut
être récupéré sauf une chose : notre propre activité réfléchie, critique,
autonome. »[7]
L’examen critique de ses
positions
J’ai considéré jusqu’à maintenant
que la position que nous devons adopter devant son œuvre est indiquée par
lui-même dans le
passage suivant, le plus important à ce propos, dont j’avais fait ma bannière : « On
n’honore pas un penseur en louant ou même en interprétant son travail, mais en
le discutant, le maintenant par là en vie et démontrant dans les actes qu’il
défie le temps et garde sa pertinence. »[8]
J’ai toutefois repéré un passage de
Castoriadis, plus récent, beaucoup plus sévère « en sa défaveur » : « Il y
a une chose qui depuis longtemps me frappe et même me choque. Il y a un
paradoxe tragi-comique dans le spectacle de gens qui se prétendent
révolutionnaires, qui veulent bouleverser le monde et qui en même temps
cherchent à s’accrocher à tout prix à un système de référence, qui se
sentiraient perdus si on leur enlevait ce système ou l’auteur qui leur garantit
la vérité de ce qu’ils pensent. Comment ne pas voir que ces gens se placent
eux-mêmes dans une position d’asservissement mental par rapport à une œuvre qui
est déjà là, maîtresse de la vérité, et qu’on n’aurait plus qu’à interpréter,
raffiner, etc. (en fait : rafistoler...).
» Nous avons à créer notre propre
pensée au fur et à mesure que nous avançons – et certes, cela se fait toujours
en liaison avec un certain passé, une certaine tradition – et cesser de croire
que la vérité a été révélée une fois pour toutes dans une œuvre écrite il y a
cent vingt ans. Il est capital de faire pénétrer cette conviction chez les
gens, et en particulier chez les jeunes. »[9]
Considérations générales
Comme la plupart des grands
penseurs, tout au moins à partir d’Aristote, Castoriadis définit très
précisément ses propres concepts. Et, ne pouvant bien évidemment changer le
langage, il donne un autre sens à ces concepts. Cet autre sens est une nouvelle forme
(de la pensée), et donc une création effectuée par l’auteur.
Appartient à la création de
Castoriadis ce qu’il a appelé élucidation, à savoir une nouvelle forme de lecture de la
société humaine, en tant que résultat de l’imagination du collectif anonyme qui
crée les significations imaginaires sociales. Appartient aussi à cette création
la découverte de la caractéristique principale de l’être humain qu’est
l’imagination radicale de la psyché, ainsi que l’affirmation du besoin
impérieux de la psyché humaine de sens et l’énonciation corrélative que les
institutions de la société sont ainsi faites pour offrir ce sens.
A la fois créateur politique et
pédagogue, Castoriadis a également proposé une nouvelle définition de la praxis
: « j’appelle praxis l’activité lucide dont l’objet est l’autonomie humaine et
pour laquelle le seul “moyen” d’atteindre cette fin est cette autonomie
elle-même. »[10]
Les idées mères de Castoriadis
constituent une découverte. En effet, rien de ce qu’il a écrit sur le
social-historique n’est controuvé par l’esprit d’un homme, mais tout est lu
dans la réalité historique. Nous nous trouvons ici, je tiens à le souligner,
devant un fait capital pour comprendre non seulement son œuvre mais également
ce que doit être la pensée politique.
Dans ce colloque, il est aussi
question de colère. Je le reconnais pour ce qui me concerne, je suis en révolte
contre la réalité actuelle, ce qui implique la colère et plus que cela. Je suis
en colère contre les lectures plates de cette réalité, et contre l’impuissance
des penseurs politiques et des forces politiques à proposer quelque chose de
nouveau. De toute façon, je pense que notre colère doit être double :
contre une réalité, envers une situation qui a toutes les caractéristiques pour
être considérée comme révoltante, puis une grande colère contre la réponse ou
plutôt la non-réponse de la part de la majorité de la population, et plus
particulièrement de la part de ceux qui pensent et ceux qui agissent de manière
plus que traditionnelle.
Nous nous trouvons devant l’exigence
absolue d’une création politique, exigence qui est révolutionnaire d’un autre point de vue
cependant que celui de Castoriadis il y a 30 ans[11].
Pour satisfaire à cette exigence, nous trouverons de nombreux éléments dans la
pensée politique démocratique de Castoriadis, qui est elle-même une création
politique.
I. De la création en général…
La création constitue l’une des
idées mères de Castoriadis. Elle est apparue avec la nouvelle étape de son
œuvre qui commence par l’élaboration des textes de L’institution imaginaire
de la société,
chronologiquement à partir du début des années soixante. Elle se trouve
mentionnée comme la première de ses idées mères dans la Préface de cet ouvrage.[12]
Il est nécessaire de préciser le
contenu exact de cette notion. Dans une autre Préface, consacrée
essentiellement à la définition canonique de ses idées mères, après avoir
défini le terme de kairos : « moment de décision, occasion critique, conjoncture
dans laquelle il importe que quelque chose soit fait ou dit », qu’il emploie
pour sous-titrer la première section de son ouvrage, la création est la
première des notions définies par Castoriadis. Voici donc l’une des définitions les plus complètes
proposées sous la plume de l’auteur : « Création. Dans l’être/étant (to on) surgissent des formes autres – se posent de nouvelles déterminations. Ce qui chaque fois
(à chaque “moment”) est, n’est pas pleinement déterminé – pas au point
d’exclure le surgissement de déterminations autres. Création, être, temps vont
ensemble : être signifie à-être, temps et création s’exigent l’un l’autre.
»[13]
On a ici la pleine définition, la définition philosophique pourrait-on
dire, de l’idée mère de création. La création est la caractéristique principale aussi bien de
l’être, de tous les modes d’être, que de l’être humain en particulier.
Parmi les innombrables passages dans
lesquels notre auteur définit ce que signifie sous sa plume l’idée mère de
création, voici une autre définition qui précise en même temps la
signification de la création politique : « l’essentiel de la création n’est pas “découverte”,
mais constitution du nouveau : l’art ne découvre pas, il constitue ;
[…] Et sur le plan social, qui est ici notre intérêt central, l’émergence de
nouvelles institutions et de nouvelles façons de vivre, n’est pas non plus une
“découverte”, c’est une constitution active. »[14]
S’il fallait insister sur un point,
qui a été source de contresens et d’incompréhensions à propos de l’idée de
création chez Castoriadis, ce serait l’idée que cette création est ex nihilo mais non pas cum nihilo et in nihilo. La création met en relief la
possibilité de l’émergence du nouveau, de la nouveauté radicale, l’émergence de l’altérité, de
quelque chose qui est autre et pas différent. « 34 diffère de 43, un cercle et une
ellipse sont différents. L’Iliade et Le Château ne sont pas différents – ils sont autres. »[15]
Et dans tous les domaines, plus spécifiquement dans le domaine de la création
humaine, le domaine social-historique, l’autre, le nouveau, ne peut être réduit
aux éléments qui lui sont préexistants ni (re)construit à partir de ces
éléments. Lorsque Castoriadis parle donc de création, il met l’accent sur la
nouveauté radicale. Et lorsqu’il dit que cette nouveauté est à partir de
rien (mais non sans
rien ni dans le rien), il veut dire que l’événement historique, en tant que
nouveauté, ne peut pas être réduit à la situation qui l’a précédé ni être
entièrement expliqué par celle-ci. Beaucoup d’éléments préexistants (donc, non
sans rien), qui constituent un contexte particulier (donc, non dans le rien),
composent les conditions (et non les causes) d’un événement, mais ce qui arrive
finalement ne peut être reconstitué par aucun de ces éléments, ni totalement
déterminé par aucune de ces conditions, ni reproduit par aucune recomposition
de toutes ces composantes. Ce qui se produit finalement est à partir de rien.
Pour ouvrir une parenthèse sur une
communauté d’idées entre notre auteur et Hannah Arendt, la création dans les
affaires humaines de Castoriadis correspond, toutes proportions gardées, à
l’idée de « miracle », sans aucune connotation religieuse, présente chez
Arendt : « chaque fois que quelque chose de nouveau se produit, c’est de
façon inattendue, incalculable et en définitive causalement inexplicable, à la
manière dont un miracle se produit dans le cadre d’événements calculables. En
d’autres termes, chaque nouveau commencement est par sa nature même un miracle
»[16].
L’événement est l’inattendu, l’imprévu, ce que l’on ne peut pas expliquer
entièrement, à moins d’essayer de le comprendre, comme disait Arendt, ou de
l’élucider, comme aurait dit Castoriadis.
II. à la création humaine en
particulier : le projet d’autonomie
Penseur profondément et décisivement
irréligieux, Castoriadis déclare que l’institution de la société ainsi que
l’histoire sont des créations humaines.[17]
A partir de cette base inébranlable, il constate une bifurcation historique
capitale entre les sociétés humaines : celles qui croient que leurs
institutions proviennent d’une source extra-sociale et celles qui savent que
leurs institutions sont leur propre œuvre. Les premières sont les sociétés hétéronomes, les secondes les sociétés autonomes ou, selon une formulation encore
plus rigoureuse, les sociétés dans lesquelles le projet d’autonomie a émergé, a été créé.
La bifurcation s’effectue donc à
partir de l’apparition, de la création, d’un projet, le projet d’autonomie, qui est
exigence de l’autonomie à la fois collective et individuelle. Avec la création,
l’autonomie,
dans son sens plein, devient ainsi une autre des idées mères de l’œuvre de
Castoriadis. Autonomie : autos-nomos, signifie, littéralement et profondément, se donner
soi-même ses lois.
La première émergence du projet
d’autonomie se réalise en Grèce ancienne et se présente indissociablement comme
mise en cause des institutions sociales existantes, la création de la
politique, et mise en question des représentations de la tribu, la création de
la philosophie (qui est, de plus, une philosophie démocratique). La parenté et
la simultanéité de l’apparition de ces deux créations humaines se confirment
par les questions qu’elles posent. En effet, la première pose la
question : Cette loi est-elle juste ?, la seconde pose la
question : Qu’est-ce que la justice ? A la base des deux se trouve
l’acceptation par les membres de la société de l’idée que c’est nous qui
faisons nos lois,
accompagnée de l’interrogation infinie sur ce qu’est la justice, ce qui exclut
bien évidemment l’idée que la justice est un attribut de Dieu et de lui seul.
Selon Castoriadis, le projet d’autonomie réapparaît, après une longue éclipse,
dans les sociétés de l’Europe occidentale, à partir des XIIe-XIIIe
siècles.[18]
Pour ce qui est du domaine
social-historique, l’idée de création ne renvoie pas seulement à l’idée
fondamentale selon laquelle la société et l’histoire sont des créations
humaines. Elle est tout autant une idée qui renvoie à l’imagination radicale de
la psyché de l’être humain, et à l’imaginaire social instituant,
caractéristique capitale de l’anonyme collectif. En effet, imagination radicale
(du sujet singulier) et imaginaire instituant (du collectif anonyme) sont ainsi
caractérisés en raison de la capacité de l’individu et de la société à créer
la nouveauté
radicale, et à faire émerger l’altérité, en raison de leur faculté de création. On peut ainsi légitimement
soutenir que, pour notre auteur, les sources principales de la création humaine
sont l’imagination radicale du sujet singulier, capacité d’invention de
nouvelles formes, et l’imaginaire social instituant, la faculté du collectif
anonyme à créer des significations imaginaires sociales et des institutions qui
les incarnent.
En ce qui concerne les
significations imaginaires sociales, Castoriadis a expliqué à maintes reprises
les termes « signification », « imaginaire » et « sociale ».
Signification : « Lorsque l’homme organise rationnellement – ensidiquement
–, il ne fait que reproduire, répéter ou prolonger des formes déjà existantes.
Mais lorsqu’il organise poiétiquement, il donne forme au Chaos […] Cette forme
est le sens ou la signification. Signification qui n’est pas simple affaire
d’idées ou de représentations, mais qui doit prendre ensemble, lier dans une
forme, représentation, désir et affect. »[19]
Imaginaire et sociale : « J’appelle ces significations imaginaires parce
qu’elles ne correspondent pas à et ne sont pas épuisées par des références à
des éléments “rationnels” ou “réels”, et parce qu’elles sont posées par création. Et je les appelle sociales parce
qu’elles n’existent qu’en étant instituées et participées par un collectif
impersonnel et anonyme. »[20]
A propos de l’idée d’imaginaire, je note un
point qui prête bien souvent à contresens : l’imaginaire n’est pas du tout
le fictif. Il est – il est vécu comme – plus réel que toute « réalité ». Citons
une des définitions, parmi les meilleures, des significations imaginaires
sociales, qui nous aide à comprendre le sens de l’imaginaire : « L’être-société de la société ce
sont les institutions et les significations imaginaires sociales que ces
institutions incarnent et font exister dans l’effectivité sociale. Ce sont ces
significations qui donnent un sens – sens imaginaire, dans l’acception profonde
du terme, à savoir création spontanée et immotivée de l’humanité – à la vie, à
l’activité, aux choix, à la mort des humains comme au monde qu’elles créent et
dans lequel les humains doivent vivre et
mourir. »[21]
III. La politique en tant que
création
Définition ultime et définitive
de la politique et de son objet par Castoriadis
Pensée en mouvement, consacrée à la recherche de « la
vérité comme mouvement interminable de la pensée »[22],
la pensée de Castoriadis est passée par plusieurs définitions de la politique.
Cela est absolument certain, mais dans le cadre de cet exposé, je dois me
limiter à la dernière définition, définitive, qui se trouve dans « Pouvoir,
politique, autonomie », son texte politique de loin le plus important[23].
Je m’empresse de noter que nous comprenons, par ce texte, combien la pensée
politique de notre auteur est, finalement, aisiodoxe, mot du grec moderne que je préfère
traduire par les deux mots qui le composent, c’est-à-dire « opinion de bon
augure », plutôt que par le terme « optimiste ». En effet, pour le dire en une
formule lapidaire qui a un rapport direct avec notre sujet : ce texte nous
fait comprendre que la création politique, faite de la main des hommes, est
toujours à la portée de nos mains : « Si nous voulons être libres nous devons
faire notre nomos
[loi]. Si nous voulons être libres, personne ne doit pouvoir nous dire ce que
nous devons penser. » (p. 129). [Et p. 158.]
Apparaît pour la première fois
explicitement, dans ce texte, une distinction capitale entre le politique et la politique, distinction qui
correspond à celle entre pouvoir explicite et infra-pouvoir. Le politique est
tout ce qui concerne le pouvoir explicite, à savoir l’instance (ou les
instances) instituée pouvant émettre des injonctions sanctionnables. Ce pouvoir
explicite existe nécessairement dans toute société, sans avoir la même forme
(par exemple la forme de l’Etat). Ce qui existe donc nécessairement dans toute
société, c’est le
politique. Mais avant tout pouvoir explicite, l’institution de la société
exerce un infra-pouvoir radical sur tous les individus qu’elle produit. Cet
infra-pouvoir « est, en un sens, le pouvoir du champ social-historique
lui-même, le pouvoir d’outis, de Personne. » (p. 119). [Et p. 145.] La création de la politique a affaire avec cet
infra-pouvoir ou pouvoir instituant, la politique « est une venue au jour, partielle certes, de l’instituant
en personne » (p. 127). [Et p. 156.]
Parmi les quatre principales
formulations homologues proposées dans le texte comme définition de la
politique, nous retenons les deux suivantes, qui sont pour ainsi dire
complémentaires : « Aussi
bien la politique grecque, que la politique kata ton orthon logon [selon la raison droite], peuvent
être définies comme l’activité collective explicite se voulant lucide
(réfléchie et délibéré), se donnant comme objet l’institution de la société
comme telle. » (p. 127). [Et p. 156.] « La politique est projet
d’autonomie : activité collective réfléchie et lucide visant l’institution
globale de la société comme telle. » (p. 135). [Et p. 166.] Et « la vraie
formulation » qui précise l’objet de cette politique, en faisant d’elle une politique
de la liberté, une politique de l’autonomie, une politique fondée sur la paideia
(éducation), se
propose comme suit : « Créer les institutions qui, intériorisées par
les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie
individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir
explicite existant dans la société. » (p. 138, souligné dans l’original). [Et p. 170.][24]
Conséquences directes de ces
définitions synthétiques
Ces définitions nous font entrer
pleinement dans l’invention de nouvelles façons de vivre, loin de la course
pour « un niveau de vie toujours plus élevé ». En effet, lorsque nous acceptons
que la politique concerne l’ensemble des institutions de la société (et « en principe, aucune
institution de la société moderne ne peut échapper à la mise en question »[25]),
nous sommes pleinement dans la vie, « la vraie vie qui, elle, n’a pas de niveau
», pour reprendre une belle formulation de Castoriadis.[26]
En 1980,
dans une intervention de nature explicitement politique, au cours d’un débat
avec Daniel Cohn-Bendit et le public de Louvain-La-Neuve, Castoriadis
affirme : « une autre société, une société autonome, n’implique pas
seulement l’autogestion, l’auto-gouvernement, l’auto-institution. Elle implique
une autre culture, au sens le plus profond de ce terme. Elle implique
un autre mode de vie, d’autres besoins, d’autres orientations de la vie
humaine. […] Poser le problème d’une nouvelle société, c’est poser le problème
d’une création culturelle extraordinaire. Et la question qui se pose, et que je
vous pose, est : est-ce que de cette création culturelle nous avons, devant
nous, des signes précurseurs et avant-coureurs ? »[27]
Bien qu’il semble quelque peu étrange que Castoriadis pose la question de cette
manière, nous nous demanderons, dans la dernière partie de cet exposé, si ce ne
sont pas précisément ces « signes précurseurs et avant-coureurs » que le
penseur n’a pas cherchés là où il fallait. (Encore faut-il se référer aux bons
critères, selon les points de vue appropriés, pour avoir davantage de chances
de déceler les « signes précurseurs ».) C’est l’une des raisons pour lesquelles
Castoriadis ajoute : « Quant à moi, je ne me fais pas fort de répondre à
la question : qu’est-ce qu’une société autonome considérerait comme étant
pour elle la bonne vie et créerait comme bonne vie ? J’essaie seulement de
lutter pour que cette possibilité lui soit, nous soit donnée. C’est tout. »[28]
Nous allons nous interroger, également dans la dernière partie de cet exposé,
sur ce refus quasi obsessionnel de Castoriadis de proposer quelque chose de
concret en tant que projet politique global pour aujourd’hui, refus qui, nous
le constaterons également, n’est pas en cohérence avec ses positions
antérieures.
Il est vrai que si la politique est,
comme l’histoire, une création humaine, cette création est rare et fragile.
Elle n’apparaît pas dans toutes les sociétés ni pendant toutes les périodes.
C’est pourquoi ce qui nous importe ici et maintenant, c’est de souligner que
cette politique a existé dans les sociétés où nous vivons et qu’elle les a
transformées, ce que l’on oublie souvent. Rien n’est évident par définition,
rien de ce qui existe devant nos yeux ne nous indique que la réalité présente
aurait été la même sans les luttes de ceux qui nous ont précédés. La société
instituée est toujours travaillée par la société instituante. Elle est en
partie le résultat de la société instituante ainsi que des luttes collectives
et individuelles, luttes explicites mais aussi implicites et informelles – Castoriadis
lui-même, du reste, a autrefois fortement insisté sur cette forme de luttes ouvrières. On l’oublie très souvent,
toujours pris dans l’idée que nous sommes dominés par une situation, par un «
système », alors que ce n’est pas entièrement vrai, et parfois même nullement
vrai.
Si la création politique présuppose
la création des institutions qui favorisent autant que possible l’autonomie individuelle
et collective, cela signifie clairement qu’elle exige de nous l’invention de
nouvelles institutions, et donc de nouvelles façons de vivre. D’autant plus que
les sociétés humaines ont été à l’origine des sociétés hétéronomes, ce qui
signifie aussi que
les institutions fondamentales des sociétés dans lesquelles nous vivons sont
des institutions d’hétéronomie. De toute façon, les institutions existantes
aujourd’hui, qui possèdent nécessairement la propriété de consolider et de
perpétuer la société présente dans son ensemble, comportent une part
considérable d’hétéronomie. C’est la raison pour laquelle une autre définition
de la politique, plus radicale, avait déjà été proposée par Castoriadis dans
les dernières phrases de L’institution imaginaire de la société : « l’instauration d’une
histoire où la société non seulement se sait, mais se fait comme s’auto-instituant
explicitement, implique une destruction radicale de l’institution connue de la
société, jusque dans ses recoins les plus insoupçonnables, qui ne peut être que
position/création non seulement de nouvelles institutions, mais d’un nouveau mode du s’instituer et d’un nouveau
rapport de la société et des hommes à l’institution. »[29]
Dans cette perspective, je
considère, pour ma part, que la situation sociale actuelle rend nécessaire l’actualisation, voire la
transformation, de la définition ultime de la politique par Castoriadis. Sans
pouvoir m’attarder longuement, je proposerai trois corrections majeures. Tout
d’abord, la politique ne peut être seulement considérée comme activité
collective mais aussi comme activité individuelle. Corrélativement, on ne peut
considérer seulement comme politiques les actions revendiquées explicitement
comme telles mais aussi toutes les activités que Castoriadis appelaient luttes
informelles, souterraines et atypiques. Enfin, une nouvelle élaboration de la
distinction entre le privé et le public s’impose par le fait même que la
politique à affaire avec toutes les institutions de la société.
IV. La création politique de la
démocratie
Castoriadis est l’un des rares
penseurs modernes et contemporains qui soit pour la démocratie et contre la
représentation.
Nous lui devons les analyses les plus approfondies et les plus justes sur ce
qu’est vraiment la démocratie, en tant que régime, c’est-à-dire en tant que forme
de société, et non
pas seulement comme procédure. Malgré l’accord à ce propos avec Arendt, la
seule avec lui à défendre la démocratie contre la représentation, les apports
de Castoriadis inspirés de la démocratie athénienne, considérée comme un germe[30], sont de loin les plus justes et
les plus stimulants pour penser les sociétés contemporaines, aussi bien dans
leur forme que dans leur régime politique, et pour lutter afin que le projet
d’autonomie fleurisse et ne se fane pas. La création de la démocratie est à la
fois l’instauration d’un espace public (Arendt s’arrête ici, en repérant bien
entendu les grandes paroles et les grands actes) et le peuplement de cet espace par certaines
valeurs. Le grand apport de Castoriadis à ce propos, même en comparaison avec
Arendt, est que la démocratie est indissociable de certaines valeurs substantives,
qui doivent inspirer la vie en commun.[31]
C’est la précision qu’il donne à plusieurs reprises, et qui apparaît dans le
titre même de son texte « La démocratie comme procédure et comme régime ». Mais
nous constaterons que, même sur le plan procédural, les exigences de la
démocratie sont substantielles.
La démocratie en tant que
procédure
Il convient de dissiper une
confusion tenace. Il est faux d’opposer à la « démocratie représentative » la «
démocratie directe ». Il faut opposer les principes sur lesquels est fondé le
régime représentatif, le gouvernement représentatif (termes de Tocqueville),
aux principes sur lesquels est fondée la démocratie. Ce que l’on
appelle couramment « démocratie directe » n’est qu’un moment de la démocratie
grecque (ou athénienne), c’est l’un des dispositifs de cette démocratie. Il
s’agit d’un
« moyen ». Je m’explique. La démocratie est fondée sur l’égalité politique (et
seulement politique) absolue de tous les citoyens. La démocratie a pour
principe qu’en politique il n’y a ni science ni experts. En politique, il y a
la doxa, l’opinion, des citoyens. En principe, toutes les
opinions sont égales, c’est là le principe substantiel de la règle
de la majorité. La démocratie présuppose à la fois la délibération de tous les
citoyens en commun, réunis en assemblée générale, la prise de toutes les
décisions par tous et par toutes, le tirage au sort pour la désignation des
magistrats, révocables à tout instant. La prise de décisions n’est que l’une de
ces trois présuppositions, même si elle est la plus importante. C’est d’elle seule
que vient l’appellation « démocratie directe ».
J’abrège considérablement, mais je
ne schématise et ne caricature nullement. Le principe fondamental du
gouvernement représentatif, si l’on tient compte aussi de son histoire jusqu’à
présent, est que les citoyens ne veulent pas et ne peuvent pas s’occuper de la chose publique. On
leur accorde donc une égalité politique relative : l’égalité de voix, l’égalité
de voter tous (et toutes : bien longtemps plus tard !) pour élire
leurs représentants. Principe de l’élection, principe clairement formulé et
reconnu par tous les théoriciens de ce régime.[32]
Et les représentants décident.
Tout autre, et en opposition
frontale, est le principe fondamental de la démocratie – en tant que procédure,
je le répète. Ce principe est l’égalité politique absolue de tous et de toutes :
le droit et la possibilité effective de décider de tous les sujets essentiels
qui concernent la vie en société, notre propre vie. On prend des décisions sans
représentants. Et on tire au sort les magistrats nécessaires.
Sur les principes procéduraux,
l’opposition fondamentale, frontale et irréconciliable, des deux régimes réside
donc dans la question de savoir qui décide : les citoyens ou les
représentants ? Et
non pas, par exemple, comment on décide. Ce « comment » est lié avec le « qui
», mais non pas de manière absolument univoque. On peut décider par un vote à
main levée, dans l’assemblée du peuple (Athènes), on peut décider par
consultation générale, nationale, une fois la bonne question posée à l’issue
d’une large discussion (dans un Etat-nation contemporain).
J’ouvre ici une très brève
parenthèse. Je
suis totalement et sincèrement prêt à écouter celui qui pourrait m’expliquer et me
persuader que les principes de la démocratie en tant que procédure sont
irréalisables dans les sociétés contemporaines, dans les grands Etats-nations
d’aujourd’hui. Mais s’il me l’explique selon les principes et non pas selon ses
propres présuppositions. Tous les arguments contre le droit de décision sont
fondés sur le principe selon lequel « les citoyens ne peuvent pas », ce qui
témoigne du caractère hautement anti-démocratique de ces arguments. Quant à
l’argument selon lequel « les citoyens ne veulent pas », il est et restera
indécidable. Je ferme la parenthèse.
Nous
constatons que nous ne pouvons plus distinguer entre « démocratie
directe » et « démocratie représentative ». L’une comme l’autre
font partie d’un ensemble, d’un univers. La bonne distinction, la seule
concevable, est la suivante : démocratie vs régime
représentatif ou démocratie vs représentation. Cette distinction
est absolue, les deux termes sont inconciliables. Les principes et les
dispositifs du régime représentatif, appelé abusivement (et postérieurement à
sa fondation) « démocratie représentative », sont radicalement
différents de ceux de la démocratie énumérés précédemment. Le régime
représentatif est fondé sur l’égalité des citoyens seulement en tant
qu’électeurs. Le régime représentatif se fie aux experts, en se fondant sur
l’argument que les citoyens ne veulent pas ou ne savent pas s’occuper de la
politique. Le régime représentatif a pour seul dispositif les élections et il
rejette catégoriquement le tirage au sort. Une fois de plus, il faut rejeter la
distinction entre ceux qui sont pour la « démocratie directe » et ceux qui sont
pour la « démocratie représentative ». La seule opposition pertinente
est entre ceux qui sont pour la démocratie (égalité politique absolue) et ceux
qui sont pour la représentation (un citoyen, une voix, mais les citoyens ne
participent pas à la prise de décisions, assumée par une oligarchie).
Pour le dire brutalement : celui qui ne reconnaît pas l’égalité politique
absolue de tous n’est pas un homme démocratique, il est un homme oligarchique.
Toute autre position reproduit
l’immense aliénation que constitue l’idée – et la pratique – de représentation
en politique, aliénation de la décision des « représentés » au profit des «
représentants », aliénation
que dénonce inlassablement Castoriadis. Je rappellerai que la formulation la
plus dure, et l’expression la plus forte, que ce dernier ait employée contre
l’idée de représentation se trouve dans l’un de ses meilleurs textes
politiques : « La pensée politique ». La phrase la plus sévère, la plus
révélatrice de son esprit, et la plus synthétique, est la suivante : « La
démocratie “représentative”, en fait négation de la démocratie, est la grande
mystification politique des temps modernes. La démocratie “représentative” est
une contradiction dans les termes, qui cache une tromperie fondamentale. Et de
pair avec cette mystification va la mystification des élections. »[33]
Si l’on déclare revendiquer la «
démocratie directe », on ne dit pas tout, ce qui revient à ne rien dire. Le
référendum, par exemple, tel que celui qui a été organisé récemment en Suisse,
c’est peut-être la « démocratie directe », mais ce n’est pas la démocratie. La
démocratie est la délibération en commun. C’est l’introduction par chaque
citoyen de thèmes à débattre, c’est beaucoup d’autres choses. Si, moi,
j’invente (je le dis littéralement) un thème, une question, et si je vous
invite à voter, pour ou contre, cela n’est pas la démocratie. Ce peut être
n’importe quoi. Et pour éviter tout malentendu, Castoriadis nous
prévient : « Dans une démocratie, le peuple peut faire n’importe quoi – et doit savoir
qu’il ne doit pas
faire n’importe quoi. La démocratie est le régime de l’autolimitation ;
elle est donc aussi le régime du risque historique – autre manière de dire
qu’elle est le régime de la liberté – et un régime tragique. […] Et il n’y a
aucun moyen d’éliminer les risques d’une hubris collective. Personne ne peut
protéger l’humanité contre la folie ou le suicide. »[34]
Il faudrait ajouter que Castoriadis reconnaît que cette dernière phrase est
peut-être celle qu’il préfère parmi tout ce qu’il a écrit.[35]
La vérité est une et claire :
l’humanité occidentale n’est jamais entrée dans l’égalité politique des
citoyens et, pourtant, elle pourrait le faire. Ce n’est nullement une
exagération ni une exaspération ; la définition du citoyen par Aristote,
que Castoriadis disait incontournable, attend toujours sa pleine
réalisation : « Est citoyen celui qui est capable de gouverner et d’être
gouverné ». Pour
ma part, je propose comme revendication immédiate le droit de décision pour tous et
toutes. Et je pense que cette revendication constitue à l’heure actuelle la
synthèse politique tellement nécessaire pour une société morcelée : nous
voulons tous,
indépendamment de toute autre division, le droit à la décision, et nous pouvons
tous l’exercer avec la lucidité et la responsabilité requises.[36]
Cette synthèse pourrait constituer en même temps un motif fort pour faire
revenir les citoyens à la politique et faire naître chez les individus la
passion pour les affaires communes. La conquête du droit de décision, outre
qu’elle incarne la seule solution démocratique, est également la seule voie qui
offre la possibilité de résoudre les problèmes de l’invention, de la création politique,
nécessaire pour sortir de l’immense difficulté actuelle.
La démocratie en tant que régime
ou forme de société
Fidèle en cela à la pensée politique
classique, Castoriadis ne conçoit pas la démocratie comme un simple ensemble de
« procédures », mais comme « un régime, indissociable d’une conception substantive des fins
de l’institution politique et d’une vue, et d’une visée, du type d’être humain
lui correspondant »[37].
C’est pourquoi il s’est beaucoup préoccupé de comprendre les valeurs
substantives de la démocratie athénienne – plus encore que de comprendre celles
des sociétés occidentales modernes et contemporaines. Et on connaît la
conclusion de l’un de ses meilleurs textes : « Quand je dis que les Grecs
sont pour nous un germe, je veux dire, en premier lieu, qu’ils n’ont jamais
cessé de réfléchir à cette question : qu’est-ce que l’institution de la
société doit réaliser ? ; et en second lieu que, dans le cas
paradigmatique, Athènes, ils ont apporté cette réponse : la création d’êtres
humains vivant avec la beauté, vivant avec la sagesse, et aimant le bien
commun. »[38]
Il ne fait aucun doute que
Castoriadis s’est également employé à repérer les valeurs substantives qui
règnent dans les sociétés occidentales modernes et contemporaines. Et c’est
peut-être le penseur qui est allé au plus profond : la composante appelée capitaliste de ces sociétés
est celle qui pose comme projet l’expansion illimitée de la maîtrise
rationnelle, pseudo-maîtrise et pseudo-rationnelle[39].
Dans l’autre composante, qui est le projet d’autonomie collective et
individuelle, Castoriadis reconnaît les luttes politiques et sociales
émancipatoires, mais il ne décèle pas, semble-t-il, dans la réalité sociale
générale, une création analogue à celle de la Grèce ancienne, en ce qui concerne
plus particulièrement le sens de la vie et la réponse devant la mort. Selon
lui, l’Occident n’a pas trouvé de réponse satisfaisante à cette question
capitale.
Le triptyque des valeurs
substantielles, notamment politiques, qui ont inspiré les luttes démocratiques
et révolutionnaires pendant la modernité, et que la démocratie affirme, est,
selon Castoriadis : l’égalité, la liberté, la justice, étant précisé que
l’égalité et la liberté sont intrinsèquement liées, et que la justice est une
question à jamais ouverte. S’il n’a pas insisté pour repérer les valeurs
substantives des sociétés « démocratiques » modernes, c’est peut-être parce
qu’elles ne sont pas aussi facilement synthétisables. Ou parce qu’il voyait
dans la création grecque un élément fondamental et constitutif :
l’attitude face à la mort. Ou encore parce qu’il pensait que l’une des
composantes de la modernité, le capitalisme, avait beaucoup poussé la société
vers le projet de la maîtrise et de la possession de la nature. Et que ce
projet a été nourri par les visées du progrès indéfini et de l’expansion de la
prétendue maîtrise rationnelle, visées sur lesquelles les Modernes ont
transféré « le fantasme de l’immortalité […], même après le désenchantement du
monde. »[40]
Castoriadis considère que l’éthos
de mortalité est
l’élément décisif pour accéder à l’autonomie collective et individuelle. Il
insiste sur le fait que « ce qui libère l’homme grec » (p. 115) est sa position
à l’égard de la mort, et que « c’est cette première saisie imaginaire du monde
comme a-sensé et cette absence de source transcendante du sens ou de la loi ou
de la norme qui libèrent les Grecs et leur permettent de créer des institutions
dans lesquelles les hommes se donnent, précisément, leurs normes. » (p. 56).[41]
Et il aboutit à la thèse générale : « Ce n’est qu’à partir de cette
conviction, profonde et impossible, de la mortalité de chacun de nous et de
tout ce que nous faisons, que l’on peut vraiment vivre comme être autonome – et
qu’une société autonome devient possible. »[42]
Or, précisément sur ce point, il trouve que l’« on ne peut manquer d’être
frappé par l’énorme différence » des deux « réponses partielles qu’ont données
à ce problème », le problème de l’attitude à l’égard de la vie et de la mort, «
les deux sociétés où le projet d’autonomie a été créé et poursuivi – la société
grecque ancienne et la société occidentale ».[43]
C’est pourquoi, dans le texte « La
démocratie comme procédure et comme régime » qui est l’un de ses derniers,
Castoriadis présente comme suit la définition complète de la démocratie à la fois comme régime : « le
régime qui essaie de réaliser, autant que faire se peut, l’autonomie
individuelle et collective, et le bien commun tel qu’il est conçu par la
collectivité concernée » (p. 240), et comme procédure : le régime dans
lequel le pouvoir explicite appartient à tous, est effectivement ouvert à la
participation de tous (p. 229).[44]
V. Et maintenant ?
Le projet d’autonomie n’est pas
en éclipse !
Les sociétés contemporaines dans
l’insignifiance
Une autre création politique que
l’on doit à Castoriadis est l’élucidation (idée essentielle, comme nous l’avons
déjà dit) des sociétés occidentales modernes, et contemporaines, élucidation
qui, pour la période la plus récente, se résume en un seul mot : insignifiance.
Il n’est pas
inutile de consacrer un paragraphe à préciser ce que signifie l’insignifiance
sous la plume de Castoriadis, d’autant plus que je proposerai plus loin un
début de critique de son constat de la situation de la société actuelle. Cette
critique, annoncée par le titre de cette partie de mon exposé, ne conteste pas
l’absence de sens dans la société présente mais l’idée d’une éclipse du projet
d’autonomie. Le passage dans lequel Castoriadis parle le plus clairement de
l’état de la société actuelle et ne laisse aucun doute sur le sens du terme «
insignifiance » se trouve dans La montée de l’insignifiance : «
l’individu moderne vit dans une course éperdue pour oublier à la fois qu’il va
mourir et que tout ce qu’il fait n’a strictement pas le moindre sens. [C’est moi
qui souligne.] Ainsi il court, il jogge, il achète dans les supermarchés, il
zappe sur la télévision, etc., il se distrait. [Souligné
dans l’original.] Nous ne parlons pas, encore une fois, des marginaux, mais de
l’individu moyen typique. Est-ce la seule “solution” possible après la
dissolution de la religion ? Je ne le crois pas, je crois qu’il y a
d’autres fins que la société peut faire émerger en reconnaissant notre
mortalité, une autre façon de voir le monde et la mortalité humaine, l’obligation
à l’égard des générations futures qui sont le pendant de nos dettes à l’égard
des générations passées, puisque personne d’entre nous n’est ce qu’il est qu’en
fonction de ces centaines de milliers d’années de travail et d’effort humain.
Une telle émergence est possible, mais elle exige que l’évolution historique
prenne un autre tournant et que la société cesse de s’endormir sur un immense
entassement de gadgets de toutes sortes. »[45]
Mais
on voit aussi le plus clairement, dans ce passage, l’immense aveuglement de
Castoriadis devant bien d’autres aspects de la vie effective de nos
contemporains, non pas des marginaux, mais de tous les individus. Comme on le
verra plus loin, le champ de l’auteur est, une fois de plus, la consommation
matérielle et télévisuelle. Il ne dit mot sur le travail, pas plus que sur les
domaines capitaux de la vie des individus, comme la famille, l’école, l’amour,
la philia. Comme si tout ce qui est intime n’entrait pas dans
la considération de ce grand observateur de la société. Comme si certains
domaines ne pouvaient être atteints par nos regards et nos critiques, et comme
si certaines institutions ne pouvaient être changées. Tel est, semble-t-il, le
choix qu’il a fait à la fin de sa vie, alors que dès le début des années soixante,
et même avant, il consacrait toutes ses analyses à démontrer combien les
questions de la vie humaine que ne touchait pas la politique traditionnelle
étaient devenues primordiales dans la perspective d’une nouvelle politique
révolutionnaire.
La question
du sens de la vie comme la question par excellence politique de notre époque
La principale position que défend
mon exposé, et dont on devra partir pour proposer une politique de l’autonomie,
est que la question du sens de la vie constitue la question par excellence
politique de notre époque.[46]
Cette position est bien évidemment fondée sur le constat, dû à Castoriadis et à
Arendt, que nous vivons dans la société de l’insignifiance. Mais elle répond à
la fois à l’exigence absolue d’une concrétisation de cette insignifiance et à l’exigence qui en résulte de
la création d’une politique de l’autonomie pour le présent.
Que signifie
donc plus précisément et substantiellement cette insignifiance et d’où
vient-elle ?
On a
beaucoup parlé de la crise des valeurs traditionnelles, de leur usure, de leur
érosion, voire de leur décomposition. On a répété sans cesse la formule : « Le
vieux meurt mais le nouveau n’est pas encore né ». Or, la situation présente
est bien plus complexe et la « crise des valeurs » autrement plus profonde. Les
quatre valeurs fondamentales que sont la religion, la famille, l’éducation et
le travail ont perdu leur signification, et leur finalité originelle. Les
valeurs qui, formant un système, inspiraient le sens de la vie en société et
donnaient un sens de vie à chacun, sont devenues insignifiantes, dénuées de
sens. Néanmoins, et il s’agit ici d’un point capital, les institutions sociales
qui incarnent ces valeurs fondamentales restent en place. L’esprit des lois
se meurt, mais la lettre des lois demeure.[47]
Je propose le terme de valeurs fondamentales pour
désigner les quatre composantes essentielles de l’institution de la société
présente : la religion, la famille, l’éducation et le travail. Créations humaines qui ont une très longue histoire, institutions (au
sens le plus large et le plus lourd du terme) de peut-être toute société
humaine, elles sont en même temps incarnées par les institutions sociales
capitales, spécifiques et concrètes, pour chaque société et chaque époque. Aujourd’hui même, ne cessant
d’être considérées comme constantes et inchangeables, voire intouchables en
leur fond par
la politique, ces valeurs sont institutionnalisées, à savoir incarnées par des
institutions particulières selon lesquelles la société est réglée et fonctionne.
L’Eglise incarne institutionnellement la religion, le mariage est l’une des
institutions principales qui incarnent la famille, l’école institutionnalise
l’éducation, et les métiers établis ou les professions fermées appartiennent à
la multitude des institutions qui ont trait à la valeur travail.
Ayant pour cadre et surtout
pour garant l’Etat-nation, ces valeurs jouaient un double rôle : elles
conféraient le sens de vie en société et le sens de la vie de chacun, en lui
traçant une trajectoire de vie bien précise. Elles sont fondamentales et unificatrices
parce qu’elles sont donatrices de sens, au point que de celles-ci émanent
principalement toutes les autres valeurs de la société et les activités
diverses, hautement valorisées, qui s’exercent dans cette société. Appartenir à
une religion et à une famille, aller à l’école et au travail, constituent des
faits et/ou des activités hautement valorisés, bien qu’à des degrés différents.
Valeurs donatrices de sens de vie, mais
d’un sens prédonné, défini une fois pour toutes, et donc non pas ou non plus créatrices
de sens, ces valeurs, intrinsèquement
liées, formant un ensemble cohérent, institutionnalisées et bien encadrées, ne peuvent
plus jouer ce rôle actuellement. On pourrait même dire qu’elles ne jouent pas ce rôle
depuis longtemps. Et les valeurs proprement dites, telles que l’égalité, la
liberté, la justice, qui paraissent échapper à l’emprise des valeurs
fondamentales (par exemple de la religion), sont finalement inscrites dans le
cadre prescrit par ces dernières : l’égalité ou la liberté ou la justice
sont essentiellement revendiquées à l’intérieur de l’institution existante de
la société, à savoir à l’intérieur de la famille, de l’éducation et du travail,
valeurs qui, à leur tour, restent cependant encore assez largement
conditionnées par la religion, malgré l’affaissement effectif de cette
dernière.
Face à cette situation, une
politique visant une société pleinement autonome doit oser proposer le projet
d’invention de nouvelles valeurs de la vie en commun, et corrélativement de
nouvelles façons de vivre. C’est précisément ce projet qui répond à la question
par excellence politique de notre époque : quel est le sens de notre
vie ? Mais dès que l’on affirme cette position, lourde de sens, une question
cruciale se pose, et plusieurs objections pourraient être formulées. La
question cruciale est : devons-nous proposer des idées concrètes en ce qui
concerne de nouvelles valeurs de vie en commun et de nouvelles façons de
vivre ? A cette question, par laquelle, je tiens à le souligner, la pensée
politique contemporaine reste encore tétanisée, je répondrai par l’affirmative.
Je ne vois aucun inconvénient à ce que le penseur politique, citoyen comme tous
les autres, et chaque citoyen, expriment ouvertement leurs opinions sur tous
les sujets qui concernent la vie en société, notre propre vie. Je résume en une
seule phrase ma position : nous pouvons affirmer que la politique
concerne tout, à la
condition, limite nécessaire et suffisante, que la démocratie englobe tout.
Sur cette question, la position de
Castoriadis est ambivalente, insuffisante, et incohérente par rapport à ses
analyses de la société et à ses définitions de la politique. Serait-ce parce
qu’il pensait que « personne ne peut jamais sauter par-dessus
son époque » ?[48]
Sa position constante et absolue est que seule la collectivité peut inventer de
nouveaux modes de vie. Ne rend-il pas absolue, sur ce point, sa propre idée de
création ex nihilo, création spontanée et immotivée de l’humanité ? Même si « l’alpha et
l’oméga de toute l’affaire est le déploiement de la créativité sociale qui, si
elle se déclenchait, laisserait encore une fois loin derrière elle tout ce que
nous pouvons penser aujourd’hui »[49],
pourquoi cela nous empêche-t-il de proposer concrètement à présent tout ce que nous pouvons
penser, ne serait-ce que comme point de départ du déclenchement d’une nouvelle
création politique ?
Le refus de Castoriadis de proposer
quelque chose de précis en vue d’un projet politique global pour l’avenir est
constant, à partir de son texte Le contenu du socialisme.[50]
Si nous pouvons dégager les grandes orientations d’un projet politique global
de ses analyses et de ses positions, nous ne pouvons pas y trouver de
propositions concrètes, hormis en ce qui concerne le domaine de la production.
Signalons à ce propos que Castoriadis est resté jusqu’à la fin de sa vie fidèle
à l’idée, et à la revendication, de l’instauration de l’égalité absolue des
salaires, comme
première mesure visant une transformation radicale de la société, dans le
domaine de la production, où par ailleurs il a toujours soutenu l’autogestion. Il le confirme dans le texte
bilan-programme « Fait et à faire » : « c’est dans cette perspective
[destruction du
rôle monstrueux de l’économie], et comme moment de ce renversement de valeurs,
que l’égalité des salaires et de revenus apparaît comme essentielle »[51].
Et : « L’autogestion
de la production par les producteurs n’est que la réalisation de la démocratie
dans le domaine où les individus passent la moitié de leur vie éveillée. »[52]
Encore faut-il se demander de quels
individus il s’agit. Certainement des travailleurs, des salariés. Et qu’en
est-il des autres individus ? Ceux qui ne travaillent pas, les jeunes, les
femmes au foyer, les retraités, etc. Mais, plus important encore, même si l’on
suppose que les individus – à vrai dire certains individus, 20 millions (25
millions si l’on inclut les chômeurs) sur 65 millions en France ! –, consacrent la moitié
de leur vie éveillée à la production, c’est-à-dire au travail, que fait-on, que
propose-t-on pour l’autre moitié de leur vie éveillée ? N’avons-nous pas
le droit de parler de cette vie, la vraie : les relations humaines,
l’amitié, l’éros-sexualité ? Soulignons que la diminution du temps de travail,
par rapport au début du vingtième siècle, est radicale, et que depuis les
années cinquante le temps de travail occupe beaucoup moins de la moitié de la
vie éveillée de ceux qui travaillent. Et, pour adresser ici une critique à
Castoriadis, si tel est le cas, pourquoi détruire (en priorité s’entend) l’«
économique » (dure réalité certes, et plus dur encore l’imaginaire qui va de
pair) et ne pas détruire le « politique », à savoir l’immense inégalité
politique et proposer l’idée que nous sommes tous politiquement égaux ?
Sous la pression des critiques, qui
lui reprochaient de ne pas proposer de solutions concrètes, Castoriadis écrit
en 1989 : « Je suis un citoyen, je formule donc mes propositions. » Et il
présente, en effet, des propositions concrètes : « Je ne vois pas comment
une société autonome, une société libre pourrait s’instituer sans un véritable
devenir public de la sphère publique/publique, une réappropriation du pouvoir
par la collectivité, l’abolition de la division du travail politique, la
circulation sans entraves de l’information politiquement pertinente,
l’abolition de la bureaucratie, la décentralisation la plus extrême des
décisions, le principe : pas d’exécution des décisions sans participation
à la prise des décisions, la souveraineté des consommateurs, l’autogouvernement
des producteurs – accompagnés d’une participation universelle aux décisions qui
engagent la totalité, et d’une autolimitation dont j’ai esquissé plus haut
certains des traits les plus importants. »[53]
Nous constatons ici encore que ces propositions, certes essentielles,
concernent le domaine économique (production et consommation) ainsi que le
domaine politique, mais seulement sur le plan
« procédural ». La réponse de l’auteur serait que la collectivité
déciderait éventuellement du contenu qu’elle voudrait donner à la vie en
commun.
Le projet d’autonomie n’est pas
en éclipse !
Si j’ai osé donner ce titre à la
dernière partie de mon exposé, c’est parce que mon constat actuel va à
l’encontre de ce que soutient Castoriadis à partir d’une certaine période, à
savoir l’idée d’une éclipse, jugée parfois même totale et prolongée, du projet
d’autonomie. Ce qui est contredit, me semble-t-il, par la réalité présente.
Etant donné que je n’apprécie pas la
distinction entre pessimisme et optimisme, qui n’est pas pertinente, bien que
Castoriadis se permette de juger sur un point Freud « trop pessimiste »[54],
je ne dirais pas qu’il s’agit d’un constat pessimiste de la part d’un grand
penseur politique qui avait largement développé le sens sociologique et
l’intuition pour comprendre l’état de la société. Je dis tout simplement que ce
constat est fait à partir d’une lecture relativement fragmentaire de la réalité
sociale contemporaine, et à partir de présuppositions dépassées, déphasées et,
finalement, inadéquates et inappropriées.
« Rien n’a donc changé
depuis 1957 ? », se demande Castoriadis à la fin de son texte phare « Fait et à faire »,
sous le sous-titre final « Aujourd’hui ». Et il répond : « Oh que si – et
c’est ce qui est devenu le centre de mes préoccupations depuis 1959 […]
moyennant une foule de facteurs que je n’ai pas à réanalyser ici (mais qui, au
fond, n’“expliquent” rien), les attitudes aussi bien des travailleurs que de la population
en général ont profondément changé – du moins ce qui en est manifeste. Des deux
significations imaginaires nucléaires dont la lutte a défini l’Occident
moderne, l’expansion illimitée de la pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle, et le
projet d’autonomie, la première semble triompher sur toute la ligne, la
deuxième subir une éclipse prolongée. La population s’enfonce dans la privatisation
(1960), abandonnant
le domaine public aux oligarchies bureaucratiques, managériales et financières.
»[55]
Je défends la position
selon laquelle le critère du changement des « attitudes aussi bien des travailleurs
que de la population en général » qui, effectivement, « ont profondément changé
», est univoque et ne restitue que la « moitié » de ce qui en est manifeste. Le
critère de Castoriadis est, pour aller vite, limité dans les domaines de
l’économie (consommation), de la politique instituée (traditionnelle), ce à
quoi il faut ajouter tout au plus celui du spectacle et des loisirs. Mais qu’en
est-il de la vie réelle des individus dans les domaines tout aussi importants,
sinon plus, que sont les domaines des relations humaines, de l’éros-sexualité,
de la vie familiale ? Ces domaines constituaient cependant les domaines de
prédilection de Castoriadis au début des années soixante, et ce n’est pas parce
qu’il attendait la révolution.
Si on veut observer lucidement la
réalité sociale actuelle, on constate que le « nouveau type anthropologique
d’individu » qui émerge, selon Castoriadis, ne peut être défini seulement par
« l’avidité, la frustration, le conformisme généralisé » (souligné dans l’original), mais
que, du moins dans le domaine des relations humaines, qui actuellement couvre
une partie de la vie éveillée des individus beaucoup plus importante que celle
que voyait Castoriadis, dans ce domaine, et malgré les immenses difficultés qui
se présentent, les individus montrent de très fortes inclinations vers
l’autonomie, la liberté, la vie essentielle libérée des entraves et des
concessions anciennes. Du point de vue des mœurs, et plus particulièrement des
mœurs érotiques, nous ne vivons pas du tout dans l’époque du conformisme
généralisé, mais dans celle de la dispersion, de la diversité, et de la
pluralité généralisées. Ce qui ne tombe pas non plus du ciel. Les luttes des
femmes et des jeunes ont contraint le régime, la société, à s’« adapter »,
comme les luttes ouvrières ont autrefois conduit à « une extraordinaire
adaptation du régime, disons du capitalisme, à une situation nouvelle qui s’est
traduite par exemple, précisément, par la société de consommation »[56].
Par ailleurs, le critère de l’absence de conflits politiques et sociaux est
appliqué par Castoriadis seulement au plan de la politique et de l’action politique
traditionnelles. Les conflits existent mais se sont déplacés vers d’autres
domaines de la vie humaine et surtout ils ont pris d’autres formes. La
privatisation est certes absence de passion pour la chose publique, mais elle
est aussi critique et rejet de la politique instituée, et beaucoup plus intérêt
pour la vie privée,
ce qui n’est pas nécessairement tendance vers l’hétéronomie.
Le travail du projet d’autonomie ne
concerne pas seulement la critique dans les domaines de l’esprit ou de l’art
(domaines qu’il prend seuls en compte, semble-t-il, pour annoncer « L’époque du
conformisme généralisé »[57]).
De larges domaines de la vie réelle des individus sont délaissés par
Castoriadis, de même que par la philosophie, l’histoire, la sociologie, et bien
évidemment la politique (pensée et action) : je désigne et je synthétise
ainsi le domaine habituellement appelé la sphère privée. Et pourtant, une fois encore, en ce qui concerne
même ce domaine, Castoriadis a vu les choses, il a vu les immenses apports des
mouvements des femmes et des jeunes.
L’apport du travail du projet
d’autonomie en ce qui concerne aussi la religion n’est pas moindre. La « sortie
de la religion » (Marcel Gauchet) est désormais irréversible pour les sociétés
occidentales. Et la religion est le point capital en vue de la distinction
entre sociétés hétéronomes (qui ont existé presque toujours presque partout) et
sociétés qui ont brisé la clôture, et fissuré l’hétéronomie la plus lourde,
l’hétéronomie religieuse.[58]
Le vide produit par l’affaissement de la religion, vide constaté depuis très
longtemps, vide nullement négatif mais plutôt libérateur, vide qui a été comblé
par les idéologies totalitaires, pose l’une des exigences fondamentales d’une
création politique à présent. En opposition décisive à toute religion et à tout
imaginaire religieux d’hétéronomie, en laissant grande ouverte la « fenêtre sur
le Chaos », selon la belle formule de Castoriadis, la politique de
l’autonomie refuse
de projeter le sens de notre vie vers un au-delà, un ailleurs ou un avenir
radieux garanti par les lois de l’histoire. Elle combat la réduction du sens de
notre vie à un niveau de vie toujours plus élevé. Elle revendique la
transformation radicale et démocratique de toutes les institutions de la
société présente qui imposent un sens unique de vie et tracent un itinéraire de
vie uniforme pour tous. Elle ouvre dès maintenant la possibilité de création de
valeurs plurielles créatrices de multiples sens de vie et de nouvelles façons
de vivre.
Toutes ces considérations ne visent
pas à embellir une situation sociale très difficile et même parfois atroce,
révoltante, insupportable. Mais elles nous aident à voir plus clairement et à
échapper une fois pour toutes à ce postulat des « révolutionnaires » selon
lequel tout va mal, et de plus en plus mal, pour voir enfin les « opprimés » se
soulever un jour tous en même temps. Même fragilisé, et même s’il n’a pas le
vent en poupe, le projet d’autonomie existe, nourrit la vie et plusieurs choix
de vie de bon nombre de nos contemporains. Nous avons un besoin urgent de
nouvelles idées pour élucider la réalité sociale actuelle et inventer de
nouvelles valeurs de vie en commun, seule possibilité pour aller vers une
société pleinement autonome. Nous devons nous appuyer sur certains faits
exemplaires pour multiplier les chances de cette orientation.
Comme je l’ai dit au début, il nous
faut abandonner l’idée de crise, qui dure et ne passe pas, pour considérer que
la société évolue, et que tout n’est pas mauvais dans cette évolution. La «
crise », dans son effectivité profonde, est la perte de sens. Mais cette perte
de sens n’a a priori rien de négatif, hormis pour ceux qui déplorent la situation
précédente. Pour nous, elle ouvre la voie à la création de nouvelles valeurs.
C’est pourquoi il est inapproprié de répéter sans cesse que nous sommes en
crise, terme qui, dans la plupart des cas, renvoie à l’exigence de retour aux
anciennes valeurs et, dans la version progressiste très connue, à l’attente de
l’écroulement du « système ». Si la situation sociale actuelle est terrible,
elle l’est au sens des fameux vers de Sophocle : « Nombreuses sont les
choses terribles, rien n’est plus terrible que l’homme » : pour le
meilleur comme pour le pire, ou inversement.
La transformation radicale de la
société présente vers une société pleinement autonome ne peut se produire en un
seul instant, sur une courte durée. Transformation radicale de la société
signifie avant tout, aujourd’hui, transformation de nous-mêmes. Nous avons à
agir dès à présent. Notre débat s’inscrit déjà dans cette action. Nous avons
deux objectifs très concrets : a) l’égalité politique absolue de tous ; b)
la mise en question, et dès maintenant en discussion, du sens de la vie,
autrement dit de la poussée centrale de la société actuelle vers le toujours
plus. Tous deux répondent à une seule et même question : dans quelle
société voulons-nous vivre ? Nous précisons au préalable que nous voulons vivre dans une
société sans façons de vivre modelées d’avance sans nous, sans modes de vie
uniformisés. Pour une pluralité de modes de vie, choisis librement par chacun.
C’est cela une société démocratique et pleinement autonome.
Nicos
Iliopoulos
Paris,
janvier 2010
Note
autobiographique
Nicos
Iliopoulos, âgé aujourd’hui de 58 ans, a vécu jusqu’à l’âge de 34 ans en Grèce,
où il a fait des études des mathématiques. Il a activement participé aux luttes
étudiantes contre la dictature militaire entre 1972 et 1974, année de la chute
de la dictature. Arrêté et torturé à plusieurs reprises durant cette période,
il a été aussi emprisonné. Entre 1974 et 1986, il a milité dans les rangs d’un
petit parti de la gauche grecque, d’orientation « eurocommuniste », appelé
Parti communiste de l’intérieur, et est devenu membre du bureau exécutif de ce
parti en 1984. Au cours de cette période, il a participé à toutes les luttes
pour la démocratisation de la vie politique grecque et, pendant son service
militaire, qui était alors d’une durée de vingt-deux mois, il était membre
actif des comités de soldats.
Venu
en France en 1986, il vit désormais à Paris où il gagne sa vie comme «
travailleur social » depuis douze ans. Dès son arrivée à Paris, il prend
contact avec Cornelius Castoriadis, dont il devient un élève puis un ami.
Nicos
Iliopoulos a obtenu le Diplôme de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales, en présentant, sous la direction de Castoriadis, un mémoire intitulé
« Participation et apathie politiques dans la Grèce contemporaine, 1960-1990 ».
Il a rédigé et soutenu, sous la direction d’Alain Caillé, une thèse de doctorat
qui a pour titre « Participation et apathie politiques dans la France
contemporaine (Ve République, de 1958 à nos jours) » et sous-titre «
Démarche pour scruter les limites de la participation à la politique instituée
et pour élucider l’apathie à l’égard de cette politique. Tentative pour
réouvrir le chemin de la pensée politique démocratique ». Ce travail est dédié
à Cornelius Castoriadis et à son œuvre.
Publications
en France :
Participation et
apathie politiques dans la France contemporaine, Lille, Atelier National de Reproduction
des Thèses, 2005 (http://www.anrtheses.com.fr/ThesesCarte/SCat_1347.htm). L’exposé de la soutenance de cette
thèse se trouve sur Internet (http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article211)
sous le titre : L’apathie politique en France contemporaine. Manque de
créativité politique de la collectivité, absence de projets politiques positifs
et globaux.
Publications
en Grèce :
Νέοι δρόμοι για τη
δημοκρατική πολιτική σκέψη. Κριτική παρουσίαση του πολιτικού στοχασμού του
Κορνήλιου Καστοριάδη,
Αθήνα, Θεμέλιο, 2005. (Nouveaux chemins pour la pensée politique
démocratique. Présentation critique de la réflexion politique de Cornelius Castoriadis, Athènes,
éditions Themelio.)
Participation à l’ouvrage collectif Ψυχή, λόγος, πόλις. Αφιέρωμα στον Κορνήλιο Καστοριάδη, Αθήνα, Ύψιλον, 2007. (Psyché, logos, polis. Hommage à Cornelius Castoriadis, Athènes, éditions Ypsilon.) La
traduction en français de cette contribution porte le titre Nouveaux chemins
pour la pensée politique démocratique et se trouve sur Internet (http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article215).
Ce même texte sera publié prochainement en espagnol dans la revue Trasversales (Espagne).
« Θεσμισμένη
πολιτική συμμετοχή και απάθεια στη σύγχρονη Ελλάδα. Αλλοτριωμένη πολιτικοποίηση
και ακαθόριστη αδιαφορία », (« Participation politique instituée et apathie
dans la Grèce moderne. Politisation aliénée et indifférence indéterminée »,
dans le premier numéro de la revue Μάγμα, décembre 2007.
« Οι νέοι, εμείς και η κοινωνία » («
Les jeunes, nous et la société »), dans Κυριακάτικη Αυγή, 4 janvier 2009. Texte
sur la révolte de la jeunesse en Grèce.
Nicos Iliopoulos prépare deux
ouvrages en français : la traduction de son livre Nouveaux chemins pour
la pensée politique démocratique, ainsi qu’un essai qui sera intitulé : Vers la
société autonome. Inventer de nouvelles valeurs de vie en commun.
[1]. Domaines de l’homme, p. 247. Dans l’édition en
collection de poche, p. 307. Désormais, la page indiquée entre crochets renvoie
aux nouvelles éditions en collection de poche des ouvrages de Castoriadis. Tous
les mots ou passages soulignés le sont dans l’original, sauf indication
contraire.
[2]. « Fait et à faire », dans le livre
homonyme, p. 11. [Et p. 11.]
[3]. « Telles que je les ai depuis
toujours vécues, les idées de philosophie et de politique (donc aussi du
philosophe et du militant) ne se laissent pas séparer radicalement ;
chacune conduit à l’autre », Le contenu du socialisme, p. 324.
[4]. « Ce que je sais, c’est que ce
n’est pas la lecture d’Aristote ou de Kant qui m’a fait penser l’institution
imaginaire de la société, mais la pensée de celle-ci qui m’a fait relire avec
un autre regard Aristote ou Kant. Oserais-je ajouter que ces relectures m’ont
convaincu de la pertinence de mes questions, et de l’insuffisance de leurs
réponses ? » « Fait et à faire », dans le livre homonyme, p. 24. [Et p.
28.]
[5]. Intervention au groupe du MAUSS, que j’ai transcrite moi-même et
qui a été publiée dans la Revue du MAUSS ; voir respectivement, pour la première citation, n°
14, second semestre 1999, p. 201 et, pour la seconde, n° 13, 1er
sem. 1999, p. 25.
[6]. L’institution imaginaire de la
société, p. 393. [Et
p. 424.] Dans un texte ultérieur, « Psychanalyse et politique », en spécifiant
la capacité d’apprendre du sujet, Castoriadis écrit : « apprendre à
apprendre, apprendre à découvrir, apprendre à inventer », Le monde morcelé, p. 146. [Et p. 180.]
[8]. « Les destinées du totalitarisme »,
texte d’une conférence lors d’un symposium sur l’œuvre de Hannah Arendt, le 3
octobre 1981, Domaines de l’homme, p. 201. [Et p. 249.]
[11]. Je me réfère à un entretien très
important de Castoriadis donné après la parution de L’institution imaginaire
de la société, qui
porte le titre « L’exigence révolutionnaire » (1976) ; repris dans Le
contenu du socialisme,
pp. 323-366.
[12]. « Les idées qui avaient été déjà
dégagées et formulées dans la partie de “Marxisme et théorie révolutionnaire”
publiée en 1964-1965 – de l’histoire comme création ex nihilo, de la société instituante et de la
société instituée, de l’imaginaire social, de l’institution de la société comme
son œuvre propre, du social-historique comme mode d’être méconnu par la pensée
héritée – s’étaient entre-temps transformées pour moi de points d’arrivée en
points de départ, exigeant de tout repenser à partir d’elles. » L’institution
imaginaire de la société, p. 6. [Et p. 6.]
[17]. « L’histoire est création, largement indéterminée.
L’institution de la société ne découle pas de lois – “naturelles”,
“rationnelles” ou comme on voudra. Elle est l’œuvre de l’imaginaire social
instituant. La société s’institue chaque fois elle-même. Mais elle occulte
cette auto-institution en se la représentant comme l’œuvre des “ancêtres”, des
dieux, de Dieu, de la Nature, de la Raison – ou des “lois de l’histoire”, comme
c’est le cas avec le marxisme. » Domaines de l’homme, p. 21. [Et p. 24.]
[18]. La lecture de l’histoire des
sociétés humaines par Castoriadis, ce qui constitue encore une création de
pensée qui lui est propre, exclut l’idée d’une philosophie de l’histoire, et bien évidemment l’idée de
progrès. Voici un passage parmi les plus forts, les plus clairs et les plus
beaux : « Je pense qu’il y a toujours eu à cet égard [à l’égard de la
philosophie de l’histoire et du “progrès”] une énorme confusion. On a confondu
deux niveaux qui n’ont pas des rapports immédiats et simples. Le premier est
celui de la dimension que j’appelle ensembliste-identitaire (ensidique, pour la brièveté), le niveau
“techno-arithmétique” ou instrumental. Sur ce niveau, si l’on considère
l’histoire de l’humanité dans ses grands traits, depuis l’hominisation, il y a
un progrès immense : on est passé de 1, 2, 3 … aux mathématiques contemporains,
et des silex aux bombes H. L’autre niveau est celui de la création des
significations imaginaires et en particulier des significations politiques et
émancipatrices : ici on ne décèle pas, et à mon avis rien ne rend a
priori probables,
des mouvements uniformes de l’histoire. Toutes les cultures ont créé, en dehors
de l’ensembliste-identitaire, des œuvres magnifiques, mais pour ce qui est de
la liberté humaine, il n’y a eu que deux cultures, comme deux grandes fleurs
poussant dans ce sanglant champ de batailles, où quelque chose de décisif s’est
créé : la Grèce ancienne et l’Europe occidentale. Cette deuxième fleur est
peut-être en train de se faner, peut-être cela dépend-il de nous qu’elle ne se
fane pas définitivement, – mais finalement, il n’y a aucune garantie que, si
elle se fanait, une troisième fleur surgirait plus tard, avec des couleurs plus
belles. » Ouvrage collectif, De la fin de l’histoire, Paris, éditions du Félin, 1992, p.
71.
[22]. « Pouvoir, politique, autonomie », Le
monde morcelé, p.
127. [Et p. 156.] Les pages entre parenthèses renvoient à cet ouvrage et celles
indiquées entre crochets renvoient à la nouvelle édition du même livre en
collection de poche.
[23]. Si besoin en était, on peut le
constater par le seul fait que ce texte dense, de 27 pages, a été élaboré sur
une durée de près de dix ans. Il s’agit de son texte peut-être le plus travaillé,
et lors d’une période où il avait fixé ses idées principales, qu’il résume tout
au long de ce texte.
[25]. « Imaginaire politique grec et
moderne », La montée de l’insignifiance, p. 171. [Et p. 206.] Il est à noter que c’est
Castoriadis, à qui certains reprochaient d’être « nostalgique de la Grèce
ancienne », qui écrit cette phrase tout en ajoutant, dans le même texte, que
les Grecs ne sont pas parvenus à créer l’universalité politique, pour en
conclure : « il nous faut aller plus loin que les Grecs et que les
Modernes. » ; voir p. 174. [Et p. 210.] Voir aussi, dans ce même livre, p.
193. [Et p. 232.]
[26]. « Le mouvement révolutionnaire sous
le capitalisme moderne » (1960), Capitalisme moderne et révolution, 2, p. 142.
[29]. Le fait qu’il s’agisse ici d’une
définition de la politique, autrement plus radicale, est confirmé par les
lignes suivantes, écrites en 1972 : « C’est cela le sens nouveau qu’il
faut donner au terme tant galvaudé de politique. La politique n’est pas lutte
pour le pouvoir à l’intérieur d’institutions données ; ni simplement lutte
pour la transformation des institutions dites politiques, ou de certaines
institutions, ou même de toutes les institutions. La politique est désormais
lutte pour la transformation du rapport de la société à ses institutions ; pour
l’instauration d’un état de choses dans lequel l’homme social peut et veut
regarder les institutions qui règlent sa vie comme ses propres créations
collectives, donc peut et veut les transformer chaque fois qu’il en a le besoin
ou le désir. » Introduction générale de la publication en recueil des textes
politiques de Castoriadis parus dans la revue Socialisme ou Barbarie, texte majeur en ce sens que
l’auteur présente lui-même et de manière détaillée tout son parcours réflexif
en grandes étapes. Voir La société bureaucratique, 1, p. 54.
[30]. « Je n’ai cessé de répéter que la
démocratie athénienne ne peut être pour nous qu’un germe, nullement un modèle », Fait et à faire, p. 65. [Et p. 77.]
[31]. Castoriadis formule une critique
contre l’insuffisance de l’analyse de Hannah Arendt : « Hannah Arendt
avait une conception substantive de l’“objet” de la démocratie – de la polis. Pour elle, la démocratie tirait sa
valeur du fait qu’elle est le régime politique où les êtres humains peuvent
révéler ce qu’ils sont à travers leurs actes et leurs paroles. […] Néanmoins,
[…] la position de Hannah Arendt laisse de côté la question capitale de la
teneur, de la substance, de cette “manifestation”. » « La polis grecque et la création de la
démocratie », Domaines de l’homme, pp. 303-304. [Et pp. 379-380.]
[32]. Première phrase d’un ouvrage par
ailleurs remarquable : Le sacre du citoyen de Pierre Rosanvallon.
[34]. « La polis grecque et la création de la démocratie
», Domaines de l’homme, pp. 296-297. [Et pp. 370-371.]
[35]. Revue
du MAUSS, n° 14,
second semestre 1999, p. 205. Texte repris dans Démocratie et relativisme, 2010, p. 113.
[36]. Nous sommes d’accord pour
reconnaître que, dans la société actuelle, il n’y a pas de « sujet
révolutionnaire », ce que l’on appelait autrefois ainsi. Nous sommes d’accord,
du moins je l’espère, sur le fait qu’il n’y a pas non plus de fondement
objectif à la recherche, à l’existence ou à la définition d’un tel sujet. Nous
devons donc penser à l’ensemble de la population.
[37]. « La démocratie comme procédure et
comme régime », La montée de l’insignifiance, p. 221. [Et p. 267.]
[38]. « La polis grecque et la création de la
démocratie », Domaines de l’homme, p. 306. [Et p. 382.]
[39]. Le capitalisme étant l’une des
composantes des sociétés modernes et contemporaines, je ne comprends pas pour
ma part l’insistance même de Castoriadis, qui reconnaît ce fait et qui définit
ainsi cette composante, à appeler ces sociétés capitalistes. Le capitalisme
tentant à ériger le travail en valeur suprême, elles sont plutôt des sociétés «
travaillistes ».
[43]. Voir « Psychanalyse et politique »,
texte qui résume et élargit selon son auteur les conclusions d’un travail de
vingt-cinq ans, dans Le monde morcelé, p. 154. [Et p. 190.]
[44]. Les pages entre parenthèses
renvoient à ce texte, cité à la note précédente 37. [Et respectivement p. 291
et p. 277.]
[45]. Texte parmi les meilleurs, « La
crise du processus identificatoire » (1989), p. 138 de l’ouvrage indiqué. [Et
p. 165.]
[46]. Cette position, que j’ai formulée
moi-même clairement depuis longtemps, est implicitement formulée par
Castoriadis, au moins à partir de 1974 : « La question “philosophique”
portant sur la signification de la vie en société est en train de devenir une
question “pratique” pour un nombre croissant de gens.» « Introduction à
l’édition anglaise de 1974 », pour la réédition du « Mouvement révolutionnaire
sous le capitalisme moderne », dans Capitalisme moderne et révolution, 2, p. 226. Quant à moi, j’ai
formulé cette position dans ma thèse de doctorat, soutenue en 2001 ; voir
à la fin de ce texte.
[50]. Il le dit explicitement dans sa «
Discussion avec les militants de P.S.U. » (1974), voir Le contenu du
socialisme.
[56]. Post-scriptum sur
l’insignifiance
suivi de Dialogue,
p. 53. Notons que le constat de cette adaptation constitue l’une des plus
importantes singularités des analyses de Castoriadis sur le capitalisme
moderne. C’est pourquoi, dans les lignes que nous venons de citer et qui
proviennent de son débat avec Octavio Paz, Castoriadis rappelle ce fait, pour
placer cette adaptation au même niveau que l’autre facteur fondamental de la
passivité actuelle des gens, à savoir l’échec historique du marxisme.
[58]. « L’institution hétéronome de la
société et la religion sont d’essence identique. […] Elles doivent masquer le Chaos, et en particulier
le Chaos qu’est la société elle-même. » « Institution de la société et religion
», le texte peut-être le plus profond de Castoriadis, dans Domaines de
l’homme, p. 373. [Et
p. 466.]
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