23/02/2013

L’imaginaire national(iste) de la société grecque moderne


L’imaginaire national(iste) de la société grecque moderne
Une société aliénée par son «propre passé», présumé et défiguré,
et coupée ainsi de la composante critique de l’Europe occidentale

    
Historique et plan général de l’article

   Cet article a été rédigé en 1994 à partir d’un événement particulier : la ferveur nationaliste qu’a provoquée en Grèce l’adoption du nom Macédoine par l’Etat voisin nouvellement créé après la dislocation de la Yougoslavie. Etant donné que la perspective choisie était alors d’aller autant que possible au fond des choses, les idées principales du texte gardent pour l’essentiel toute leur valeur treize ans après, en 2007. C’est la raison pour laquelle le texte est laissé en l’état, même si la reformulation de certaines idées, pour être plus claires, paraît maintenant nécessaire. Seules quelques notes ont été ajoutées, portant l’indication «nouvelle note», et les références données dans les notes initiales ont été précisées davantage. Un certain désordre dans la présentation des idées, pouvant d’ailleurs être corrigé, et un style de nervosité apparente sont entièrement assumés. C’est le prix à payer du regard passionné à chaud sur toute société, et en ce qui concerne la Grèce, pays dont je suis originaire, c’est en plus la colère avouée, hier, face au nationalisme enflammé, comme aujourd’hui (septembre 2007) devant les forêts en flammes.
Voici le plan général de l’article.

Introduction
L’hétéronomie par excellence de la Grèce moderne :
son aliénation à un passé artificiellement créé

1. La thèse officielle de la «continuité historique» ininterrompue de l’hellénisme

2. Notre position : il existe une succession
de sociétés distinctes mais il n’y a pas de continuité historique

3. La thèse de la «continuité historique» ininterrompue est une thèse construite,
voire imposée ensuite par la force, et non pas provenant d’une évolution normale des choses

4. Le drame de la Grèce moderne : une société repliée sur son passé

5. La Grèce moderne et l’Europe
L’acculturation mutilée. Modernisation et déculturation

6. Le diagnostic sur la situation actuelle et ses causes spécifiques

Epilogue
Quelle issue ?












Introduction
L’hétéronomie par excellence de la Grèce moderne :
son aliénation à un passé artificiellement créé

L’hétéronomie, à vrai dire l’une des hétéronomies de la Grèce moderne, que la société néohellénique a bien évidemment choisie elle-même, c’est son «propre passé».[1] Un passé volontairement reculé jusqu’à la nuit des temps ; un passé extrêmement glorifié – et vraiment glorieux, mais dans une partie minime ; un passé unifié par un formalisme qui le rend vide ; et, surtout, un passé revendiqué en exclusivité absolue.
«Nous sommes les Grecs, héritiers uniques et absolus d’une Grèce ancienne, prise uniformément et globalement, et d’une Byzance qui, non seulement a conservé et cultivé l’Antiquité grecque, mais de plus a répandu les lumières dans toute l’Europe, provoquant la Renaissance.» Telle est, en résumé, l’idée fixe que tout Grec d’aujourd’hui partage et défend avec acharnement – à quelques rares, et finalement insignifiantes, exceptions près. Voilà ce qui constitue plus qu’une identité nationale, et qui, pour un Grec contemporain, renvoie même à son psychisme profond, d’où la profonde colère qu’il manifeste devant quiconque contesterait cette idée.
A qui dirait que la revendication d’un passé mythique largement amplifié et mythologisé caractérise toutes les sociétés, il serait répondu que, justement, le passé concernant l’Antiquité grecque, outre le fait qu’il est défiguré par les époques ultérieures, n’appartient plus à la Grèce moderne. Tout au moins n’y appartient-il pas prioritairement, de manière privilégiée et exclusive, car il est déjà universel. Il constitue, en effet, restitué plus fidèlement et servant de germe à la création de nouvelles valeurs, une composante essentielle de la culture occidentale tout du moins, et plus généralement de l’imaginaire social occidental.

Et la Grèce moderne ? Qu’en est-il, en effet, de la société grecque moderne dans son effectivité ? Cette Grèce-là, en voulant et en s’épuisant à transformer ce passé présumé en propriété exclusive, a créé avec quelque chose de supposé un véritable imaginaire – à savoir quelque chose de plus présent que le présent – qui est à la fois national et nationaliste. Cette Grèce-là, sous le poids écrasant et l’attrait passéiste de ces deux héritages antinomiques (Grèce ancienne, Byzance)  – l’héritage grec ancien est déjà polyphonique et antinomique – ne peut même pas voir ses propres créations. Elle ne peut rien créer d’original, et lorsqu’elle y parvient parfois, elle ne peut le voir.
Elle se trouve ainsi constamment dans une insécurité identitaire : «Qui sommes-nous vraiment» ? Elle est toujours dans une recherche désespérée pour reconstituer ce qui ne pourrait l’être. Elle se situe souvent dans une mégalomanie passéiste qui se heurte à une réalité contemporaine misérable. Elle se met, enfin, ordinairement dans un égoïsme blessé par rapport à l’Occident moderne, considéré comme plus éclairé que la Grèce[2], et en même temps plus développé du point de vue techno-scientifique.
Telle est, à nos yeux – pourtant familiarisés par excellence avec le beau paysage de la culture néogrecque –, l’hétéronomie par excellence de la société néohellénique. Derrière son précieux trésor se cache son aliénation spécifique.
Et, par là même, telle est l’origine de bien des maux que la Grèce moderne a subis depuis la fondation de l’Etat-nation et de bien des erreurs que les Néohellènes ont eux-mêmes commises. Telle est l’origine d’un malaise chronique qui touche le pays. Telle est l’origine plus profonde qui peut expliquer, pour le moins partiellement, ce nationalisme exacerbé sui generis que tous les observateurs attentifs et impartiaux peuvent facilement diagnostiquer aujourd’hui même. Derrière l’obsession récente de tout un peuple, hormis quelques rares exceptions méritées, de voir dans l’utilisation du nom Macédoine par un petit Etat indépendant un éventuel danger mortel se trouve l’idée absurde de la propriété exclusive d’un héritage national qui ne doit être exproprié par personne, se trouve en effet la perception qu’il s’agit d’une violente attaque contre l’identité grecque, contre la Grèce elle-même, cette identité étant constituée par cet héritage.[3]
Que les Grecs actuels, au nom de cet héritage et dans une campagne nationaliste hystérique, aient fait leur le symbole d’une dynastie tyrannique, l’emblème de Vergina[4], montre l’ignorance grossière et la grande confusion à laquelle conduit la revendication en bloc de la Grèce ancienne. La revendication de l’empire macédonien et l’emblème de Vergina ne sont que la négation de la création grecque ancienne et de la véritable vie politique des cités grecques.

1. La thèse officielle de la «continuité historique» ininterrompue de l’hellénisme

Il est hors de doute qu’une histoire extrêmement complexe, et d’une certaine façon singulièrement riche, a contribué à cet état de fait.
L’Etat-nation néohellénique a été officiellement créé entre 1821 et 1830, après la «Révolution nationale» de 1821, à savoir plus précisément la guerre d’Indépendance contre l’occupation turque qui, avec plusieurs autres occupations, a duré près de 400 ans.
La thèse historique officielle dominante, partagée par les historiens de toutes tendances, devenue dogme étatique et imaginaire national, nationaliste donc, est la suivante : la Grèce est unique et éternelle. Une «continuité historique» existe bien entre : a. l’époque archaïque, et même avant ; b. l’époque de la création grecque proprement dite, période appelée classique ; c. l’époque d’Alexandre le Grand et l’époque hellénistique ; d. la période de la domination romaine et e. à travers l’époque autrement glorieuse de l’empire byzantin et la période humiliée de la turquocratie, la Grèce moderne.
Que cette thèse, pour pouvoir être soutenue, doive présupposer explicitement une construction mythologique selon laquelle il y aurait un «esprit grec», un daimonion grec, un «sang grec», une «âme grecque», une «nation grecque», une «fulè (race) grecque», un (et unique) «peuple grec»[5] qui se préservent à travers les siècles, cela ne pose pas problème pour les historiens, pour les intellectuels et finalement pour tout le monde. Il existerait quelque chose d’immuable à travers les siècles qui s'appellerait «hellénisme» ou «grécité».
Que cette thèse, pour être concevable, doive présupposer une construction théologique selon laquelle il y aurait un germe – sinon la totalité – du christianisme, voire de l’orthodoxie         – religion officielle de l’empire byzantin ainsi que de la Grèce moderne et partie prenante (selon cette thèse) de l’identité nationale hellénique – dans la philosophie grecque ancienne qui, à sa façon, aurait donc préparé l’avènement du Christ[6], cela ne fait pas non plus problème, même pour bon nombre d’intellectuels grecs contemporains.
Que cette thèse, enfin, pour être sensée, doive présupposer encore une construction idéologique selon laquelle il existerait une unité cachée, déployée au fil des siècles, et exprimée à titre d’exemple par l’éternelle langue grecque, sous tous les visages que la «Grèce» a pris pendant des siècles, cela ne fait une fois de plus quasiment aucun problème pour personne.

2. Notre position : il existe une succession
de sociétés distinctes mais il n’y a pas de continuité historique

Il n’y a absolument pas qu’une seule Grèce. Et comment pourrait-il n’y en avoir qu’une ? Sur ce lieu géographique extraordinaire – la Grèce actuelle occupe en effet une très faible partie –, demeuré le même depuis 3 000 ans – on ne sait trop ; dans ce paysage encore beau, mais qui a beaucoup changé – Sappho y songeait déjà ! –, plusieurs sociétés ont existé. Celles-ci sont extrêmement différentes, non pas seulement et surtout par les chronologies et les habitants – ces derniers ont-ils les mêmes gènes ? –, mais par ce qui fait qu’une société tient ensemble, à savoir ses propres significations imaginaires sociales.
En schématisant à l’extrême, on peut dire qu’il en existait au moins cinq : la société grecque ancienne, la société de l’époque alexandrine, la société de l’empire byzantin, la société des occupations étrangères (turque, vénitienne, franque, etc.) et, enfin, la société grecque moderne.
Peut-on voir une «continuité historique» entre ces cinq sociétés déployées en partie sur le même sol ? Ici encore, on se trouve devant une question de conceptualisation. La succession, la continuité de ces sociétés dans le temps, et leur implantation sur le même sol, ont bel et bien existé. Est-ce cela l’histoire ?
Viennent ensuite les questions bien plus embarrassantes de la continuité dans les coutumes populaires, dans la langue, dans les institutions politiques, dans la religion, bref, dans l’institution au sens le plus large de la société et dans l’imaginaire social que cette institution incarne chaque fois. Une telle continuité a-t-elle bien existé ? Nous sommes devant des questions extrêmement complexes auxquelles seule une réflexion naïve ou «idéologique» pourrait répondre par l’affirmative.
Les idéologues, même actuels, de la thèse de la «continuité historique» se plaisent à citer le fameux passage dans lequel Hérodote définit la conscience des grecs anciens, malgré leur dispersion, leur différenciation, comme appartenant à une seule culture : «Même sang et même langue, sanctuaires et sacrifices communs, semblables mœurs et coutumes»[7]. Laissons le sang pour ne pas tomber dans le racisme «hématophile» le plus vulgaire. Nous traiterons plus loin de la langue. Cela devient risible si l’on réfléchit un seul instant à la communauté présumée de la religion (ou des religions) grecque ancienne et de ses mœurs, avec ce qui existe effectivement dans la Grèce moderne. Mais ces idéologues oublient surtout bien d’autres passages des auteurs grecs anciens qui traitent du même sujet. Et parmi eux, l’un des plus importants, dans lequel Isocrate déclare que c’est justement la culture (paideusis) qui fait qu’un Grec est grec[8].
Ils oublient encore ce que Thucydide fait dire à Périclès dans son fameux Epitaphios (Oraison funèbre) : «Bref, je qualifierai la cité d’Athènes tout entière d’école de la culture grecque», tès Ellados paideusin[9]. «Cet idéal de paideia où l’esprit de la cité trouva la plus grande des consolations : l’assurance de son immortalité»[10], n’a, bien évidemment, rien à voir avec le statut d’un hellénisme immuable, réductible ainsi à une pure fiction dans laquelle, en l’absence cruelle de créations artistiques et culturelles postérieures, à la hauteur de celles d’Athènes, seule reste la communauté présumée des réalités tout à fait secondaires (langue «commune» mais seulement en tant que code, coutumes qui baignent à présent dans une autre atmosphère).
Que, chaque fois, la société précédente ait laissé des vestiges, plus ou moins importants, à la société qui l’a immédiatement suivie, cela peut être acceptable. Mais que, chaque fois, la société suivante ait été le résultat d’une série de causalités  strictes, déterminées par la société précédente, comment cela pourrait-il être acceptable ? Le christianisme devait être prescrit dans la philosophie grecque – quelle philosophie grecque d’ailleurs ? Les institutions politiques de Byzance, empire polyethnique et polyglotte, hautement centralisé, devaient avoir une relation de cause à effet avec les institutions de la polis grecque – laquelle d’entre les poleis grecques d’ailleurs ? La signification essentielle de la polis grecque a été celle d’une communauté de citoyens se gouvernant elle-même et, dans le cas démocratique, elle a été celle d’une communauté de citoyens politiquement égaux.[11]

Enfin, l’argument principal dans les mains et l’esprit de tout le monde est celui de l’«éternelle langue grecque».
Nous répondrons en commençant par réfuter cet argument par un constat simple. Un Grec contemporain, qui maîtrise parfaitement le grec moderne – cas relativement rare à l’heure     actuelle –, peut-il lire Homère, Sophocle, Platon, Aristote ou encore certaines parties du      Nouveau Testament, dans le texte original ? La réponse est assurément non.[12] Ce constat simple conduit à la conclusion également simple que la langue, en tant que forme (alphabet emprunté aux Phéniciens[13], certains et même de nombreux mots), est la même, mais qu’en tant que contenu, fond, substance, sens des mots, elle n’est pas du tout identique.
La langue, non pas dans sa simple forme mais justement dans sa propre substance, est par excellence porteuse de significations. Même si elle emploie les mêmes mots, la langue grecque moderne ne porte pas les mêmes significations que la langue grecque ancienne. De ce point de vue, la langue, distincte entre code et contenu, forme et fond, ne pourrait absolument pas confirmer l’unité et la continuité d’une société.
Toutefois, la langue, en tant qu’«organisme vivant», connaît sa propre «évolution», diraient les idéologues de la pérennité de l’hellénisme. Toute langue contient-elle les lois d’une évolution naturelle assurée et déterminée ? Pourquoi alors certaines langues sont-elles mortes ? En l’occurrence, la langue grecque possède-t-elle des lois spécifiques qui aient conduit par continuité évolutive de la langue d’Homère à la langue des Séféris et des Elytis ?
La question est complexe et spécifique. Elle dépasse le cadre de cet article mais elle mène à notre avis à la seule interrogation valable sur ce problème : nous nous trouvons devant une question originale, plus que linguistique, philosophique pourrait-on dire, qui aurait affaire avec ce qui peut être le même dans sa forme en étant tout à fait autre dans son contenu. Mais, nous l’avons déjà dit,  un traitement plus large de cette interrogation n’a pas sa place ici.
Quoi qu’il en soit, la langue néogrecque n’est pas le résultat d’une évolution «naturelle», libre, sans la forte intervention des savants et même de l’Etat. Elle ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui sans cette intervention. Cette remarque conduit au titre suivant de notre article : de même que la langue néogrecque est construite et, d’une certaine manière, imposée par la force, de même la thèse de la «continuité historique» est construite.



Mais résumons tout d’abord notre position selon laquelle il n’y a pas une «continuité historique» ininterrompue entre les sociétés grecques.
Il s’agit des sociétés qui se sont succédé, avec pour intermédiaire d’importantes coupures, avec des créations originales, en d’autres termes, avec des significations imaginaires sociales propres à elles-mêmes, qui ont fait chaque fois une société radicalement différente, autre. Le discours historique qui a tenté d’établir un lien de continuité entre ces sociétés est finalement un discours mytho-idéologique.
La société appartenant à un empire théocratique chrétien, ayant une religion de dogme et de théologie systématiques et une église institutionnalisée (Byzance), n’est pas la continuité         d’une société des poleis dans laquelle la religion polythéiste tolérante n’avait pas du tout ces caractéristiques pour n’évoquer que cette institution centrale qu’est la religion dans les deux sociétés.
En ce qui concerne notre propos, la société grecque moderne n’est effectivement pas le résultat d’une évolution historique qui va de la Grèce ancienne – morte une fois pour toutes – jusqu’à aujourd’hui. Elle représente une société avec ses propres valeurs, qui sont beaucoup plus «proches» dans leur effectivité de l’empire byzantin, de l’orthodoxie, de l’époque de l’occupation turque que de la Grèce ancienne, extrêmement déformée et défigurée dans la tentative perverse de synthèse de ses valeurs, elles-mêmes antinomiques et polyphoniques, avec les valeurs de la Grèce moderne.
Dans les vestiges de la Grèce ancienne qui restent sur le sol de la Grèce moderne, dans les débris de marbre et de vases, dans les statues mutilées, dans les temples reconstitués[14], nous pouvons voir une fierté nationaliste, chauviniste – associée au mépris et parfois à la haine pour les autres peuples –, des Grecs contemporains provenant du fait que leur pays possède cette richesse, rien de plus. (On dénombre d’ailleurs plus d’églises byzantines que de temples anciens en Grèce moderne. La langue actuelle est beaucoup «plus proche» de la langue du Nouveau testament que celle de Sophocle[15].)
En ce qui concerne les mentalités, on aura bien du mal à y retrouver l’esprit agonistique des Grecs anciens, pour n’évoquer que cela, sauf peut-être dans la course à la consommation !
Deux valeurs spécifiquement néogrecques, le «filotimo» (l’amour de l’honneur et en même temps la générosité) et la «filoxenia» (l’amour de l’étranger, l’hospitalité), qui gardaient peut-être une sorte de nostalgie de la Grèce ancienne, sont en train de disparaître totalement à l’heure actuelle.





3. La thèse de la «continuité historique» ininterrompue est une thèse construite,
voire imposée ensuite par la force, et non pas provenant d’une évolution normale des choses

Mais la Grèce moderne a voulu construire cette unité. Elle a tenu à se reconnaître aussi  bien dans la Grèce ancienne que dans Byzance. Elle a voulu comme éléments constitutifs               et indissociables de son «identité nationale» aussi bien l’hellénisme que le christianisme. D’où      la formule d’une Grèce moderne helléno-chrétienne lancée pour la première fois par le             grand historien «national» Spyridon Zambelios. Elle a donc créé une unité présumée : Grèce ancienne - Byzance - Grèce moderne qui, comme imaginaire social, est, bien que supposée, plus réelle que le réel.[16] Cette construction a été réalisée au fil du temps, de la fondation de l’Etat-nation néohellénique (1821-1830) jusqu’à la fin du XIXe siècle. Elle a résulté de la conjonction d’une multitude de facteurs, parmi lesquels le rôle des intellectuels grecs est capital.

Ainsi, dans cette construction, le rôle des deux grands historiens grecs du XIXe siècle, Spyridon Zambelios et Constantin Paparigopoulos, est primordial. Leur œuvre, sorte d’historiographie mytho-idéologique, qui leur a valu d’être considérés comme «historiens nationaux»[17], est une réaction explicite à deux positions.
A l’intérieur de la Grèce surtout, elle est une réaction contre la position qui voulait le retour unique, et à vrai dire utopique, à l’Antiquité grecque exclusive en rejetant, bien entendu, Byzance. En ce qui concerne l’étranger, elle est la réaction contre l’historien allemand Fallmerayer, qui a soutenu la thèse selon laquelle le peuple qui habite la Grèce moderne n’est pas purement grec mais résulte d’un mélange de populations provenant de multiples émigrations et occupations.
Contre ces deux positions, la thèse de ces deux historiens, dans son noyau dur, n’est justement pas que les Grecs modernes proviennent directement des Grecs anciens. Au contraire, la thèse est que les Grecs modernes proviennent également d’une continuité absolue et ininterrompue de toute une série de sociétés qui ont existé même après la Grèce ancienne (et peut-être même avant !). Contre le retour exclusif à l’Antiquité grecque, ils ont plutôt soutenu le retour à Byzance. Ils ont proposé la synthèse entre la Grèce ancienne et toutes les époques ultérieures. Par une sorte de Providence divine, l’Histoire a allié selon eux l’hellénisme des Grecs anciens au christianisme orthodoxe des Byzantins, pour produire finalement les Néohellènes.
Il ne faudrait pas nous reprocher ici l’acceptation des thèses de Fallmerayer, avec lesquelles notre position n’a aucune relation. Le problème n’est absolument pas la pureté de «race» du peuple qui a constitué la Grèce moderne. Nous ne faisons pas la «raciologie» du peuple grec, nous ne cherchons pas si ce dernier est inextricablement lié à des éléments d’autres «races» et, ainsi, n’est pas pur. Quelle pourrait d’ailleurs être la «pureté» d’un peuple ? Nous pensons une fois de plus en termes de significations imaginaires sociales et, de ce point de vue, crucial et décisif pour comprendre une société, nous affirmons que les sociétés des poleis grecques, les sociétés de l’empire byzantin et de la Grèce moderne, sont radicalement différentes, autres, selon les significations imaginaires qui sont les leurs et les institutions qui incarnent ces significations.

Telle est, en termes libres, la grande folie, la grande schizophrénie, que représente la thèse de la «continuité historique», car, en termes maintenant plus rigoureux, les éléments antinomiques de cette construction sont en fait absolument inconciliables. De plus, les éléments de celle-ci étant vidés de leur substance, ce qui est resté représente une extrême formalisation, superficialisation de cette construction. (Les héros homériques ne pourraient resurgir ; la tragédie attique ou athénienne ne pourrait être reconstituée, elle était d’ailleurs persécutée par le christianisme officiel interdisant le théâtre ; les dieux grecs ne pourraient être ressuscités, et moins encore réconciliés avec le Christ ; la langue philosophique avait besoin d’une pensée originale.) Le culte du formalisme et de catégories vides de sens (morfolatreia) est devenu la caractéristique principale de l’«imaginaire national» grec moderne. L’un des facteurs étant que la langue en tant que «forme» (code) est restée le seul véhicule unifiant la Grèce du passé et la Grèce du présent.
Partout, dans la pensée grecque moderne, fort pauvre, et surtout dans la poésie, dont une partie considérable se veut «poésie nationale» et qui est peut-être la plus importante, sinon la seule, création intellectuelle néohellénique, ce formalisme crève les yeux. Cette poésie comporte de «beaux» poèmes, de belles phrases, de beaux mots, vides de substance conceptuelle car elle constitue une tentative de concilier l’inconciliable.
Exemple frappant, à ce propos, la tentative de conciliation de l’éros (erôs) grec ancien avec l’amour (agapè) chrétien. Le poète Odysseus Elytis (deuxième Prix Nobel grec de littérature en 1979[18]) est le représentant par excellence de ce formalisme. Il a déclaré dans un discours : «Il m’a été donné, chers amis, d’écrire dans une langue qui n’est parlée que par quelques millions de personnes. [Nous sommes peu nombreux, mais nous sommes, nous les Grecs, excellents, incomparables !] Mais une langue parlée sans interruption, avec fort peu de différences, tout au cours de plus de deux mille cinq cents ans. Cet écart spatio-temporel, apparemment surprenant, se retrouve dans les dimensions culturelles de mon pays. Son aire spatiale est des plus réduites ; mais son extension temporelle infinie. [Grèce éternelle !] Si je le rappelle, ce n’est pas pour en tirer quelque fierté [dénégation évidente], mais pour montrer les difficultés que doit affronter un poète lorsqu’il doit faire usage, pour nommer les choses qui lui sont les plus chères, des mêmes mots [Voici le formalisme, les mêmes mots ne sont pas les mêmes significations, loin s’en faut.] que Sappho par exemple ou Pindare, tout en étant privé de l’audience dont ils disposaient et qui s’étendait, alors, à toute l’humanité civilisée.»[19] [Ah ! les anciennes gloires, les perasmena megaleia !]

Devant l’argument de l’impossibilité de la continuité historique ininterrompue, les mentors acharnés de cette thèse prétendent encore aujourd’hui qu’il y a eu synthèse (mélange). Mais justement cette synthèse est impossible. Et qui l’aurait opérée ? L’histoire elle-même, répondent ces mêmes mentors, chantres de l’«hellénisme éternel». Comme si l’histoire se faisait toute seule sans l’intervention des hommes.
Mais l’idée même de synthèse en général est une idée fausse. Car toute synthèse doit procéder aussi par sélection – et par élimination. Or, la «sélection» opérée par les intellectuels est un ensemble d’éléments provenant de tous côtés, avec pour seule «cohérence» incohérente, et finalité absurde, de préserver l’unité. Que faut-il choisir dans cette synthèse : Athènes ou Sparte ? Démocratie ou théocratie ? La croyance en une vie après la mort ou l’idée que la vie après la mort n’existe pas ou bien qu’elle est pire que cette vie ? Il ne faut pas choisir, répondent-ils hypocritement. Mais, en vérité, ils ont choisi le christianisme contre l’Antiquité grecque.

La thèse de la «continuité historique» ininterrompue de l’hellénisme joue et vise à la fois un double rôle : a) En reliant la Grèce ancienne à Byzance et à l’orthodoxie elle déforme, aplanit et finalement annule le message de la première. Elle supprime le sens profond de la création grecque ancienne. Elle l’annule de plusieurs points de vue, mais surtout dans son âme, c’est-à-dire le fait qu’il s’agit d’une création continue dans tous les domaines.[20] Pour les Grecs anciens, la tradition n’était pas à conserver figée et immuable pour être vénérée (ou imitée), elle était en revanche à transformer continuellement et radicalement. C’est là le «miracle grec». b) Dans le même temps, en reliant la Grèce moderne à Byzance et à l’orthodoxie, elle crée la rupture avec l’Occident prétendu en bloc catholique et empêche le message critique et émancipateur de l’Europe d’entrer dans la Grèce moderne. (Que les intellectuels grecs contemporains fervents partisans de la continuité historique soient fermement anti-européens ne fait aucun doute.[21])
Cette thèse, en l’occurrence, ne peut accepter les phases de l’histoire occidentale.

Cette évolution était-elle fatale ?
Dans cette unité présumée d’une Grèce éternelle depuis des siècles – unité construite par des éléments tout à fait hétéroclites et formels, mais unité devenant «imaginaire national», donc réalité quotidienne, vide de sens actuel : nous sommes tels que nous sommes parce que nous avons de tels ancêtres, nous sommes tels que nous sommes parce que nous étions autrefois quelque chose ; telle est la spécificité absurde de l’identité néohellénique –, il y a cependant un moment historique crucial au regard de notre propos. C’est justement le moment de la création de          l’Etat-nation[22] néohellénique. Moment crucial car une nouvelle société, nationalement indépendante, était en train de naître et la question de son avenir, de l’avenir de cet Etat-nation nouveau-né s’est posée dans les faits.
L’histoire des premiers pas, des premières années de cette société, est trop complexe pour être présentée ici.
Plusieurs courants de pensée se sont affrontés, plusieurs intérêts se sont opposés, des guerres civiles ont même éclaté pendant la guerre de l’Indépendance.[23] Le facteur de l’intervention étrangère a joué un grand rôle de sorte qu’il faut se demander si la libéralisation de la Grèce était finalement, et à quel degré, l’œuvre des Grecs révoltés eux-mêmes ou de l’intervention des grandes puissances de l’époque.
Mais pour qui ne voit pas l’histoire comme une fatalité, la question demeure : l’Etat-nation nouveau-né était-il prédestiné à suivre le chemin de sa prétendue grande tradition, toutes les époques confondues, ou pouvait-il faire autrement, tourner les yeux vers l’avenir et créer ses propres valeurs ? La question ne se prête pas à une réponse définitive et fermée mais elle reste une question fructueuse pour tout historiographie néohellénique qui veut sortir de ce cercle de la fatalité en matière d’histoire nationale, de mythologie et de pure idéologie[24].
A notre connaissance, un seul analyste de la société grecque moderne du XIXe siècle, d’inspiration marxiste mais non dogmatique, Georges Scliros, a eu le mérite de se demander explicitement s’il pouvait en être autrement, dans son fameux article «To koinônikon mas zètèma» («Notre question sociale»), publié au début de ce siècle.
Nous traduisons du grec moderne : «Et maintenant [à savoir après la libération et la création de la nation grecque], elle [la nation] avait à suivre seulement deux voies : la voie de la réalité, en accord avec les forces existantes et les facteurs existants ou la voie des grandes traditions historiques, qui, dans les faits, ne correspondaient pas entièrement aux conditions d’autrefois, elles n’étaient plus fondées sur des données et des facteurs réellement existants.»
Après avoir analysé successivement les avantages de la première voie et les catastrophes provoquées par la deuxième, réellement suivie, il répond contre toute attente : «La nation qui a lutté et a été libérée au nom de la “Grande Grèce”, selon sa psychologie, son développement et son époque, ne pouvait qu’emprunter la voie des grandes traditions». «Cela était inévitable, fatal et par conséquent toute critique devient ici superflue, pléonasmatique, pléonastique, inutile.»
Il est douteux, à notre sens, que la «Révolution nationale», c’est-à-dire la guerre d’Indépendance contre l’occupation turque, ait été menée sous les seuls auspices de la «Grande Grèce» d’autrefois considérée en bloc. En effet, beaucoup d’intellectuels grecs qui ont nourri de leurs idées la lutte pour l’indépendance étaient eux-mêmes nourris des Idées des Lumières et des Révolutions française et américaine, à savoir les idées modernes de liberté et d’égalité.
La situation n’était donc ni inévitable ni fatale mais elle provenait de luttes intestines entre les Grecs. Ce résultat est devenu peu à peu, comme l’auteur en témoigne lui-même, la fatalité nationale de la Grèce moderne. Cette fatalité est parvenue à couvrir, pour ainsi dire, le rôle créateur de la discontinuité historique, de l’événement qu’a été la naissance d’un Etat-nation indépendant et elle continue encore à entraver – pour ne pas dire freiner et bloquer totalement – le rôle créateur de la société néohellénique.

Notre position est donc encore que l’argument selon lequel c’est l’histoire qui en a décidé ainsi n’est pas valable. La «continuité historique» est une thèse bâtie de toutes pièces et elle ne découle pas de l’évolution normale des choses. Quoi qu’il en soit, il pourrait y avoir une évolution provenant de choix différents qui auraient été pris par les Grecs eux-mêmes.
Après une certaine époque, cette thèse, devenant de plus position étatique officielle, a été imposée dans tout l’enseignement grec, et dans la langue qui a subi plusieurs interventions étatiques. Pour qui s’intéresserait aux programmes scolaires de l’enseignement public en Grèce au cours du XXe siècle – nous avons personnellement subi ces programmes – il serait étonnant de découvrir comment la stricte sélection de certains dialogues platoniciens se situe dans l’esprit que ces textes ont préparé l’avènement du christianisme et, en fin de compte, du néohellénisme. Alors qu’Aristote est totalement absent !

4. Le drame de la Grèce moderne : une société repliée sur son passé

Nous nous trouvons désormais devant une société qui a l’originalité extraordinaire de ne pas chercher prioritairement et principalement à construire, à créer mais à reconstruire. Elle ne se préoccupe pas prioritairement et principalement de constituer un projet collectif pour l’avenir, mais elle se reconnaît dans un projet collectif rétrospectif, à savoir assumer en exclusivité le passé. Elle ne cherche pas une place égale dans l’Europe et dans le monde, mais elle revendique une place à part, finalement constituée par un peuple hors du commun et, dans le cas extrême, par un peuple élu, non certes de Dieu mais de l’Histoire.
Le problème, et à vrai dire le drame, de la société grecque moderne, n’est pas seulement qu’elle ne peut créer de façon autonome et autochtone son propre présent et son propre avenir. Le drame est aussi que lorsqu’elle parvient à réaliser des créations originales et d’un certain point de vue extraordinaires, elle est contrainte de ne pas comprendre leur importance, de ne pas les conserver pour ajouter quelque chose de plus, pour faire un pas en avant.
Ainsi, les seules et rares créations de la Grèce moderne qui ont vu le jour par le génie du collectif anonyme – citons seulement la poésie démotique et la chanson populaire, créations artistiques d’une valeur aussi importante que celles qui sont internationalement connues, telles que le jazz ou le flamenco – disparaissent actuellement sous un amas de débris constitués de villes monstrueuses, de routes encombrées et sillonnées par les voitures, d’une industrie mal construite pour le tourisme qui n’a rien à voir avec la fameuse philoxénie grecque, dans une nature constamment polluée et détruite pour créer des villas de vacances[25]. Sous un discours nationaliste au premier degré d’intellectuels et de politiciens. Sous la télévision dont la mauvaise qualité dépasserait l’imagination la plus méchante {sordide, noire}. Sous un système médical et hospitalier dans un état inimaginablement désastreux et inhumain. Sous la peur des Albanais qui «volent et violent», peur provenant d’une approche raciste, non moins irrationnelle, des problèmes réels créés par une grande vague d’immigrants après la chute des régimes totalitaires.
D’autres valeurs spécifiquement néogrecques, comme le filotimo (bravoure et en même temps générosité) ; la parea (compagnie) et la philia (amitié) ; la giortè (fête), le glenti (fête réussite ?) et le kefi (bonne humeur) ; l’erôtas (éros) et le meraki (passion pour quelque chose en général), se meurent aussi, noyées dans le vide de l’esprit du temps qui mêle traditionalisme poussiéreux, régression conservatrice et ultra-modermisme exhibitionniste.

Regardons seulement, pour se placer d’un autre point de vue, l’image que la Grèce contemporaine veut donner officiellement à l’étranger, par exemple, les affiches publicitaires de l’EOT, l’organisation (étatique) grecque du tourisme. Nous verrons clairement que dans la plupart des cas, particulièrement ces derniers temps, le «passé glorieux» règne, représenté par les colonnes du Parthénon et les églises byzantines, cohabitant avec des éléments folkloriques pour touristes (le plus souvent, mal informés), comme le tzatziki, la moussaka et le syrtaki. En même temps, des créations néohelléniques originales et considérables restent dans l’ombre : les relations humaines chaleureuses, par exemple. Elles se perdent, si elles ne meurent pas.
La floraison actuelle des traductions de romans d’auteurs grecs en France ne modifiera pas cette image erronée de la Grèce car, indépendamment de leur valeur médiocre, ces romans sont destinés à un public restreint. Le grand public connaît la Grèce par ses positions officielles et par les touristes français qui se contentent de voir en Grèce les vestiges du passé, de goûter les délices d’une cuisine pas chère et du temps toujours beau, alors que les mass media en France, fidèles à leur rôle qui est partout le même, s’enthousiasment pour des personnalités grecques médiocres (tel est le cas de Mélina Mercouri) et passent sous silence la mort d’un Manos Hadjidakis, l’un des plus grands compositeurs grecs contemporains, qui a su de façon géniale allier dans son œuvre la tradition de la chanson populaire (rébétiko) avec une création musicale individuelle extraordinaire.
Le délire populaire, récemment déployé en Grèce lors de la mort de Mélina Mercouri – paix à son âme ! – fervente nationaliste[26] et personnalité médiocre dans les domaines artistique et politique, a été suivi du délire des médias français et des hommes politiques tels que Jack Lang. Ce délire n’est, de manière scandaleuse, pas attribué à la reconnaissance d’autres personnalités grecques comme Manos Hadjidakis. Pas même un seul mot de nécrologie n’a été consacré dans     Le Monde à ce musicien de génie, qui a composé la musique de la chanson Les enfants du Pirée, internationalement connue et récompensée par l’oscar de la musique, alors que la mort de Mélina Mercouri a été considérée comme un événement méritant un article à la première page du journal.  
Ce délire montre également le repli dans l’émotivité maladive, le sensationnalisme, l’«émotionnalisme» et la sensiblerie d’un peuple qui n’a rien d’autre à déplorer et à valoriser que la mort de ses proches. «Lorsqu’une époque n’a pas ses grands hommes, elle les invente»[27] … après leur mort. En même temps, dans la Grèce actuelle des vivants, les rares hommes de mérite se perdent dans l’anonymat et l’oubli général, tandis que les vedettes de toutes sortes deviennent des héros nationaux.

Tout cela, pourrait-on encore rétorquer, appartient à un mouvement général des sociétés contemporaines, tout cela est dû à des facteurs plus ou moins conjoncturels, tout cela ne constitue donc pas une spécificité grecque. Notre opinion, à ce propos est la suivante : l’image que la Grèce se fait d’elle même à l’intérieur est liée à l’image qu’elle se donne à elle-même et qu’elle donne à l’étranger. L’image que les étrangers se donnent et donnent de la Grèce contemporaine participe au même «mouvement» d’un passéisme sans bornes. Cette image est le produit aussi bien des Grecs que des étrangers. Cette image est le mythe d’une continuité historique avec pour tarte à la crème certains éléments secondaires de la Grèce actuelle. En ce qui concerne la conjoncture et «la montée de l’insignifiance», qui est, à n’en pas douter, un phénomène universel, du moins dans les pays occidentaux dits avancés, la spécificité de la Grèce actuelle consiste dans le fait que justement cette insignifiance, par manque de «résistances» intérieures et par excès de «complaisances» extérieures, est devenue remarquablement signifiante, inexplicablement criante et très particulière en Grèce actuellement. Le manque de «résistances» vient précisément de ce que nous avons appelé le drame de la Grèce moderne. Une société qui n’a pu, pendant de longues années, se construire une identité propre à son présent, se trouve actuellement en proie à toutes les prouesses qui viennent de la composante dominante dans la société contemporaine du spectacle et de la consommation, de l’apathie et du cynisme ambiants, de l’importance de l’argent et de la vanité du prestige, de la destruction de la nature et de la prédominance du laid. Un simple regard sur les programmes de la télévision grecque (publique et privée), un simple regard sur les grandes villes grecques, un simple regard sur ce qui se vend comme littérature et musique, un simple regard sur le rythme de la vie quotidienne des Grecs actuels, suffiront à démontrer que l’insignifiance, qui frappe les autres pays européens, a pris en Grèce des dimensions qui dépassent toute imagination.[28]

5. La Grèce moderne et l’Europe
L’acculturation mutilée. Modernisation et déculturation

Nous touchons ici à un autre problème, aussi grave que l’impuissance de la Grèce moderne à s’ériger en société autonome, non aliénée par son propre passé présumé, revendiqué en tant qu’héritage unique et exclusif : le problème de sa relation avec l’Europe occidentale, et plus particulièrement avec une composante essentielle de cette Europe, la composante critique et émancipatrice.

Fait étrange et paradoxal parmi tant d’autres : presque tous les hommes (intellectuels, politiciens, scientifiques, etc.) qui ont joué un rôle de premier plan dans la Grèce moderne et contemporaine ont été formés en Europe occidentale (et plus particulièrement en France). Ces hommes sont, paraît-il, atteints d’un complexe de supériorité dû à la gloire ancienne de la présumée Grèce éternelle et, en même temps, d’un complexe d’infériorité face à la création occidentale à leurs yeux mille fois supérieure à leur pays. En revenant en Grèce, sans être nullement changés, ils emportent avec eux et transmettent dans leur pays ce qu’il y a de pire dans cette Europe et qui ne correspond précisément pas à la recréation occidentale à partir de l’héritage de la Grèce ancienne.[29] La fascination des Grecs, qui ont passé une partie, plus ou moins importante, de leur vie en Occident, pour le développement technologique de ce dernier, va de pair avec le refus de voir dans cet Occident la source de valeurs qui, portant en germe la création grecque, ont poussé plus loin la réflexion de l’émancipation de l’homme.
Ce «pire» peut être résumé par la pénétration en Grèce de l’après-guerre, et surtout à partir des années soixante, de ce que l’on appelle à présent en grec «moderne». Il s’agit du                «post-modernisme» occidental, qui rompt avec l’esprit critique de la modernité occidentale pour faire place à un esprit du temps qui aspire ardemment au productivisme, à la croissance et à la consommation des biens matériels, des gadgets et du spectacle, dans un individualisme effréné. Transféré en Grèce, dans le vide d’une tradition autonome et autochtone, cet esprit du temps se transforme en un degré supérieur et devient plus royaliste que le roi. En une décennie, entre 1960-1970, malgré une création culturelle et artistique importante, il s’est emparé de la société grecque et l’a radicalement transformée. Tout est désormais «modernisé» : les villes et les villages, les mœurs et les mentalités, les comportements individuels et collectifs, la musique et les chansons populaires.
Pour un observateur attentif de la Grèce d’aujourd’hui, il ne fait pas de doute que le pays, à l’heure actuelle, est l’un de ceux qui vouent le culte le plus exacerbé au consommationnisme exhibitionniste de tous les gadgets de la production «post-moderne». Les Grecs actuels rêvent d’acheter les marques de voitures les plus enviées d’Europe – et par là même les plus chères –, l’équipement électroménager le plus perfectionné, les téléviseurs et les téléphones portables les plus sophistiqués ainsi que les marques de vêtements – que périsse la beauté du vêtement – et de parfums renommées.[30]

En même temps, l’Europe, et plus particulièrement l’Union européenne contemporaine, dont la Grèce est devenue le dixième membre en 1981, qui, grâce à une aide économique directe considérable destinée au développement de la Grèce et à une aide économique indirecte, le tourisme, contribue de manière significative à la prospérité des Grecs actuels, cette Europe, imitée par les Grecs dans ses pires aspects, est devenue le continent le plus détesté de ces mêmes Grecs.
Cet anti-européanisme ingrat est lié et attribué à la prétendue position anti-grecque de l’Europe occidentale concernant les affaires dites nationales de la Grèce actuelle. Une fois de plus, les Grecs (gouvernement et peuple réunis) veulent que tous (gouvernements et peuples européens) soient d’accord sur leurs positions, sinon tous sont considérés comme ennemis déclarés. Une fois de plus, ce qui est plus important, les Grecs contemporains oublient farouchement et constamment leurs immense responsabilités en ce qui concerne la gestion de leurs propres affaires. Vieille histoire, profondément enracinée dans l’imaginaire national(iste) néogrec : ce sont toujours les autres qui portent la responsabilité de nos maux[31].
L’affaire dite chypriote en est un exemple éclairant. Que dans cette affaire de longue date, l’Angleterre et les Etats-Unis aient leur responsabilité, cela est évident. Que la Turquie se soit rendue coupable de l’effroyable et condamnable invasion contre Chypre en juillet 1974, c’est également évident. Mais, dans cette affaire, devenue dès les années cinquante une affaire à exploiter pour les politiciens grecs à l’intérieur du pays, les Grecs oublient aussi leurs très lourdes responsabilités, leurs terribles divisions en matière d’unification de la Grèce avec l’île. Ils oublient aussi que l’invasion turque est malheureusement intervenue après que les colonels, agents avérés de la CIA – qui ont occupé le pouvoir en Grèce entre 1967 et 1974 –, ont provoqué un Coup d’Etat contre Makarios, le dirigeant légitime de la Chypre indépendante. (Comment se fait-il que ceux qui étaient les plus fervents nationalistes et admirateurs de la gloire ancienne de la Grèce, les colonels, étaient en même temps au service mercenaire d’une puissance étrangère ? Je dédie cette question, à l’instar de la dernière phrase de la Constitution grecque, au patriotisme des Grecs.)
Bref, la relation actuelle de la Grèce avec l’Europe occidentale, outre des raisons plus actuelles, triviales et spécifiques, reflète finalement les résultats du même imaginaire national(iste) qui veut que le pays se replie à la fois sur son passé présumé et, par conséquent, sur son nombrilisme excessif (ce que l’on appelle en grec omfaloskopia).
La Grèce moderne n’a ni su ni voulu s’acculturer à l’Europe ni surtout à sa composante émancipatrice, critique, qui a exploité l’héritage grec, qui a su «profiter» de l’héritage grec, qui a eu pour germe l’héritage grec, parce qu’elle se croyait suffisante, et même supérieure. Nos «glorieux ancêtres» obligent[32].
La Grèce contemporaine a néanmoins su et voulu se moderniser et se déculturer par la composante techno-scientifique de l’Europe, suivant en cela l’image de l’homme universel de notre temps, qui, conformiste et conservateur au dernier degré, désapprouve les valeurs émancipatrices de l’Occident et est prêt à dépenser tout son argent pour faire l’acquisition d’un machine à laver, d’une voiture, d’un appareil photo – pour figer la vie au lieu de la vivre – ou d’un magnétophone, qui lui fait oublier de chanter, car maintenant il écoute. Ne parlons pas du (téléphone) mobile          – comme on l’appelle en grec – qui fait rage dans un pays où autrefois les portes étaient ouvertes, les cœurs aussi, et où les discussions en face à face fleurissaient. 

6. Le diagnostic sur la situation actuelle et ses causes spécifiques

Le diagnostic évident que l’on peut faire sur la situation actuelle de la société grecque, qui a sombré dans un terrible nationalisme, dans un aveuglement et une amnésie généralisés, dans une peur irrationnelle, et irraisonnée, peur que «nous» assaillent de toutes parts[33] et pour toute la durée de «notre» histoire[34], dans un consommationnisme et un hédonisme vulgaires sans précédent, ce diagnostic ne suffit pas.
Pourquoi ? La question demeure.
Ce pourquoi s’explique au fond, nous espérons l’avoir démontré, par l’imaginaire social régnant – peu importe que celui-ci soit appelé nationalisme, omphaloscopie, narcissisme, à la fois complexe d’infériorité nationale et peur d’attaque de toutes parts, même par de beaucoup plus faibles que soi. Cet imaginaire veut que la Grèce ait doublement tourné le dos à son présent et à son avenir, ainsi qu’à la création occidentale critique, autonome.
La société grecque actuelle, autoglorifiée par son passé, marquée par un complexe de supériorité à l’égard des autres Européens, qui «étaient encore sauvages quand nos ancêtres bâtissaient le Parthénon» ; autoflagellée par son présent épouvantable, marquée par un complexe d’infériorité envers les autres Européens, qui sont à la pointe du progrès techno-scientifique – voilà, dans un traditionalisme hypocrite, ce qu’envient le plus les Grecs actuels –, se trouve dans une impasse totale.
Les valeurs de la Grèce ancienne ne pénètrent pas dans la société présente parce qu’elles sont confinées dans les musées, «muséifiées»[35]. Les valeurs critiques et émancipatrices de l’Europe occidentale ne peuvent y pénétrer parce qu’en Grèce actuelle, ce sont les «valeurs modernes» et «post-modernes» qui ont envahi le terrain : croissance économique, culte de la consommation au superlatif («consomationnisme»), hédonisme des gadgets et du spectacle.
Fait extrêmement surprenant qui témoigne des tiraillements constants des Grecs envers la tradition mort-née (née-tuée, avortée) et la «modernité» (modernité : être moderne, comprise comme l’exigence d’une modernisation assidue, le fameux eksygchronismos, qui signifie littéralement : devenir [en accord] avec le temps, et veut donc dire soumission à l’esprit du temps) : ceux-là même qui sont les nationalistes les plus exacerbés, les chantres de la préservation de la «grécité», approuvent le plus facilement les valeurs productivistes du travail et de la croissance et appellent les Grecs, et ce qui reste en eux d’esprit un peu libre, «anti-capitaliste», à entrer dans le rythme de la vie des pays occidentaux en pleine expansion et conversion capitalistes. Ceux-là, mais aussi gouvernants et intellectuels de tout bord, dans un esprit conformiste, esprit du colonisé soumis (ragiadismos du nouveau type[36]), répètent sans cesse en s’adressant aux Grecs : «Arrêtez de faire la fête !», «Couchez-vous tôt le soir pour cesser d’être paresseux et peu productifs», «Regardez les autres peuples de l’Europe ! » Mais, en fin de compte, cela n’est pas une bizarrerie, étant donné la relation qu’entretiennent avec la tradition, en Grèce actuelle, les traditionalistes : la tradition est tout simplement morte précisément dans l’esprit des hommes les plus traditionalistes.
Il faut cependant souligner sur ce point que l’Europe actuelle, en panne d’imagination en ce qui concerne la création de nouvelles valeurs substantives, ne fait qu’exporter en Grèce les gadgets de la consommation.

Il existe toutefois des raisons plus spécifiques pour élucider la situation actuelle du pays. Le fond du problème restant toujours l’imaginaire national néogrec, nous pensons que parmi les facteurs qui ont contribué spécifiquement à l’exacerbation du nationalisme actuel, nous pouvons énumérer les suivants :
i) La situation dans les Balkans, et notamment le climat général de poussée des nationalismes – poussée qui, elle aussi, est due à des facteurs particuliers dans chaque société. Ce climat a joué un rôle en Grèce d’autant plus que le paroxysme nationaliste, avec la dislocation de la Yougoslavie et ce qui l’a suivie, s’est manifesté à ses frontières.
ii) La chute des régimes totalitaires, suivie en Grèce – comme partout ailleurs – de la perte des repères traditionnels concernant les idéologies. Après la disparition du clivage gauche/droite, certaines forces politiques grecques y contribuant, tout le monde se reconnaît dans le même projet politique de surenchère nationale.
Le désenchantement des Grecs en général, et de la gauche grecque en particulier, à la suite de la chute de ces régimes, a dû être très brutal. Il est survenu à une vitesse vertigineuse, car le pays n’était pas du tout «préparé» à l’accepter. Pour des raisons historiques, que nous ne pouvons pas traiter ici, en rapport avec ce qui se passait en Grèce sous l’Occupation allemande, en rapport également avec la «Résistance nationale», menée principalement par le parti communiste russophile-«russophone», et avec la guerre civile, le totalitarisme soviétique ainsi que les systèmes totalitaires des pays dits satellites sont des sujets tabous pour la société grecque. C’est l’antifascisme qui a marqué l’esprit des Grecs, puis un antiaméricanisme aussi justifié que primaire.
iii) L’exploitation et la récupération politiciennes du climat populaire de nationalisme passionné, qui l’ont singulièrement aggravé. En ce qui concerne l’affaire dite macédonienne, il aurait suffi aux forces politiques grecques de se rappeler, et de rappeler à tout le monde, que le mot de Macédoine est un terme géographique qui désigne une région et que les traités qui ont été signés par la Grèce, après les guerres balkaniques de 1912-1914, évoquent une Macédoine grecque, une Macédoine bulgare et une Macédoine serbe.[37] Mais les forces politiques grecques en sont même incapables, plongées comme elles le sont dans l’ignorance de l’histoire, l’absurdité de la thèse de continuité historique et l’irresponsabilité des jeux de pouvoir. Il faut rappeler que, en Grèce, l’affaire macédonienne a provoqué à la fois la chute du gouvernement de droite, l’émergence d’un parti nationaliste (Politiki anoixis : printemps politique) et la reprise du pouvoir par le Parti socialiste (Pasok).
iv) La vague d’immigration des peuples provenant des Balkans qui a suivi la chute ou la détérioration des régimes totalitaires. Polonais, Bulgares, ex-Yougoslaves et surtout Albanais (auxquels il faut ajouter les femmes ukrainiennes) ont afflué en masse dans la Grèce actuelle. La Grèce, pays par tradition ouvert à l’étranger, a subi le choc de cette immigration soudaine, dans un climat de nationalisme exacerbé. En même temps, ces émigrés, provenant des pays pauvres, découvrant le paradis sur terre, sont parfois tombés, pour certains d’entre eux, dans le piège de l’enrichissement facile et sont entrés dans la délinquance et le crime organisé. Il était aisé pour les Grecs de voir en ces individus tout d’abord une main-d’œuvre exploitée à bon marché, puis des boucs émissaires. Ce même phénomène de xénophobie surgit partout en Europe à l’heure actuelle. Ne pouvant pas regarder leurs maux en face, les peuples les identifient aux immigrés. Il en résulte des expulsions et des traitements injustes que peu contestent en Grèce.
v) Enfin, la crise des valeurs qui est présente plus que jamais en Grèce, comme dans toutes les sociétés occidentales, bien que de manière différente. Cette crise est partout suivie d’une absence prolongée de créativité politique et d’une panne d’imagination politique de la collectivité pour l’invention de nouvelles valeurs. Le vide de l’absence de repères, au lieu de conduire à un sursaut collectif pour la création de nouvelles valeurs, conduit, comme il arrive souvent, à une régression vers les valeurs traditionnelles. Nous pouvons nettement constater une telle régression dans la société grecque actuelle.
Dans ce retour aux valeurs traditionnelles, la nation se présente comme la valeur par excellence, ultime pôle d’identification collective. De plus, du fait que la nation grecque se trouve en danger – danger imaginaire pour nous, mais c’est là autre chose –, la régression vers les valeurs traditionnelles se double d’un retour en force de la religion, et plus précisément de l’institution qui l’incarne en Grèce, l’Eglise chrétienne orthodoxe[38]. Non seulement l’’Eglise grecque adopte la thèse de la continuité historique entre Grèce ancienne, Byzance et Grèce moderne (qui ne peut être selon elle qu’helléno-chrétienne), mais elle se présente également comme le garant de la nation grecque, et même le sauveur de l’hellénisme, exaltant son rôle de conservation de ce dernier lors de la période byzantine et pendant l’occupation ottomane. Bien évidemment, elle est aidée en cela par presque toutes les institutions étatiques et surtout par l’éducation nationale et l’enseignement d’une histoire d’Etat mensongère. Le retour du nationalisme fervent des Grecs coïncide avec cette régression selon laquelle jamais le rôle de l’Eglise dans la vie publique, politique, n’a été aussi fort en Grèce que les jours de manifestations contre l’appellation de Macédoine adoptée par le nouvel Etat indépendant.[39]   
Une digression s’avère ici nécessaire pour expliciter, autant qu’il est possible dans les limites de cet article, le rapport que la société grecque contemporaine entretient avec la religion. Cette explicitation est d’autant plus nécessaire dans la mesure où certains faits liés à la spécificité de ce rapport en Grèce, en tant qu’Etat confessionnel, sont très mal interprétés, faute d’informations suffisantes, d’une part, et par excès d’idées toutes faites, d’autre part. Ainsi, même chez les plus lucides analystes français des sociétés contemporaines, on peut trouver des considérations complètement erronées sur la Grèce actuelle et qui prêtent à confusion. 
Il faut distinguer nettement les choses : l’identité grecque, telle que nous l’avons décrite, est autre chose que le poids effectif de la religion dans la société. A partir du cas de la société grecque moderne, nous pouvons même affirmer cette position générale : la laïcité ou le statut confessionnel d’une société ne suffisent pas à comprendre le véritable poids de la religion dans une société. En ce qui concerne la Grèce, la référence à la religion (presque la seule d’ailleurs : chrétienne orthodoxe) à la carte d’identité (document officiel, que l’on appelle en grec «identité policière») est tout autre chose que le vrai poids de la religion. Le nationalisme et la religiosité deux réalités bien différentes. 
Les Grecs modernes ne sont pas du tout réputés pour leur religiosité, ils sont croyants sans être pratiquants. De plus, ils sont très hostiles et méfiants à l’égard de l’Eglise officielle. Le poids effectif de la religion dans la société grecque moderne, société cependant encore confessionnelle, n’est pas important, principalement en ce qui concerne la morale, les mœurs, et si l’on compare avec d’autres pays européens[40]. En matière de mœurs, la société grecque contemporaine, bien que traditionnelle (ou peut-être précisément pour cette raison), est une société libérale (à la limite, on pourrait même dire qu’elle est libertine), même plus libérale que la France actuelle. 
Ces constats bruts mériteraient de longs développements, mais tel n’est pas le propos de ce texte. Nous nous contenterons de dire que l’un des facteurs explicatifs de ce phénomène est justement, et paradoxalement peut-on dire, la non-séparation encore de l’Eglise et de l’Etat, c’est-à-dire les obligations que ce fait impose par exemple dans l’éducation des jeunes Grecs – par exemple, aller obligatoirement à la messe – amènent ces derniers à rejeter l’Eglise. L’Eglise grecque a toujours voulu jouer un rôle national – et politique. Elle n’a pas voulu ou pu jouer un rôle «social» : s’occuper des problèmes de la société, comme la pauvreté, en tant que tels, se mêler activement aux questions de mœurs. 
Pourquoi donc les politiciens, tous courants confondus, sont-ils unanimes à demander que le citoyen soit obligé d’indiquer sa religion sur sa nouvelle carte d’identité ? Ce qui signifie, dans l’écrasante majorité des cas, afficher qu’il est chrétien orthodoxe. Pourquoi n’y a-t-il eu nulle réaction de la part des citoyens ? Pourquoi les Grecs s’unissent-ils actuellement à l’Eglise officielle qui, en matière de politique nationale, a toujours adopté les positions les plus réactionnaires ? (Positions d’ailleurs contradictoires, par exemple condamnation de la révolution contre les Turcs quand cette dernière a éclaté, puis soutien mesuré, mitigé, ambigu et, enfin, tentative de récupération totale. Nous parlons de la position de l’Eglise officielle, la participation à la guerre d’indépendance de certains prêtres est tout autre chose.)
Une fois encore, hormis quelques raisons actuelles spécifiques, tout cela peut au fond s’expliquer par l’imaginaire national qui considère l’hellénisme et l’orthodoxie chrétienne comme faisant l’unité identitaire de la Grèce moderne. Position qu’exploite à fond l’Eglise officielle.
Dans le meilleur des cas, les diagnostics habituels des journalistes et des intellectuels français ne suffisent absolument pas et, dans le pire des cas, ils sèment la confusion, en tentant d’expliquer les faits par des considérations qui n’ont rien à voir avec la société grecque[41]. De plus, ils fournissent très souvent aux Grecs le prétexte de croire qu’ils sont attaqués de tous côtés.[42]

Reste néanmoins une question difficile à élucider, à laquelle pour le moment seuls répondent la surprise et l’étonnement. Pourquoi cet imaginaire national, qui constitue le fond du problème de la situation actuelle en Grèce, au lieu de s’atténuer avec le temps, ressurgit-il plus fort que jamais, appuyé par les causes spécifiques, dont nous avons donné une idée ?
Pour qui faisait la même analyse il y a huit ans – ce qui est notre cas – il était alors inimaginable que les Grecs puissent plonger dans un tel nationalisme. Nous sommes, une fois de plus, comme nous le serons toujours, devant l’imprévisibilité de l’événement, devant l’irréductibilité de la situation ultérieure à celle qui suit immédiatement.

Epilogue
Quelle issue ?

Si tel est, en effet, le problème profond de la Grèce moderne, quelle révolution des esprits, des mentalités, pourrait changer cet imaginaire national confondant inextricablement Grèce ancienne et orthodoxie, Grèce moderne et post-modernisme productiviste-consommationniste ? Quelle renaissance pourrait être exigée de la Grèce actuelle ?
Le terme de révolution étant largement déprécié à notre époque, de même que le terme renaissance semble un peu lointain et présomptueux, nous ne pourrions les proposer.
Celui qui voit une situation, qui la décrit, qui la dénonce, peut se tromper, mais ne doit pas nécessairement proposer des issues possibles. Seule la description peut suffire à sensibiliser les contemporains à la situation. C’est à eux, de toute façon, d’inventer des issues.
Dans ce paysage boschien, nos seuls souhaits sont les suivants :
Que les Grecs comprennent et affirment : Nous sommes les principaux acteurs de notre drame, les principaux responsables de nos maux (ou de nos biens). Le deus ex machina a disparu avec la tragédie athénienne. Cessons de nous reposer sur nos lauriers d’antan et de nous contenter de désigner les autres comme seuls responsables.
Que les Grecs comprennent et s’interrogent : Cette société s’est-elle faite par contumace ?
Pourquoi demandons-nous une identité unitaire-mythique de notre société au lieu de laisser la place à une polyphonie qui exigerait la richesse de l’héritage de la civilisation gréco-occidentale dont nous devons devenir partie prenante ?
Que les Grecs comprennent et cessent de dire que ceux qui déclarent cela – c’est mon cas –sont des traîtres, et que les étrangers qui s’expriment ainsi sont des anti-Grecs.
Que les Grecs comprennent enfin et disent dès à présent, c’est possible : «Nous sommes un peuple comme tous les autres, à savoir ni élu ni paria, avec bien entendu nos propres spécificités, nos propres qualités et nos propres vices. Construisons donc notre maison sur la terre patrie avec ce que nous pouvons créer de nos propres mains et ce que nous pouvons emprunter à une communauté internationale qui n’est, loin s’en faut, à l’heure actuelle, ni beaucoup plus éclairée ni beaucoup moins barbare.»
   
  Paris, septembre 1994
        nicos iliopoulos 



[1]. Est hétéronome la société qui croit que ses nomoi (lois, institutions, au sens large du terme) proviennent de quelque chose d’autre (hétéro-) qu’elle-même. La société peut être hétéronome de plusieurs manières. Pour une société, ce peut être un héros fondateur, pour une autre, un Dieu bienveillant, pour une troisième, un législateur sage et, pour une autre, plus près de nous, ce peut être le phantasme d’une techno-science toute-puissante.
[2]. La formule populaire – vieille de combien d’années ? – : «Nous avions donné les lumières aux autres et ainsi nous n’en disposons plus» décrit avec exactitude, ironie et un humour sarcastique ce double sentiment d’insatisfaction de celui qui se croit naturellement éclairé par le passé alors qu’il est en réalité aveugle.
[3]. Nouvelle note. Je n’ai rencontré, jusqu’à présent, aucun Grec osant prononcer le nom de Macédoine pour le nouvel Etat créé après la dislocation de la Yougoslavie, tous employant le nom de la capitale Skopje. En revanche, l’historien grec Philippos Iliou, aujourd’hui disparu, a dès le départ affirmé que tout Etat a le droit de choisir son appellation. Aujourd’hui même, selon plusieurs enquêtes d’opinion, une grande majorité des Grecs n’acceptent même pas une appellation composée, par exemple Macédoine ex-yougoslave, excluant totalement le terme de Macédoine de toute dénomination acceptable.           
[4]. Explication …
[5]. Pour ne pas alourdir le texte, nous ne donnons pas les références détaillées de l’utilisation de ces concepts dans la littérature de la «continuité historique», mais nous assurons le lecteur que tous ces concepts sont utilisés explicitement ou implicitement comme fondement de cette thèse.
[6]. Le passage le plus surprenant de ce point de vue se trouve chez Spyridon Zambelios, le premier grand historien national grec, créateur du terme «civilisation helléno-chrétienne» : «Les sources de la nation néo-hellénique surgissent sous-jacentes et imperceptibles dès l’Incarnation Divine elle-même», Etudes byzantines autour des sources de la nation néohellénique du VIIIe jusqu’au Xe siècle après Jésus-Christ, Athènes, Presses X. Nicolaïdou de Philadelpheos, 1857,   p. 63.
[7]. Hérodote, L’Enquête, Livre VIII, 144, traduction Ph. Legrand, cité aussi par Moses I. Finley dans son livre Les anciens Grecs, Paris, La Découverte, 1984, p. 15. Voir aussi l’édition de L’Enquête par André Barguet, Paris, Gallimard, collection «folio/classique», 1990, deuxième volume, p. 370. 
[8]. Isocrate, Panégyrique, 50 ; dans Discours, tome II, texte établi et traduit par Georges Mathieu et Emile Brémond, Paris, société d’édition Les Belles Lettres, 1967, p. 26.
[9]. Thucydide, II, 41, 1. Dans l’édition, Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris, GF-Flammarion, 1982, vol. 1, p. 137.
[10]. Werner Jaeger, Paideia, la formation de l’homme grec, Paris, Gallimard, collection «Tel», 1964, 1988, p. 467.
[11]. Voir Cornelius Castoriadis, «La polis grecque et la création de la démocratie», in Domaines de l’homme, Paris, Seuil, 1986. Cf. Moses I. Finley, Les anciens Grecs, op. cit., pp. 82-84.
[12]. Et même si, en parcourant un texte ancien, il rencontre de temps en temps quelques mots «connus», par exemple psychè (âme), polis, dèmos, théos (dieu), qui co-existent dans les deux langues, grec ancien et grec moderne, il ne comprendra rien dans la mesure où il tentera de comprendre le sens ancien de ces mots selon leur sens actuel.
[13]. Voir Moses I. Finley, Les anciens Grecs, op. cit., p. 138.
[14]. Est-ce un hasard si, très récemment, est apparu le souci de reconstitution et de protection de certains temples, tels que le Parthénon, alors qu’ils couraient depuis longtemps le risque de catastrophe, ou s’agit-il de la pauvreté de la société actuelle de créer quelque chose d’original et revient-elle à un passéisme exacerbé ?
[15]. Cf. Moses I. Finley, Les anciens Grecs, op. cit., p. 155. 
[16]. L’exécrable dictature des colonels (1967-1974), autoproclamée «Révolution nationale», en proposant pour principal slogan : «Ellas Ellinôn Christianôn» : «Grèce des Grecs Chrétiens», exprimait ainsi au fond et à voix haute ce qu’est une idéologie partagée quasi unanimement en Grèce.
[17]. Que la Grèce possède des historiens ainsi que des poètes «nationaux», est très révélateur d’un chauvinisme qui a finalement inspiré leur œuvre.
[18]. Le premier avait été décerné en 1963, à Georges Séféris.
[19]. «Discours à l’Académie de Stockholm», dans son livre En leukô (En blanc), Athènes, éditions Icaros, janvier 1993, pp. 316-335 ; le passage cité se trouve pp. 324 et 326. (Nous pouvons avoir une démonstration de l’absurdité des paroles d’Elytis en mentionnant la traduction que lui-même a faite d’un poème de Sappho, dans laquelle, de plus, il ne traduit pas le mot lysimelès : l’éros qui relâche, paralyse, les membres. Les quatre lignes du poème de Sappho sont rendues en quinze lignes dans la traduction en grec moderne. Comment, d’ailleurs, peut-on encore parler de la même langue, lorsqu’on passe de l’une à l’autre par une traduction ?)
[20]. Le terme de création est employé ici au sens que lui donne Cornelius Castoriadis : «Création signifie […] création authentique, création ontologique, la création de nouvelles Formes ou de nouveaux eidè pour utiliser le terme platonicien.» Domaines de l’homme, op. cit., p. 219. Cf. «La création, au sens où je l’entends, signifie la position d’un nouvel eidos, d’une nouvelle essence, d’une nouvelle forme au sens plein et fort de ce terme : de nouvelles déterminations, de nouvelles normes, de nouvelles lois.» Ibid., p. 264. Et c’est à partir de cette définition que                 Cornelius Castoriadis écrit : «l’essence de ce qui importe dans la vie politique de la Grèce antique – le germe – est, bien sûr, le processus historique instituant : l’activité et la lutte qui se développent autour du changement des institutions, l’auto-institution explicite (même si elle reste partielle) de la polis en tant que processus permanent. […] Tout cela est, bien sûr, indissociable du rythme vertigineux de la création durant cette période, et ce dans tous les domaines, au-delà du champ strictement politique.» Ibid., pp. 286-287. Cf., dans un autre texte du même auteur, l’expression : «le rythme inouï de la création culturelle dans l’Athènes démocratique» ; Cornelius Castoriadis, Figures du pensable, Paris, Seuil, 1999, p. 13.          
[21]. Voir, entre autres, les propos de Christos Giannaras, dans son livre Timioi me tin Orthodoxia (Honnêtes avec l’Orthodoxie) : «Tous les maux sont venus en Grèce par l’Occident».
[22]. A très juste titre, Castoriadis soutient que les Grecs modernes ont choisi eux-mêmes l’appellation de cette nouvelle création empruntée finalement à l’Occident et qu’ils ont préféré le mot de kratos (alors qu’ils pouvaient adopter le terme de politeia) : «La polis grecque n’est pas un “Etat” au sens moderne. Le mot même d’“Etat” n’existe pas en grec ancien (il est significatif que les Grecs modernes aient dû inventer un mot pour cette chose nouvelle et qu’ils aient recouru à l’ancien kratos, qui veut dire pure force).» «La polis grecque et la création de la démocratie», article déjà cité, p. 290. Cf. le livre d’un Grec anonyme, Elliniki Nomarchia (Pouvoir ou autorité des lois en Grèce, que nous pourrions traduire aussi fidèlement par Politeia grecque), paru en 1806.
[23]. Cf. le livre de Takis Stamatopoulos, O esôterikos agônas (La lutte intérieure), Athènes, éditions «Kalvos», 1979.
[24]. La question ne concerne pas seulement l’historiographie grecque mais, comme le fait remarquer Hannah Arendt, dans Les origines du totalitarisme, représente un problème plus général.
[25]. La Grèce actuelle est le premier pays du monde pour le nombre de résidences secondaires.
[26]. Lorsque la candidature d’Athènes n’avait pas été retenue pour les Jeux olympiques, devant une ville des Etats-Unis, Atlanta, Mercouri avait déclaré : «Coca-Cola a vaincu le Parthénon». Discours tout à fait nationaliste et mythifiant, exploitant une fois de plus le Parthénon pour des raisons politiciennes ; de plus, discours mensonger, puisqu’on sait bien que ce qui pèse partout, c’est l’argent et la publicité, et c’est ce qui s’est passé réellement quand Athènes a obtenu gain de cause, c’est-à-dire l’organisation de ces Jeux pour l’année 2004.
[27]. Cornelius Castoriadis, Le contenu du socialisme, Paris, Union Générale d’Editions, collection 10/18, 1979, p. 420.
[28]. Nouvelle note. Dernier exemple en date : les maillots des joueurs et athlètes grecs des équipes nationales portent désormais, hélas !, le nom Hellas, au lieu de l’ancien nom Grèce. Insignifiance de l’insignifiance.  
[29]. De plus, ils ne voient pas que c’est ici, en France, pour évoquer la période actuelle, que l’on trouve les meilleurs hellénistes, ceux qui aiment et ont étudié la Grèce ancienne, sans fierté nationale. Ils ne comprennent donc pas qu’il ne suffit absolument pas d’être muni d’un passeport grec pour posséder a priori l’héritage de la Grèce ancienne. Ils voient peut-être ici la Grèce ancienne à travers le Français moyen, qui la connaît par les musées et le tourisme. La responsabilité de l’Europe actuelle va de pair avec la responsabilité des Grecs eux-mêmes.
[30]. Fait significatif : après la mesure gouvernementale introduisant la limitation de la circulation des voitures particulières à Athènes, en raison de la forte pollution, le parc de voitures est passé de 200 000 à deux millions.
[31]. Que ce phénomène ne soit pas spécifiquement néogrec, ainsi que le souligne Hannah Arendt, ne change rien à ce diagnostic. Voir Les origines du totalitarisme, traduction française de la première partie, Sur l’antisémitisme, Paris,  Seuil, collection «Points Politique», 1984, p. 217. On peut trouver un exemple de cette mentalité dans le film La dictature des colonels grecs (sic), dans lequel l’unique préoccupation du cinéaste est de démontrer les responsabilités des Américains. Ainsi, les responsabilités du peuple grec, mais aussi ses luttes contre la dictature, sont totalement absentes.
[32]. La formule méprisable d’un ministre grec, adressée à ses collègues du Parlement européen (vers 1982 ?) l’exprime   clairement : «Quand mes ancêtres construisaient le Parthénon, vos ancêtres étaient sur les arbres». De quel droit cet homme s’attribue-t-il pour ancêtres Ictinos et Phidias ? Mais du droit que lui donne la construction de l’identité grecque moderne.
[33]. Symptôme – parmi tant d’autres – très caractéristique de ce qu’Hannah Arendt appelle nationalisme tribal. Voir Les origines du totalitarisme, deuxième partie dans l’édition française, L’impérialisme, Paris, Seuil, collection «Points Politique», 1984, p. 177.
[34]. Ils nous «attaquent» aussi maintenant à propos de «nos ancêtres» : le chroniqueur Marios Ploritis mentionne, dans son article au journal To Vima (La Tribune), 4 septembre 1994, p. 20, deux exemples qu’on trouve seulement si l’on est habité par l’obsession de la persécution (mania katadiôxeôs : manie de croire que l’on est toujours poursuivi, en grec), tant ils sont insignifiants. Il s’agit de deux Anglais, professeurs d’université, qui visent à «abolir» les Grecs anciens, et donc les Grecs en général, l’un parce qu’il a écrit, dans le programme d’une représentation théâtrale !, que le mot «histoire» est latin (mais, il pourrait ne s’agir que d’une ignorance plate tout simplement), l’autre, Paul Caltridge, parce qu’il a écrit un livre, portant le titre The Greeks (Oxford University Press, 1993), dans lequel il soutient des thèses farfelues, sans aucune valeur historique. Dans sa peur et son nationalisme aveugle, Marios Ploritis, ce descendant autoproclamé d’Hérodote, ne voit rien d’autre, ne veut rien savoir de l’immense prestige dont bénéficie la Grèce ancienne dans le monde entier, et plus particulièrement en Europe occidentale, et il ignore certainement maints autres livres, par exemple l’ouvrage collectif, sous la direction de Jean-Pierre Vernant, L’homme Grec, paru en France la même année que le livre anglais, Paris, Seuil, novembre 1993. Cet ouvrage a été rapidement traduit en grec (moderne bien entendu), sous le titre O Ellinas anthrôpos, Athènes, éditions Ellinika grammata, 1996.
[35]. Cf. les travaux pour la conservation de l’Acropole et la bataille pour les marbres elginéens qui ont fait la gloire de Mélina Mercouri. Et pourtant, «L’art se rencontrait dans les temples, les théâtres, les portiques et les cimetières, non pas dans les musées», Moses I. Finley, Les anciens Grecs, op. cit., p. 130. Les statues grecques sont mortes. Leur utilisation par Séféris est, une fois de plus, pur formalisme.
[36]. On désignait sous le nom de ragias (du mot turc raya) le sujet de religion chrétienne dans l’Empire ottoman. Le terme ragiadismos désigne encore en grec moderne le comportement de celui qui agit servilement, en valet.
[37]. Voir Nicolas Svoronos, Histoire de la Grèce moderne, Paris, PUF, collection «Que sais-je ?», n° 578, 1964, pp. 81 et 90. 

[38]. La Grèce est un Etat confessionnel et, selon la Constitution en vigueur (article 3), «La religion dominante en Grèce est la religion de l’Eglise Orientale Orthodoxe du Christ».    
[39]. Fait inimaginable, inconcevable, il y a peu de temps encore, le gouvernement socialiste et l’opposition de droite ont soutenu en collaboration avec l’Eglise le grand rassemblement, organisé à Thessalonique le 31 mars 1994 par les maires des provinces de Macédoine et de Thrace, pour défendre l’embargo économique décrété par le gouvernement grec contre l’ex-république yougoslave de Macédoine (Fyrom), que la Communauté européenne jugeait illégal. Voir Libération, 1er avril 1994, p. 24.         
[40]. Nouvelle note. Cf. le référendum pour la légalisation de l’avortement en Portugal en juin 1998. Malgré la très forte abstention – qui ne peut être interprétée autrement que comme position négative, le non l’a emporté.  
[41]. Nouvelle note. Les entretiens de cinq intellectuels français (Castoriadis, Finkielkraut, Morin, Vidal-Naquet, Broman), dans un journal grec («Cinq voix de l’Europe», Kyriakatiki Elefterotypia, de 20 mars à 24 avril 1994), sont des exemples typiques de cette conception des choses. Ces intellectuels tentent d’expliquer une réalité sans comprendre l’existence de racines plus profondes. Le sympathique Jacques Lacarrière se trompe lui aussi lorsqu’il considère le fait nettement conjoncturel du renforcement du rôle de l’Eglise comme un élément permanent, historique. Tous les arguments qu’il présente, dans un entretien (Le Monde, 24 novembre 1998, p. 17), proviennent paradoxalement de l’idéologie nationaliste la plus réactionnaire, la plus mensongère. Lacarrière fraternise avec l’histoire falsifiée par l’Eglise qui se présente comme ayant sauvé la Grèce.
[42]. Notons que les erreurs d’information souvent commises par Le Monde sur la Grèce sont impardonnables pour un journal sérieux et de qualité.

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