L’imaginaire national(iste)
de la société grecque moderne
Une société aliénée par son
«propre passé», présumé et défiguré,
et coupée ainsi de la
composante critique de l’Europe occidentale
Historique et plan général de l’article
Cet
article a été rédigé en 1994 à partir d’un événement particulier : la
ferveur nationaliste qu’a provoquée en Grèce l’adoption du nom Macédoine par l’Etat
voisin nouvellement créé après la dislocation de la Yougoslavie. Etant donné
que la perspective choisie était alors d’aller autant que possible au fond des
choses, les idées principales du texte gardent pour l’essentiel toute leur
valeur treize ans après, en 2007. C’est la raison pour laquelle le texte est
laissé en l’état, même si la reformulation de certaines idées, pour être plus
claires, paraît maintenant nécessaire. Seules quelques notes ont été ajoutées,
portant l’indication «nouvelle note», et les références données dans les notes
initiales ont été précisées davantage. Un certain désordre dans la présentation
des idées, pouvant d’ailleurs être corrigé, et un style de nervosité apparente
sont entièrement assumés. C’est le prix à payer du regard passionné à chaud sur
toute société, et en ce qui concerne la Grèce, pays dont je suis originaire,
c’est en plus la colère avouée, hier, face au nationalisme enflammé, comme
aujourd’hui (septembre 2007) devant les forêts en flammes.
Voici le plan général de l’article.
Introduction
L’hétéronomie par excellence de la Grèce
moderne :
son aliénation à un passé artificiellement créé
1. La thèse officielle de la «continuité
historique» ininterrompue de l’hellénisme
2. Notre position : il existe une succession
de sociétés distinctes mais il n’y a pas de
continuité historique
3. La thèse de la «continuité historique»
ininterrompue est une thèse construite,
voire imposée ensuite par la force, et non pas
provenant d’une évolution normale des choses
4. Le drame de la Grèce moderne : une
société repliée sur son passé
5. La Grèce moderne et l’Europe
L’acculturation mutilée. Modernisation et
déculturation
6. Le diagnostic sur la situation actuelle et
ses causes spécifiques
Epilogue
Quelle issue ?
Introduction
L’hétéronomie par excellence de la Grèce
moderne :
son aliénation à un passé artificiellement
créé
L’hétéronomie,
à vrai dire l’une des hétéronomies de la Grèce moderne, que la société
néohellénique a bien évidemment choisie elle-même, c’est son «propre passé».[1]
Un passé volontairement reculé jusqu’à la nuit des temps ; un passé
extrêmement glorifié – et vraiment glorieux, mais dans une partie minime ;
un passé unifié par un formalisme qui le rend vide ; et, surtout, un passé
revendiqué en exclusivité absolue.
«Nous sommes les Grecs, héritiers
uniques et absolus d’une Grèce ancienne, prise uniformément et globalement, et
d’une Byzance qui, non seulement a conservé et cultivé l’Antiquité grecque,
mais de plus a répandu les lumières dans toute l’Europe, provoquant la
Renaissance.» Telle est, en résumé, l’idée fixe que tout Grec d’aujourd’hui partage
et défend avec acharnement – à quelques rares, et finalement insignifiantes,
exceptions près. Voilà ce qui constitue plus qu’une identité nationale, et qui,
pour un Grec contemporain, renvoie même à son psychisme profond, d’où la
profonde colère qu’il manifeste devant quiconque contesterait cette idée.
A qui dirait que la revendication
d’un passé mythique largement amplifié et mythologisé caractérise toutes les
sociétés, il serait répondu que, justement, le passé concernant l’Antiquité
grecque, outre le fait qu’il est défiguré par les époques ultérieures,
n’appartient plus à la Grèce moderne. Tout au moins n’y appartient-il pas
prioritairement, de manière privilégiée et exclusive, car il est déjà
universel. Il constitue, en effet, restitué plus fidèlement et servant de germe
à la création de nouvelles valeurs, une composante essentielle de la culture
occidentale tout du moins, et plus généralement de l’imaginaire social
occidental.
Et la Grèce moderne ? Qu’en
est-il, en effet, de la société grecque moderne dans son effectivité ? Cette
Grèce-là, en voulant et en s’épuisant à transformer ce passé présumé en propriété exclusive, a créé avec quelque
chose de supposé un véritable imaginaire – à savoir quelque chose de plus
présent que le présent – qui est à la fois national et nationaliste. Cette
Grèce-là, sous le poids écrasant et l’attrait passéiste de ces deux héritages
antinomiques (Grèce ancienne, Byzance)
– l’héritage grec ancien est déjà polyphonique et antinomique – ne peut
même pas voir ses propres créations. Elle ne peut rien créer d’original, et
lorsqu’elle y parvient parfois, elle ne peut le voir.
Elle se
trouve ainsi constamment dans une insécurité identitaire : «Qui sommes-nous vraiment» ? Elle est
toujours dans une recherche désespérée pour reconstituer ce qui ne pourrait l’être. Elle se situe souvent dans
une mégalomanie passéiste
qui se heurte à une réalité contemporaine misérable. Elle se met, enfin,
ordinairement dans un égoïsme blessé par rapport à l’Occident moderne, considéré comme plus éclairé que la
Grèce[2],
et en même temps plus développé du point de vue techno-scientifique.
Telle est, à nos yeux – pourtant
familiarisés par excellence avec le beau paysage de la culture néogrecque –, l’hétéronomie
par excellence de la société néohellénique. Derrière son précieux trésor se
cache son aliénation spécifique.
Et, par
là même, telle est l’origine de bien des maux que la Grèce moderne a subis
depuis la fondation de l’Etat-nation et de bien des erreurs que les Néohellènes
ont eux-mêmes commises. Telle est l’origine d’un malaise chronique qui touche
le pays. Telle est l’origine plus profonde qui peut expliquer, pour le moins
partiellement, ce nationalisme exacerbé sui generis que tous les observateurs attentifs et
impartiaux peuvent facilement diagnostiquer aujourd’hui même. Derrière
l’obsession récente de tout un peuple, hormis quelques rares exceptions
méritées, de voir dans l’utilisation du nom Macédoine par un petit Etat indépendant un
éventuel danger mortel se trouve l’idée absurde de la propriété exclusive d’un
héritage national qui ne doit être exproprié par personne, se trouve en effet
la perception qu’il s’agit d’une violente attaque contre l’identité grecque,
contre la Grèce elle-même, cette identité étant constituée par cet héritage.[3]
Que les
Grecs actuels, au nom de cet héritage et dans une campagne nationaliste
hystérique, aient fait leur le symbole d’une dynastie tyrannique, l’emblème de
Vergina[4],
montre l’ignorance grossière et la grande confusion à laquelle conduit la
revendication en bloc de la
Grèce ancienne. La revendication de l’empire macédonien et l’emblème de Vergina
ne sont que la négation de la création grecque ancienne et de la véritable vie
politique des cités grecques.
1. La thèse officielle de la «continuité
historique» ininterrompue de l’hellénisme
Il est
hors de doute qu’une histoire extrêmement complexe, et d’une certaine façon
singulièrement riche, a contribué à cet état de fait.
L’Etat-nation
néohellénique a été officiellement créé entre 1821 et 1830, après la «Révolution
nationale» de 1821, à savoir plus précisément la guerre d’Indépendance contre
l’occupation turque qui, avec plusieurs autres occupations, a duré près de 400
ans.
La thèse
historique officielle dominante, partagée par les historiens de toutes tendances,
devenue dogme étatique et imaginaire national, nationaliste donc, est la
suivante : la Grèce est unique et éternelle. Une «continuité historique» existe bien entre : a. l’époque archaïque, et même
avant ; b. l’époque de la création grecque proprement dite, période
appelée classique ; c. l’époque d’Alexandre le Grand et l’époque
hellénistique ; d. la période de la domination romaine et e. à travers
l’époque autrement glorieuse de l’empire byzantin et la période humiliée de la
turquocratie, la Grèce moderne.
Que cette thèse, pour pouvoir
être soutenue, doive présupposer explicitement une construction mythologique selon laquelle il y aurait un «esprit grec»,
un daimonion grec, un «sang
grec», une «âme grecque», une «nation grecque», une «fulè (race) grecque», un (et unique) «peuple grec»[5]
qui se préservent à travers les siècles, cela ne pose pas problème pour les
historiens, pour les intellectuels et finalement pour tout le monde. Il
existerait quelque chose d’immuable à travers les siècles qui s'appellerait
«hellénisme» ou «grécité».
Que cette
thèse, pour être concevable, doive présupposer une construction théologique selon laquelle il y aurait un germe – sinon la
totalité – du christianisme, voire de l’orthodoxie – religion
officielle de l’empire byzantin ainsi que de la Grèce moderne et partie
prenante (selon cette thèse) de l’identité nationale hellénique – dans la
philosophie grecque ancienne qui, à sa façon, aurait donc préparé l’avènement
du Christ[6],
cela ne fait pas non plus problème, même pour bon nombre d’intellectuels grecs
contemporains.
Que cette
thèse, enfin, pour être sensée, doive présupposer encore une construction
idéologique selon laquelle il
existerait une unité cachée, déployée au fil des siècles, et exprimée à titre
d’exemple par l’éternelle langue grecque, sous tous les visages que la «Grèce»
a pris pendant des siècles, cela ne fait une fois de plus quasiment aucun
problème pour personne.
2. Notre position : il existe une succession
de sociétés distinctes mais il n’y a pas de
continuité historique
Il n’y a absolument pas qu’une
seule Grèce. Et comment
pourrait-il n’y en avoir qu’une ? Sur ce lieu géographique extraordinaire – la
Grèce actuelle occupe en effet une très faible partie –, demeuré le même depuis 3 000 ans – on ne sait trop ; dans ce
paysage encore beau, mais qui a beaucoup changé – Sappho y songeait déjà ! –,
plusieurs sociétés ont existé. Celles-ci sont extrêmement différentes, non pas
seulement et surtout par les chronologies et les habitants – ces derniers ont-ils
les mêmes gènes ? –, mais par ce qui fait qu’une société tient ensemble, à
savoir ses propres significations imaginaires sociales.
En
schématisant à l’extrême, on peut dire qu’il en existait au moins cinq : la
société grecque ancienne, la société de l’époque alexandrine, la société de
l’empire byzantin, la société des occupations étrangères (turque, vénitienne,
franque, etc.) et, enfin, la société grecque moderne.
Peut-on
voir une «continuité historique» entre ces cinq sociétés déployées en partie sur le même sol ?
Ici encore, on se trouve devant une question de conceptualisation. La
succession, la continuité de ces sociétés dans le temps, et leur implantation sur le même sol, ont bel et bien existé. Est-ce cela
l’histoire ?
Viennent
ensuite les questions bien plus embarrassantes de la continuité dans les
coutumes populaires, dans la langue, dans les institutions politiques, dans la
religion, bref, dans l’institution au sens le plus large de la société et dans
l’imaginaire social que cette institution incarne chaque fois. Une telle
continuité a-t-elle bien existé ? Nous sommes devant des questions extrêmement
complexes auxquelles seule une réflexion naïve ou «idéologique» pourrait
répondre par l’affirmative.
Les idéologues, même actuels, de
la thèse de la «continuité historique» se plaisent à citer le fameux passage
dans lequel Hérodote définit la conscience des grecs anciens, malgré leur
dispersion, leur différenciation, comme appartenant à une seule culture : «Même
sang et même langue, sanctuaires et sacrifices communs, semblables mœurs et
coutumes»[7].
Laissons le sang pour ne pas tomber dans le racisme «hématophile» le plus
vulgaire. Nous traiterons plus loin de la langue. Cela devient risible si l’on
réfléchit un seul instant à la communauté présumée de la religion (ou des
religions) grecque ancienne et de ses mœurs, avec ce qui existe effectivement
dans la Grèce moderne. Mais ces idéologues oublient surtout bien d’autres
passages des auteurs grecs anciens qui traitent du même sujet. Et parmi eux, l’un
des plus importants, dans lequel Isocrate déclare que c’est justement la
culture (paideusis) qui
fait qu’un Grec est grec[8].
Ils
oublient encore ce que Thucydide fait dire à Périclès dans son fameux
Epitaphios (Oraison funèbre) : «Bref, je qualifierai la cité d’Athènes tout
entière d’école de la culture grecque», tès Ellados paideusin[9]. «Cet idéal de paideia où l’esprit de la cité trouva la plus grande
des consolations : l’assurance de son immortalité»[10],
n’a, bien évidemment, rien à voir avec le statut d’un hellénisme immuable,
réductible ainsi à une pure fiction dans laquelle, en l’absence cruelle de
créations artistiques et culturelles postérieures, à la hauteur de celles
d’Athènes, seule reste la communauté présumée des réalités tout à fait
secondaires (langue «commune» mais seulement en tant que code, coutumes qui
baignent à présent dans une autre atmosphère).
Que,
chaque fois, la société précédente ait laissé des vestiges, plus ou moins
importants, à la société qui l’a immédiatement suivie, cela peut être
acceptable. Mais que, chaque fois, la société suivante ait été le résultat
d’une série de causalités
strictes, déterminées par la société précédente, comment cela
pourrait-il être acceptable ? Le christianisme devait être prescrit dans la
philosophie grecque – quelle philosophie grecque d’ailleurs ? Les institutions
politiques de Byzance, empire polyethnique et polyglotte, hautement centralisé,
devaient avoir une relation de cause à effet avec les institutions de la
polis grecque – laquelle
d’entre les poleis grecques
d’ailleurs ? La signification essentielle de la polis grecque a été celle d’une communauté de
citoyens se gouvernant elle-même et, dans le cas démocratique, elle a été celle
d’une communauté de citoyens politiquement égaux.[11]
Enfin, l’argument principal dans
les mains et l’esprit de tout le monde est celui de l’«éternelle langue
grecque».
Nous
répondrons en commençant par réfuter cet argument par un constat simple. Un
Grec contemporain, qui maîtrise parfaitement le grec moderne – cas relativement
rare à l’heure
actuelle –, peut-il lire Homère, Sophocle, Platon, Aristote ou encore
certaines parties du Nouveau Testament, dans le texte original ? La réponse est
assurément non.[12] Ce constat
simple conduit à la conclusion également simple que la langue, en tant que
forme (alphabet emprunté aux Phéniciens[13],
certains et même de nombreux mots), est la même, mais qu’en tant que contenu, fond, substance, sens des mots, elle n’est pas du tout
identique.
La
langue, non pas dans sa simple forme mais justement dans sa propre substance,
est par excellence porteuse de significations. Même si elle emploie les mêmes
mots, la langue grecque moderne ne porte pas les mêmes significations que la
langue grecque ancienne. De ce point de vue, la langue, distincte entre code et
contenu, forme et fond, ne pourrait absolument pas confirmer l’unité et la
continuité d’une société.
Toutefois,
la langue, en tant qu’«organisme vivant», connaît sa propre «évolution»,
diraient les idéologues de la pérennité de l’hellénisme. Toute langue
contient-elle les lois d’une évolution naturelle assurée et déterminée ?
Pourquoi alors certaines langues sont-elles mortes ? En l’occurrence, la langue
grecque possède-t-elle des lois spécifiques qui aient conduit par continuité
évolutive de la langue d’Homère à la langue des Séféris et des Elytis ?
La
question est complexe et spécifique. Elle dépasse le cadre de cet article mais
elle mène à notre avis à la seule interrogation valable sur ce problème : nous
nous trouvons devant une question originale, plus que linguistique,
philosophique pourrait-on dire, qui aurait affaire avec ce qui peut être le
même dans sa forme en étant tout à fait autre dans son contenu. Mais, nous
l’avons déjà dit, un traitement
plus large de cette interrogation n’a pas sa place ici.
Quoi
qu’il en soit, la langue néogrecque n’est pas le résultat d’une évolution
«naturelle», libre, sans la forte intervention des savants et même de l’Etat.
Elle ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui sans cette intervention. Cette
remarque conduit au titre suivant de notre article : de même que la langue
néogrecque est construite et, d’une certaine manière, imposée par la force, de
même la thèse de la «continuité historique» est construite.
Mais résumons tout d’abord notre
position selon laquelle il n’y a pas une «continuité historique» ininterrompue
entre les sociétés
grecques.
Il s’agit
des sociétés qui se sont succédé, avec pour intermédiaire d’importantes
coupures, avec des créations originales, en d’autres termes, avec des
significations imaginaires sociales propres à elles-mêmes, qui ont fait chaque
fois une société radicalement différente, autre. Le discours historique qui a
tenté d’établir un lien de continuité entre ces sociétés est finalement un
discours mytho-idéologique.
La
société appartenant à un empire théocratique chrétien, ayant une religion de
dogme et de théologie systématiques et une église institutionnalisée (Byzance),
n’est pas la continuité d’une société des poleis dans laquelle la religion polythéiste
tolérante n’avait pas du tout ces caractéristiques pour n’évoquer que cette
institution centrale qu’est la religion dans les deux sociétés.
En ce qui
concerne notre propos, la société grecque moderne n’est effectivement pas le
résultat d’une évolution historique qui va de la Grèce ancienne – morte une
fois pour toutes – jusqu’à aujourd’hui. Elle représente une société avec ses
propres valeurs, qui sont beaucoup plus «proches» dans leur effectivité de
l’empire byzantin, de l’orthodoxie, de l’époque de l’occupation turque que de
la Grèce ancienne, extrêmement déformée et défigurée dans la tentative perverse
de synthèse de ses valeurs, elles-mêmes antinomiques et polyphoniques, avec les
valeurs de la Grèce moderne.
Dans les
vestiges de la Grèce ancienne qui restent sur le sol de la Grèce moderne, dans
les débris de marbre et de vases, dans les statues mutilées, dans les temples
reconstitués[14], nous
pouvons voir une fierté nationaliste, chauviniste – associée au mépris et
parfois à la haine pour les autres peuples –, des Grecs contemporains provenant
du fait que leur pays possède cette richesse, rien de plus. (On dénombre
d’ailleurs plus d’églises byzantines que de temples anciens en Grèce moderne.
La langue actuelle est beaucoup «plus proche» de la langue du Nouveau
testament que celle de
Sophocle[15].)
En ce qui
concerne les mentalités, on aura bien du mal à y retrouver l’esprit agonistique
des Grecs anciens, pour n’évoquer que cela, sauf peut-être dans la course à la
consommation !
Deux
valeurs spécifiquement néogrecques, le «filotimo» (l’amour de l’honneur et en même temps la
générosité) et la «filoxenia» (l’amour de l’étranger, l’hospitalité), qui gardaient peut-être une sorte
de nostalgie de la Grèce ancienne, sont en train de disparaître totalement à l’heure
actuelle.
3. La thèse de la «continuité historique»
ininterrompue est une thèse construite,
voire imposée ensuite par la force, et non
pas provenant d’une évolution normale des choses
Mais la Grèce moderne a voulu construire
cette unité. Elle a tenu à se
reconnaître aussi bien dans la
Grèce ancienne que dans Byzance. Elle a voulu comme éléments constitutifs
et indissociables de son «identité nationale» aussi bien l’hellénisme que le christianisme. D’où la formule d’une Grèce moderne helléno-chrétienne lancée pour la première fois par le
grand historien «national» Spyridon Zambelios. Elle a donc créé une
unité présumée : Grèce ancienne - Byzance - Grèce moderne qui, comme imaginaire
social, est, bien que supposée, plus réelle que le réel.[16]
Cette construction a été réalisée au fil du temps, de la fondation de
l’Etat-nation néohellénique (1821-1830) jusqu’à la fin du XIXe
siècle. Elle a résulté de la conjonction d’une multitude de facteurs, parmi
lesquels le rôle des intellectuels grecs est capital.
Ainsi, dans cette construction,
le rôle des deux grands historiens grecs du XIXe siècle, Spyridon
Zambelios et Constantin Paparigopoulos, est primordial. Leur œuvre, sorte
d’historiographie mytho-idéologique, qui leur a valu d’être considérés comme
«historiens nationaux»[17],
est une réaction explicite à deux positions.
A
l’intérieur de la Grèce surtout, elle est une réaction contre la position qui
voulait le retour unique, et à vrai dire utopique, à l’Antiquité grecque exclusive
en rejetant, bien entendu, Byzance. En ce qui concerne l’étranger, elle est la
réaction contre l’historien allemand Fallmerayer, qui a soutenu la thèse selon
laquelle le peuple qui habite la Grèce moderne n’est pas purement grec mais
résulte d’un mélange de populations provenant de multiples émigrations et
occupations.
Contre
ces deux positions, la thèse de ces deux historiens, dans son noyau dur, n’est
justement pas que les Grecs modernes proviennent directement des Grecs anciens.
Au contraire, la thèse est que les Grecs modernes proviennent également d’une
continuité absolue et ininterrompue de toute une série de sociétés qui ont
existé même après la Grèce ancienne (et peut-être même avant !). Contre le
retour exclusif à l’Antiquité grecque, ils ont plutôt soutenu le retour à
Byzance. Ils ont proposé la synthèse entre la Grèce ancienne et toutes les époques ultérieures. Par une sorte de
Providence divine, l’Histoire a allié selon eux l’hellénisme des Grecs anciens
au christianisme orthodoxe des Byzantins, pour produire finalement les
Néohellènes.
Il ne faudrait pas nous reprocher
ici l’acceptation des thèses de Fallmerayer, avec lesquelles notre position n’a
aucune relation. Le problème n’est absolument pas la pureté de «race» du peuple
qui a constitué la Grèce moderne. Nous ne faisons pas la «raciologie» du peuple
grec, nous ne cherchons pas si ce dernier est inextricablement lié à des
éléments d’autres «races» et, ainsi, n’est pas pur. Quelle pourrait d’ailleurs
être la «pureté» d’un peuple ? Nous pensons une fois de plus en termes de
significations imaginaires sociales et, de ce point de vue, crucial et décisif
pour comprendre une société, nous affirmons que les sociétés des poleis grecques, les sociétés de l’empire byzantin et
de la Grèce moderne, sont radicalement différentes, autres, selon les
significations imaginaires qui sont les leurs et les institutions qui incarnent
ces significations.
Telle
est, en termes libres, la grande folie, la grande schizophrénie, que représente
la thèse de la «continuité historique», car, en termes maintenant plus
rigoureux, les éléments antinomiques de cette construction sont en fait
absolument inconciliables. De plus, les éléments de celle-ci étant vidés de
leur substance, ce qui est
resté représente une extrême formalisation, superficialisation de
cette construction. (Les héros homériques ne pourraient resurgir ; la
tragédie attique ou athénienne ne pourrait être reconstituée, elle était
d’ailleurs persécutée par le christianisme officiel interdisant le
théâtre ; les dieux grecs ne pourraient être ressuscités, et moins encore
réconciliés avec le Christ ; la langue philosophique avait besoin d’une
pensée originale.) Le culte du formalisme et de catégories vides de sens (morfolatreia) est devenu la caractéristique principale de
l’«imaginaire national» grec moderne. L’un des facteurs étant que la langue
en tant que «forme» (code) est
restée le seul véhicule unifiant la Grèce du passé et la Grèce du présent.
Partout,
dans la pensée grecque moderne, fort pauvre, et surtout dans la poésie, dont
une partie considérable se veut «poésie nationale» et qui est peut-être la plus
importante, sinon la seule, création intellectuelle néohellénique, ce
formalisme crève les yeux. Cette poésie comporte de «beaux» poèmes, de belles phrases,
de beaux mots, vides de substance conceptuelle car elle constitue une tentative
de concilier l’inconciliable.
Exemple frappant, à ce propos, la
tentative de conciliation de l’éros (erôs) grec ancien avec l’amour (agapè) chrétien. Le poète Odysseus Elytis (deuxième Prix Nobel grec de
littérature en 1979[18])
est le représentant par excellence de ce formalisme. Il a déclaré dans un
discours : «Il m’a été donné, chers amis, d’écrire dans une langue qui n’est
parlée que par quelques millions de personnes. [Nous sommes peu nombreux, mais
nous sommes, nous les Grecs, excellents, incomparables !] Mais une langue
parlée sans interruption, avec fort peu de différences, tout au cours de plus
de deux mille cinq cents ans. Cet écart spatio-temporel, apparemment surprenant,
se retrouve dans les dimensions culturelles de mon pays. Son aire spatiale est
des plus réduites ; mais son extension temporelle infinie. [Grèce éternelle !]
Si je le rappelle, ce n’est pas pour en tirer quelque fierté [dénégation
évidente], mais pour montrer les difficultés que doit affronter un poète
lorsqu’il doit faire usage, pour nommer les choses qui lui sont les plus
chères, des mêmes mots [Voici le formalisme, les mêmes mots ne sont pas les
mêmes significations, loin s’en faut.] que Sappho par exemple ou Pindare, tout
en étant privé de l’audience dont ils disposaient et qui s’étendait, alors, à
toute l’humanité civilisée.»[19]
[Ah ! les anciennes gloires, les perasmena megaleia !]
Devant l’argument de
l’impossibilité de la continuité historique ininterrompue, les mentors acharnés
de cette thèse prétendent encore aujourd’hui qu’il y a eu synthèse (mélange).
Mais justement cette synthèse est impossible. Et qui l’aurait opérée ? L’histoire
elle-même, répondent ces mêmes mentors, chantres de l’«hellénisme éternel».
Comme si l’histoire se faisait toute seule sans l’intervention des hommes.
Mais
l’idée même de synthèse en général est une idée fausse. Car toute synthèse doit
procéder aussi par sélection – et par élimination. Or, la «sélection» opérée
par les intellectuels est un ensemble d’éléments provenant de tous côtés, avec
pour seule «cohérence» incohérente, et finalité absurde, de préserver l’unité.
Que faut-il choisir dans cette synthèse : Athènes ou Sparte ? Démocratie ou
théocratie ? La croyance en une vie après la mort ou l’idée que la vie après la
mort n’existe pas ou bien qu’elle est pire que cette vie ? Il ne faut pas
choisir, répondent-ils hypocritement. Mais, en vérité, ils ont choisi le
christianisme contre l’Antiquité grecque.
La thèse
de la «continuité historique» ininterrompue de l’hellénisme joue et vise à la
fois un double rôle : a) En reliant la Grèce ancienne à Byzance et à
l’orthodoxie elle déforme, aplanit et finalement annule le message de la première. Elle supprime le
sens profond de la création grecque ancienne. Elle l’annule de plusieurs points
de vue, mais surtout dans son âme, c’est-à-dire le fait qu’il s’agit d’une
création continue dans tous les domaines.[20]
Pour les Grecs anciens, la tradition n’était pas à conserver figée et immuable
pour être vénérée (ou imitée), elle était en revanche à transformer
continuellement et radicalement. C’est là le «miracle grec». b) Dans le même
temps, en reliant la Grèce moderne à Byzance et à l’orthodoxie, elle crée la
rupture avec l’Occident prétendu en bloc catholique et empêche le message
critique et émancipateur de l’Europe d’entrer dans la Grèce moderne. (Que les
intellectuels grecs contemporains fervents partisans de la continuité
historique soient fermement anti-européens ne fait aucun doute.[21])
Cette thèse, en l’occurrence, ne
peut accepter les phases de l’histoire occidentale.
Cette évolution était-elle fatale ?
Dans cette unité présumée d’une
Grèce éternelle depuis des siècles – unité construite par des éléments tout à
fait hétéroclites et formels, mais unité devenant «imaginaire national», donc
réalité quotidienne, vide de sens actuel : nous sommes tels que nous sommes
parce que nous avons de tels ancêtres, nous sommes tels que nous sommes parce
que nous étions autrefois quelque chose ; telle est la spécificité absurde de l’identité néohellénique –, il y a
cependant un moment historique crucial au regard de notre propos. C’est
justement le moment de la création de l’Etat-nation[22]
néohellénique. Moment crucial car une nouvelle société, nationalement
indépendante, était en train de naître et la question de son avenir, de
l’avenir de cet Etat-nation nouveau-né s’est posée dans les faits.
L’histoire
des premiers pas, des premières années de cette société, est trop complexe pour
être présentée ici.
Plusieurs
courants de pensée se sont affrontés, plusieurs intérêts se sont opposés, des
guerres civiles ont même éclaté pendant la guerre de l’Indépendance.[23]
Le facteur de l’intervention étrangère a joué un grand rôle de sorte qu’il faut
se demander si la libéralisation de la Grèce était finalement, et à quel degré,
l’œuvre des Grecs révoltés eux-mêmes ou de l’intervention des grandes
puissances de l’époque.
Mais pour
qui ne voit pas l’histoire comme une fatalité, la question demeure :
l’Etat-nation nouveau-né était-il prédestiné à suivre le chemin de sa prétendue
grande tradition, toutes
les époques confondues, ou pouvait-il faire autrement, tourner les yeux vers
l’avenir et créer ses propres valeurs ? La question ne se prête pas à une
réponse définitive et fermée mais elle reste une question fructueuse pour tout
historiographie néohellénique qui veut sortir de ce cercle de la fatalité en
matière d’histoire nationale, de mythologie et de pure idéologie[24].
A notre
connaissance, un seul analyste de la société grecque moderne du XIXe
siècle, d’inspiration marxiste mais non dogmatique, Georges Scliros, a eu le
mérite de se demander explicitement s’il pouvait en être autrement, dans son
fameux article «To koinônikon mas zètèma» («Notre question sociale»), publié au début de ce siècle.
Nous
traduisons du grec moderne : «Et maintenant [à savoir après la libération et la
création de la nation grecque], elle [la nation] avait à suivre seulement deux
voies : la voie de la réalité, en accord avec les forces existantes et les
facteurs existants ou la voie des grandes traditions historiques, qui, dans les
faits, ne correspondaient pas entièrement aux conditions d’autrefois, elles
n’étaient plus fondées sur des données et des facteurs réellement existants.»
Après
avoir analysé successivement les avantages de la première voie et les
catastrophes provoquées par la deuxième, réellement suivie, il répond contre
toute attente : «La nation qui a lutté et a été libérée au nom de la “Grande
Grèce”, selon sa psychologie, son développement et son époque, ne pouvait
qu’emprunter la voie des grandes traditions». «Cela était inévitable, fatal et par conséquent toute critique devient ici superflue, pléonasmatique,
pléonastique, inutile.»
Il est
douteux, à notre sens, que la «Révolution nationale», c’est-à-dire la guerre
d’Indépendance contre l’occupation turque, ait été menée sous les seuls
auspices de la «Grande Grèce» d’autrefois considérée en bloc. En effet,
beaucoup d’intellectuels grecs qui ont nourri de leurs idées la lutte pour
l’indépendance étaient eux-mêmes nourris des Idées des Lumières et des
Révolutions française et américaine, à savoir les idées modernes de liberté et
d’égalité.
La
situation n’était donc ni inévitable ni fatale mais elle provenait de luttes
intestines entre les Grecs. Ce résultat est devenu peu à peu, comme l’auteur en
témoigne lui-même, la fatalité nationale de la Grèce moderne. Cette fatalité est parvenue à couvrir, pour ainsi
dire, le rôle créateur de la discontinuité historique, de l’événement qu’a été
la naissance d’un Etat-nation indépendant et elle continue encore à entraver –
pour ne pas dire freiner et bloquer totalement – le rôle créateur de la société
néohellénique.
Notre
position est donc encore que l’argument selon lequel c’est l’histoire qui en a
décidé ainsi n’est pas valable. La «continuité historique» est une thèse bâtie de toutes pièces et elle ne découle pas de
l’évolution normale des choses. Quoi qu’il en soit, il pourrait y avoir une
évolution provenant de choix différents qui auraient été pris par les Grecs
eux-mêmes.
Après une
certaine époque, cette thèse, devenant de plus position étatique officielle, a été imposée dans tout l’enseignement grec,
et dans la langue qui a subi plusieurs interventions étatiques. Pour qui
s’intéresserait aux programmes scolaires de l’enseignement public en Grèce au
cours du XXe siècle – nous avons personnellement subi ces programmes
– il serait étonnant de découvrir comment la stricte sélection de certains
dialogues platoniciens se situe dans l’esprit que ces textes ont préparé
l’avènement du christianisme et, en fin de compte, du néohellénisme. Alors
qu’Aristote est totalement absent !
4. Le drame de la Grèce moderne : une
société repliée sur son passé
Nous nous trouvons désormais
devant une société qui a l’originalité extraordinaire de ne pas chercher
prioritairement et principalement à construire, à créer mais à reconstruire. Elle ne se préoccupe pas prioritairement et
principalement de constituer un projet collectif pour l’avenir, mais elle se reconnaît dans un projet
collectif rétrospectif, à savoir assumer en exclusivité le passé. Elle ne cherche pas une place égale dans
l’Europe et dans le monde, mais elle revendique une place à part, finalement
constituée par un peuple hors du commun et, dans le cas extrême, par un peuple
élu, non certes de Dieu mais de l’Histoire.
Le
problème, et à vrai dire le drame, de la société grecque moderne, n’est pas
seulement qu’elle ne peut créer de façon autonome et autochtone son propre présent et son propre avenir. Le
drame est aussi que lorsqu’elle parvient à réaliser des créations originales et
d’un certain point de vue extraordinaires, elle est contrainte de ne pas
comprendre leur importance, de ne pas les conserver pour ajouter quelque chose
de plus, pour faire un pas en avant.
Ainsi,
les seules et rares créations de la Grèce moderne qui ont vu le jour par le
génie du collectif anonyme – citons seulement la poésie démotique et la chanson
populaire, créations artistiques d’une valeur aussi importante que celles qui
sont internationalement connues, telles que le jazz ou le flamenco –
disparaissent actuellement sous un amas de débris constitués de villes
monstrueuses, de routes encombrées et sillonnées par les voitures, d’une
industrie mal construite pour le tourisme qui n’a rien à voir avec la fameuse
philoxénie grecque, dans une nature constamment polluée et détruite pour créer
des villas de vacances[25].
Sous un discours nationaliste au premier degré d’intellectuels et de
politiciens. Sous la télévision dont la mauvaise qualité dépasserait
l’imagination la plus méchante {sordide, noire}. Sous un système médical et
hospitalier dans un état inimaginablement désastreux et inhumain. Sous la peur
des Albanais qui «volent et violent», peur provenant d’une approche raciste,
non moins irrationnelle, des problèmes réels créés par une grande vague
d’immigrants après la chute des régimes totalitaires.
D’autres
valeurs spécifiquement néogrecques, comme le filotimo (bravoure et en même temps générosité) ;
la parea (compagnie) et la philia (amitié) ; la giortè (fête), le glenti (fête réussite ?) et le kefi (bonne humeur) ; l’erôtas (éros) et le meraki (passion pour quelque chose en général), se
meurent aussi, noyées dans le vide de l’esprit du temps qui mêle traditionalisme
poussiéreux, régression conservatrice et ultra-modermisme exhibitionniste.
Regardons
seulement, pour se placer d’un autre point de vue, l’image que la Grèce
contemporaine veut donner officiellement à l’étranger, par exemple, les affiches publicitaires de l’EOT,
l’organisation (étatique) grecque du tourisme. Nous verrons clairement que dans
la plupart des cas, particulièrement ces derniers temps, le «passé glorieux»
règne, représenté par les colonnes du Parthénon et les églises byzantines, cohabitant
avec des éléments folkloriques pour touristes (le plus souvent, mal informés),
comme le tzatziki, la moussaka et le syrtaki. En même temps, des créations
néohelléniques originales et considérables restent dans l’ombre : les
relations humaines chaleureuses, par exemple. Elles se perdent, si elles ne
meurent pas.
La
floraison actuelle des traductions de romans d’auteurs grecs en France ne
modifiera pas cette image erronée de la Grèce car, indépendamment de leur
valeur médiocre, ces romans sont destinés à un public restreint. Le grand
public connaît la Grèce par ses positions officielles et par les touristes
français qui se contentent de voir en Grèce les vestiges du passé, de goûter
les délices d’une cuisine pas chère et du temps toujours beau, alors que les
mass media en France, fidèles à leur rôle qui est partout le même,
s’enthousiasment pour des personnalités grecques médiocres (tel est le cas de
Mélina Mercouri) et passent sous silence la mort d’un Manos Hadjidakis, l’un
des plus grands compositeurs grecs contemporains, qui a su de façon géniale
allier dans son œuvre la tradition de la chanson populaire (rébétiko) avec une
création musicale individuelle extraordinaire.
Le délire
populaire, récemment déployé en Grèce lors de la mort de Mélina Mercouri – paix
à son âme ! – fervente nationaliste[26]
et personnalité médiocre dans les domaines artistique et politique, a été suivi
du délire des médias français et des hommes politiques tels que Jack Lang. Ce
délire n’est, de manière scandaleuse, pas attribué à la reconnaissance d’autres
personnalités grecques comme Manos Hadjidakis. Pas même un seul mot de
nécrologie n’a été consacré dans Le Monde à ce musicien de génie, qui a composé la
musique de la chanson Les enfants du Pirée, internationalement connue et récompensée par l’oscar de la musique, alors
que la mort de Mélina Mercouri a été considérée comme un événement méritant un
article à la première page du journal.
Ce délire
montre également le repli dans l’émotivité maladive, le sensationnalisme, l’«émotionnalisme»
et la sensiblerie d’un peuple qui n’a rien d’autre à déplorer et à valoriser
que la mort de ses proches. «Lorsqu’une époque n’a pas ses grands hommes, elle
les invente»[27] … après
leur mort. En même temps, dans la Grèce actuelle des vivants, les rares hommes
de mérite se perdent dans l’anonymat et l’oubli général, tandis que les
vedettes de toutes sortes deviennent des héros nationaux.
Tout cela, pourrait-on encore
rétorquer, appartient à un mouvement général des sociétés contemporaines, tout
cela est dû à des facteurs plus ou moins conjoncturels, tout cela ne constitue
donc pas une spécificité grecque. Notre opinion, à ce propos est la suivante :
l’image que la Grèce se fait d’elle même à l’intérieur est liée à l’image
qu’elle se donne à elle-même et qu’elle donne à l’étranger. L’image que les
étrangers se donnent et donnent de la Grèce contemporaine participe au même
«mouvement» d’un passéisme sans bornes. Cette image est le produit aussi bien
des Grecs que des étrangers. Cette image est le mythe d’une continuité
historique avec pour tarte à la crème certains éléments secondaires de la Grèce
actuelle. En ce qui concerne la conjoncture et «la montée de l’insignifiance»,
qui est, à n’en pas douter, un phénomène universel, du moins dans les pays
occidentaux dits avancés, la spécificité de la Grèce actuelle consiste dans le
fait que justement cette insignifiance, par manque de «résistances» intérieures
et par excès de «complaisances» extérieures, est devenue remarquablement
signifiante, inexplicablement criante et très particulière en Grèce
actuellement. Le manque de «résistances» vient précisément de ce que nous avons
appelé le drame de la Grèce moderne. Une société qui n’a pu, pendant de longues
années, se construire une identité propre à son présent, se trouve actuellement
en proie à toutes les prouesses qui viennent de la composante dominante dans la
société contemporaine du spectacle et de la consommation, de l’apathie et du
cynisme ambiants, de l’importance de l’argent et de la vanité du prestige, de
la destruction de la nature et de la prédominance du laid. Un simple regard sur
les programmes de la télévision grecque (publique et privée), un simple regard
sur les grandes villes grecques, un simple regard sur ce qui se vend comme
littérature et musique, un simple regard sur le rythme de la vie quotidienne
des Grecs actuels, suffiront à démontrer que l’insignifiance, qui frappe les
autres pays européens, a pris en Grèce des dimensions qui dépassent toute
imagination.[28]
5. La Grèce moderne et l’Europe
L’acculturation mutilée. Modernisation et
déculturation
Nous touchons ici à un autre problème, aussi
grave que l’impuissance de la Grèce moderne à s’ériger en société autonome, non
aliénée par son propre passé présumé, revendiqué en tant qu’héritage unique et
exclusif : le problème de sa relation avec l’Europe occidentale, et plus
particulièrement avec une composante essentielle de cette Europe, la composante
critique et émancipatrice.
Fait
étrange et paradoxal parmi tant d’autres : presque tous les hommes
(intellectuels, politiciens, scientifiques, etc.) qui ont joué un rôle de
premier plan dans la Grèce moderne et contemporaine ont été formés en Europe
occidentale (et plus particulièrement en France). Ces hommes sont, paraît-il,
atteints d’un complexe de supériorité dû à la gloire ancienne de la présumée
Grèce éternelle et, en même temps, d’un complexe d’infériorité face à la
création occidentale à leurs yeux mille fois supérieure à leur pays. En
revenant en Grèce, sans être nullement changés, ils emportent avec eux et
transmettent dans leur pays ce qu’il y a de pire dans cette Europe et qui ne correspond
précisément pas à la recréation occidentale à partir de l’héritage de la Grèce
ancienne.[29] La
fascination des Grecs, qui ont passé une partie, plus ou moins importante, de
leur vie en Occident, pour le développement technologique de ce dernier, va de
pair avec le refus de voir
dans cet Occident la source de valeurs qui, portant en germe la création
grecque, ont poussé plus loin la réflexion de l’émancipation de l’homme.
Ce «pire» peut être résumé par la
pénétration en Grèce de l’après-guerre, et surtout à partir des années
soixante, de ce que l’on appelle à présent en grec «moderne». Il s’agit du
«post-modernisme» occidental, qui rompt avec l’esprit critique de la
modernité occidentale pour faire place à un esprit du temps qui aspire
ardemment au productivisme, à la croissance et à la consommation des biens
matériels, des gadgets et du spectacle, dans un individualisme effréné. Transféré
en Grèce, dans le vide d’une tradition autonome et autochtone, cet esprit du
temps se transforme en un degré supérieur et devient plus royaliste que le roi.
En une décennie, entre 1960-1970, malgré une création culturelle et artistique
importante, il s’est emparé de la société grecque et l’a radicalement
transformée. Tout est désormais «modernisé» : les villes et les villages, les
mœurs et les mentalités, les comportements individuels et collectifs, la
musique et les chansons populaires.
Pour un
observateur attentif de la Grèce d’aujourd’hui, il ne fait pas de doute que le
pays, à l’heure actuelle, est l’un de ceux qui vouent le culte le plus exacerbé
au consommationnisme exhibitionniste de tous les gadgets de la production «post-moderne». Les Grecs actuels
rêvent d’acheter les marques de voitures les plus enviées d’Europe – et par là
même les plus chères –, l’équipement électroménager le plus perfectionné, les
téléviseurs et les téléphones portables les plus sophistiqués ainsi que les
marques de vêtements – que périsse la beauté du vêtement – et de parfums
renommées.[30]
En même temps, l’Europe, et plus
particulièrement l’Union européenne contemporaine, dont la Grèce est devenue le
dixième membre en 1981, qui, grâce à une aide économique directe considérable
destinée au développement de la Grèce et à une aide économique indirecte, le
tourisme, contribue de manière significative à la prospérité des Grecs actuels,
cette Europe, imitée par les Grecs dans ses pires aspects, est devenue le
continent le plus détesté de ces mêmes Grecs.
Cet
anti-européanisme ingrat est lié et attribué à la prétendue position
anti-grecque de l’Europe occidentale concernant les affaires dites nationales
de la Grèce actuelle. Une fois de plus, les Grecs (gouvernement et peuple
réunis) veulent que tous (gouvernements et peuples européens) soient d’accord
sur leurs positions, sinon tous sont considérés comme ennemis déclarés. Une
fois de plus, ce qui est plus important, les Grecs contemporains oublient
farouchement et constamment leurs immense responsabilités en ce qui concerne la
gestion de leurs propres affaires. Vieille histoire, profondément enracinée
dans l’imaginaire national(iste) néogrec : ce sont toujours les autres qui
portent la responsabilité de nos maux[31].
L’affaire
dite chypriote en est un exemple éclairant. Que dans cette affaire de longue
date, l’Angleterre et les Etats-Unis aient leur responsabilité, cela est
évident. Que la Turquie se soit rendue coupable de l’effroyable et condamnable
invasion contre Chypre en juillet 1974, c’est également évident. Mais, dans
cette affaire, devenue dès les années cinquante une affaire à exploiter pour
les politiciens grecs à l’intérieur du pays, les Grecs oublient aussi leurs
très lourdes responsabilités, leurs terribles divisions en matière
d’unification de la Grèce avec l’île. Ils oublient aussi que l’invasion turque
est malheureusement intervenue après que les colonels, agents avérés de la CIA
– qui ont occupé le pouvoir en Grèce entre 1967 et 1974 –, ont provoqué un Coup
d’Etat contre Makarios, le dirigeant légitime de la Chypre indépendante.
(Comment se fait-il que ceux qui étaient les plus fervents nationalistes et
admirateurs de la gloire ancienne de la Grèce, les colonels, étaient en même
temps au service mercenaire d’une puissance étrangère ? Je dédie cette
question, à l’instar de la dernière phrase de la Constitution grecque, au
patriotisme des Grecs.)
Bref, la relation actuelle de la
Grèce avec l’Europe occidentale, outre des raisons plus actuelles, triviales et
spécifiques, reflète finalement les résultats du même imaginaire national(iste)
qui veut que le pays se replie à la fois sur son passé présumé et, par
conséquent, sur son nombrilisme excessif (ce que l’on appelle en grec omfaloskopia).
La Grèce
moderne n’a ni su ni voulu s’acculturer à l’Europe ni surtout à sa composante
émancipatrice, critique, qui a exploité l’héritage grec, qui a su «profiter» de
l’héritage grec, qui a eu pour germe l’héritage grec, parce qu’elle se croyait
suffisante, et même supérieure. Nos «glorieux ancêtres» obligent[32].
La Grèce
contemporaine a néanmoins su et voulu se moderniser et se déculturer par la
composante techno-scientifique de l’Europe, suivant en cela l’image de l’homme
universel de notre temps, qui, conformiste et conservateur au dernier degré,
désapprouve les valeurs émancipatrices de l’Occident et est prêt à dépenser
tout son argent pour faire l’acquisition d’un machine à laver, d’une voiture,
d’un appareil photo – pour figer la vie au lieu de la vivre – ou d’un
magnétophone, qui lui fait oublier de chanter, car maintenant il écoute. Ne
parlons pas du (téléphone) mobile – comme on
l’appelle en grec – qui fait rage dans un pays où autrefois les portes étaient
ouvertes, les cœurs aussi, et où les discussions en face à face fleurissaient.
6. Le diagnostic sur la situation actuelle
et ses causes spécifiques
Le
diagnostic évident que l’on peut faire sur la situation actuelle de la société
grecque, qui a sombré dans un terrible nationalisme, dans un aveuglement et une
amnésie généralisés, dans une peur irrationnelle, et irraisonnée, peur que
«nous» assaillent de toutes parts[33]
et pour toute la durée de «notre» histoire[34],
dans un consommationnisme et un hédonisme vulgaires sans précédent, ce
diagnostic ne suffit pas.
Pourquoi
? La question demeure.
Ce
pourquoi s’explique au fond, nous espérons l’avoir démontré, par l’imaginaire
social régnant – peu importe que celui-ci soit appelé nationalisme, omphaloscopie, narcissisme, à la fois complexe d’infériorité
nationale et peur d’attaque de toutes parts, même par de beaucoup plus faibles
que soi. Cet imaginaire veut que la Grèce ait doublement tourné le dos à son
présent et à son avenir, ainsi qu’à la création occidentale critique, autonome.
La
société grecque actuelle, autoglorifiée par son passé, marquée par un complexe
de supériorité à l’égard des autres Européens, qui «étaient encore sauvages
quand nos ancêtres bâtissaient le Parthénon» ; autoflagellée par son
présent épouvantable, marquée par un complexe d’infériorité envers les autres
Européens, qui sont à la pointe du progrès techno-scientifique – voilà, dans un
traditionalisme hypocrite, ce qu’envient le plus les Grecs actuels –, se trouve
dans une impasse totale.
Les
valeurs de la Grèce ancienne ne pénètrent pas dans la société présente parce
qu’elles sont confinées dans les musées, «muséifiées»[35].
Les valeurs critiques et émancipatrices de l’Europe occidentale ne peuvent y
pénétrer parce qu’en Grèce actuelle, ce sont les «valeurs modernes» et
«post-modernes» qui ont envahi le terrain : croissance économique, culte de la
consommation au superlatif («consomationnisme»), hédonisme des gadgets et du
spectacle.
Fait
extrêmement surprenant qui témoigne des tiraillements constants des Grecs
envers la tradition mort-née (née-tuée, avortée) et la «modernité»
(modernité : être moderne, comprise comme l’exigence d’une modernisation assidue,
le fameux eksygchronismos,
qui signifie littéralement : devenir [en accord] avec le temps, et veut
donc dire soumission à l’esprit du temps) : ceux-là même qui sont les
nationalistes les plus exacerbés, les chantres de la préservation de la
«grécité», approuvent le plus facilement les valeurs productivistes du travail
et de la croissance et appellent les Grecs, et ce qui reste en eux d’esprit un
peu libre, «anti-capitaliste», à entrer dans le rythme de la vie des pays
occidentaux en pleine expansion et conversion capitalistes. Ceux-là, mais aussi
gouvernants et intellectuels de tout bord, dans un esprit conformiste, esprit
du colonisé soumis (ragiadismos du nouveau type[36]),
répètent sans cesse en s’adressant aux Grecs : «Arrêtez de faire la fête !»,
«Couchez-vous tôt le soir pour cesser d’être paresseux et peu productifs»,
«Regardez les autres peuples de l’Europe ! » Mais, en fin de compte, cela n’est
pas une bizarrerie, étant donné la relation qu’entretiennent avec la tradition,
en Grèce actuelle, les traditionalistes : la tradition est tout simplement
morte précisément dans l’esprit des hommes les plus traditionalistes.
Il faut
cependant souligner sur ce point que l’Europe actuelle, en panne d’imagination
en ce qui concerne la création de nouvelles valeurs substantives, ne fait
qu’exporter en Grèce les gadgets de la consommation.
Il existe toutefois des raisons
plus spécifiques pour élucider la situation actuelle du pays. Le fond du
problème restant toujours l’imaginaire national néogrec, nous pensons que parmi
les facteurs qui ont contribué spécifiquement à l’exacerbation du nationalisme
actuel, nous pouvons énumérer les suivants :
i) La situation dans les Balkans,
et notamment le climat général de poussée des nationalismes – poussée qui, elle aussi, est due à des
facteurs particuliers dans chaque société. Ce climat a joué un rôle en Grèce
d’autant plus que le paroxysme nationaliste, avec la dislocation de la
Yougoslavie et ce qui l’a suivie, s’est manifesté à ses frontières.
ii) La chute des régimes
totalitaires, suivie en Grèce
– comme partout ailleurs – de la perte des repères traditionnels concernant les
idéologies. Après la disparition du clivage gauche/droite, certaines forces
politiques grecques y contribuant, tout le monde se reconnaît dans le même
projet politique de surenchère nationale.
Le désenchantement des Grecs en
général, et de la gauche grecque en particulier, à la suite de la chute de ces
régimes, a dû être très brutal. Il est survenu à une vitesse vertigineuse, car
le pays n’était pas du tout «préparé» à l’accepter. Pour des raisons
historiques, que nous ne pouvons pas traiter ici, en rapport avec ce qui se
passait en Grèce sous l’Occupation allemande, en rapport également avec la
«Résistance nationale», menée principalement par le parti communiste
russophile-«russophone», et avec la guerre civile, le totalitarisme soviétique
ainsi que les systèmes totalitaires des pays dits satellites sont des sujets
tabous pour la société grecque. C’est l’antifascisme qui a marqué l’esprit des
Grecs, puis un antiaméricanisme aussi justifié que primaire.
iii) L’exploitation et la
récupération politiciennes du climat populaire de nationalisme passionné, qui
l’ont singulièrement aggravé. En ce qui concerne l’affaire dite macédonienne,
il aurait suffi aux forces politiques grecques de se rappeler, et de rappeler à
tout le monde, que le mot de Macédoine est un terme géographique qui désigne
une région et que les traités qui ont été signés par la Grèce, après les
guerres balkaniques de 1912-1914, évoquent une Macédoine grecque, une Macédoine
bulgare et une Macédoine serbe.[37]
Mais les forces politiques grecques en sont même incapables, plongées comme
elles le sont dans l’ignorance de l’histoire, l’absurdité de la thèse de
continuité historique et l’irresponsabilité des jeux de pouvoir. Il faut
rappeler que, en Grèce, l’affaire macédonienne a provoqué à la fois la chute du
gouvernement de droite, l’émergence d’un parti nationaliste (Politiki
anoixis : printemps politique)
et la reprise du pouvoir par le Parti socialiste (Pasok).
iv) La vague d’immigration des
peuples provenant des Balkans qui a suivi la chute ou la détérioration des
régimes totalitaires. Polonais, Bulgares, ex-Yougoslaves et surtout Albanais
(auxquels il faut ajouter les femmes ukrainiennes) ont afflué en masse dans la
Grèce actuelle. La Grèce, pays par tradition ouvert à l’étranger, a subi le
choc de cette immigration soudaine, dans un climat de nationalisme exacerbé. En
même temps, ces émigrés, provenant des pays pauvres, découvrant le paradis sur
terre, sont parfois tombés, pour certains d’entre eux, dans le piège de
l’enrichissement facile et sont entrés dans la délinquance et le crime
organisé. Il était aisé pour les Grecs de voir en ces individus tout d’abord
une main-d’œuvre exploitée à bon marché, puis des boucs émissaires. Ce même
phénomène de xénophobie surgit partout en Europe à l’heure actuelle. Ne pouvant
pas regarder leurs maux en face, les peuples les identifient aux immigrés. Il
en résulte des expulsions et des traitements injustes que peu contestent en
Grèce.
v) Enfin, la crise des valeurs
qui est présente plus que jamais en Grèce, comme dans toutes les sociétés
occidentales, bien que de manière différente. Cette crise est partout suivie
d’une absence prolongée de créativité politique et d’une panne d’imagination
politique de la collectivité pour l’invention de nouvelles valeurs. Le vide de
l’absence de repères, au lieu de conduire à un sursaut collectif pour la
création de nouvelles valeurs, conduit, comme il arrive souvent, à une
régression vers les valeurs traditionnelles. Nous pouvons nettement constater
une telle régression dans la société grecque actuelle.
Dans ce retour aux valeurs traditionnelles,
la nation se présente comme la valeur par excellence, ultime pôle
d’identification collective. De plus, du fait que la nation grecque se trouve
en danger – danger imaginaire pour nous, mais c’est là autre chose –, la régression
vers les valeurs traditionnelles se double d’un retour en force de la religion,
et plus précisément de l’institution qui l’incarne en Grèce, l’Eglise
chrétienne orthodoxe[38].
Non seulement l’’Eglise grecque adopte la thèse de la continuité historique
entre Grèce ancienne, Byzance et Grèce moderne (qui ne peut être selon elle
qu’helléno-chrétienne), mais elle se présente également comme le garant de la
nation grecque, et même le sauveur de l’hellénisme, exaltant son rôle de
conservation de ce dernier lors de la période byzantine et pendant l’occupation
ottomane. Bien évidemment, elle est aidée en cela par presque toutes les
institutions étatiques et surtout par l’éducation nationale et l’enseignement
d’une histoire d’Etat
mensongère. Le retour du nationalisme fervent des Grecs coïncide avec cette
régression selon laquelle jamais le rôle de l’Eglise dans la vie publique, politique, n’a été aussi fort en Grèce que les jours de
manifestations contre l’appellation de Macédoine adoptée par le nouvel Etat
indépendant.[39]
Une digression s’avère ici
nécessaire pour expliciter, autant qu’il est possible dans les limites de cet
article, le rapport que la société grecque contemporaine entretient avec la
religion. Cette explicitation est d’autant plus nécessaire dans la mesure où
certains faits liés à la spécificité de ce rapport en Grèce, en tant qu’Etat
confessionnel, sont très mal interprétés, faute d’informations suffisantes,
d’une part, et par excès d’idées toutes faites, d’autre part. Ainsi, même chez
les plus lucides analystes français des sociétés contemporaines, on peut
trouver des considérations complètement erronées sur la Grèce actuelle et qui
prêtent à confusion.
Il faut distinguer nettement les
choses : l’identité grecque, telle que nous l’avons décrite, est autre
chose que le poids effectif de la religion dans la société. A partir du cas de
la société grecque moderne, nous pouvons même affirmer cette position
générale : la laïcité ou le statut confessionnel d’une société ne
suffisent pas à comprendre le véritable poids de la religion dans une société.
En ce qui concerne la Grèce, la référence à la religion (presque la seule
d’ailleurs : chrétienne orthodoxe) à la carte d’identité (document
officiel, que l’on appelle en grec «identité policière») est tout autre chose que
le vrai poids de la religion. Le nationalisme et la religiosité deux réalités
bien différentes.
Les Grecs modernes ne sont pas du
tout réputés pour leur religiosité, ils sont croyants sans être pratiquants. De
plus, ils sont très hostiles et méfiants à l’égard de l’Eglise officielle. Le
poids effectif de la religion dans la société grecque moderne, société
cependant encore confessionnelle, n’est pas important, principalement en ce qui
concerne la morale, les mœurs, et si l’on compare avec d’autres pays européens[40].
En matière de mœurs, la société grecque contemporaine, bien que traditionnelle
(ou peut-être précisément pour cette raison), est une société libérale (à la
limite, on pourrait même dire qu’elle est libertine), même plus libérale que la
France actuelle.
Ces constats bruts mériteraient
de longs développements, mais tel n’est pas le propos de ce texte. Nous nous
contenterons de dire que l’un des facteurs explicatifs de ce phénomène est
justement, et paradoxalement peut-on dire, la non-séparation encore de l’Eglise
et de l’Etat, c’est-à-dire les obligations que ce fait impose par exemple dans
l’éducation des jeunes Grecs – par exemple, aller obligatoirement à la messe –
amènent ces derniers à rejeter l’Eglise. L’Eglise grecque a toujours voulu
jouer un rôle national – et politique. Elle n’a pas voulu ou pu jouer un rôle
«social» : s’occuper des problèmes de la société, comme la pauvreté, en tant
que tels, se mêler activement aux questions de mœurs.
Pourquoi
donc les politiciens, tous courants confondus, sont-ils unanimes à demander que
le citoyen soit obligé d’indiquer sa religion sur sa nouvelle carte
d’identité ? Ce qui signifie, dans l’écrasante majorité des cas, afficher
qu’il est chrétien orthodoxe. Pourquoi n’y a-t-il eu nulle réaction de la part
des citoyens ? Pourquoi les Grecs s’unissent-ils actuellement à l’Eglise
officielle qui, en matière de politique nationale, a toujours adopté les
positions les plus réactionnaires ? (Positions d’ailleurs contradictoires, par
exemple condamnation de la révolution contre les Turcs quand cette dernière a
éclaté, puis soutien mesuré, mitigé, ambigu et, enfin, tentative de
récupération totale. Nous parlons de la position de l’Eglise officielle, la
participation à la guerre d’indépendance de certains prêtres est tout autre
chose.)
Une fois
encore, hormis quelques raisons actuelles spécifiques, tout cela peut au fond
s’expliquer par l’imaginaire national qui considère l’hellénisme et
l’orthodoxie chrétienne comme faisant l’unité identitaire de la Grèce moderne.
Position qu’exploite à fond l’Eglise officielle.
Dans le
meilleur des cas, les diagnostics habituels des journalistes et des
intellectuels français ne suffisent absolument pas et, dans le pire des cas,
ils sèment la confusion, en tentant d’expliquer les faits par des
considérations qui n’ont rien à voir avec la société grecque[41].
De plus, ils fournissent très souvent aux Grecs le prétexte de croire qu’ils
sont attaqués de tous côtés.[42]
Reste néanmoins une question
difficile à élucider, à laquelle pour le moment seuls répondent la surprise et
l’étonnement. Pourquoi cet imaginaire national, qui constitue le fond du
problème de la situation actuelle en Grèce, au lieu de s’atténuer avec le
temps, ressurgit-il plus fort que jamais, appuyé par les causes spécifiques,
dont nous avons donné une idée ?
Pour qui
faisait la même analyse il y a huit ans – ce qui est notre cas – il était alors
inimaginable que les Grecs puissent plonger dans un tel nationalisme. Nous
sommes, une fois de plus, comme nous le serons toujours, devant
l’imprévisibilité de l’événement, devant l’irréductibilité de la situation
ultérieure à celle qui suit immédiatement.
Epilogue
Quelle issue ?
Si tel est, en effet, le problème
profond de la Grèce moderne, quelle révolution des esprits, des mentalités,
pourrait changer cet imaginaire national confondant inextricablement Grèce
ancienne et orthodoxie, Grèce moderne et post-modernisme
productiviste-consommationniste ? Quelle renaissance pourrait être exigée de la
Grèce actuelle ?
Le terme
de révolution étant largement déprécié à notre époque, de même que le terme
renaissance semble un peu lointain et présomptueux, nous ne pourrions les
proposer.
Celui qui voit une situation, qui
la décrit, qui la dénonce, peut se tromper, mais ne doit pas nécessairement
proposer des issues possibles. Seule la description peut suffire à sensibiliser
les contemporains à la situation. C’est à eux, de toute façon, d’inventer des
issues.
Dans ce paysage boschien, nos
seuls souhaits sont les suivants :
Que les
Grecs comprennent et affirment : Nous sommes les principaux acteurs de notre
drame, les principaux responsables de nos maux (ou de nos biens). Le deus ex
machina a disparu avec la
tragédie athénienne. Cessons de nous reposer sur nos lauriers d’antan et de
nous contenter de désigner les autres comme seuls responsables.
Que les
Grecs comprennent et s’interrogent : Cette société s’est-elle faite par
contumace ?
Pourquoi
demandons-nous une identité unitaire-mythique de notre société au lieu de
laisser la place à une polyphonie qui exigerait la richesse de l’héritage de la
civilisation gréco-occidentale dont nous devons devenir partie prenante ?
Que les
Grecs comprennent et cessent de dire que ceux qui déclarent cela – c’est mon
cas –sont des traîtres, et que les étrangers qui s’expriment ainsi sont des
anti-Grecs.
Que les
Grecs comprennent enfin et disent dès à présent, c’est possible : «Nous sommes
un peuple comme tous les autres, à savoir ni élu ni paria, avec bien entendu
nos propres spécificités, nos propres qualités et nos propres vices.
Construisons donc notre maison sur la terre patrie avec ce que nous pouvons
créer de nos propres mains et ce que nous pouvons emprunter à une communauté
internationale qui n’est, loin s’en faut, à l’heure actuelle, ni beaucoup plus
éclairée ni beaucoup moins barbare.»
Paris, septembre 1994
nicos iliopoulos
[1].
Est hétéronome la société qui croit que
ses nomoi (lois,
institutions, au sens large du terme) proviennent de quelque chose d’autre (hétéro-) qu’elle-même. La société peut être
hétéronome de plusieurs manières. Pour une société, ce peut être un héros
fondateur, pour une autre, un Dieu bienveillant, pour une troisième, un
législateur sage et, pour une autre, plus près de nous, ce peut être le phantasme
d’une techno-science toute-puissante.
[2].
La formule populaire – vieille de combien
d’années ? – : «Nous avions donné les lumières aux autres et ainsi nous n’en
disposons plus» décrit avec exactitude, ironie et un humour sarcastique ce
double sentiment d’insatisfaction de celui qui se croit naturellement éclairé
par le passé alors qu’il est en réalité aveugle.
[3].
Nouvelle note. Je n’ai rencontré, jusqu’à présent, aucun Grec osant prononcer
le nom de Macédoine pour le nouvel Etat créé après la dislocation de la
Yougoslavie, tous employant le nom de la capitale Skopje. En revanche,
l’historien grec Philippos Iliou, aujourd’hui disparu, a dès le départ affirmé
que tout Etat a le droit de choisir son appellation. Aujourd’hui même, selon
plusieurs enquêtes d’opinion, une grande majorité des Grecs n’acceptent même
pas une appellation composée, par exemple Macédoine ex-yougoslave, excluant
totalement le terme de Macédoine de toute dénomination acceptable.
[4].
Explication …
[5].
Pour ne pas alourdir le texte, nous ne
donnons pas les références détaillées de l’utilisation de ces concepts dans la
littérature de la «continuité historique», mais nous assurons le lecteur que
tous ces concepts sont utilisés explicitement ou implicitement comme fondement
de cette thèse.
[6].
Le passage le plus surprenant de ce point
de vue se trouve chez Spyridon Zambelios, le premier grand historien national
grec, créateur du terme «civilisation helléno-chrétienne» : «Les sources de la
nation néo-hellénique surgissent sous-jacentes et imperceptibles dès
l’Incarnation Divine elle-même», Etudes byzantines autour des sources de la
nation néohellénique du VIIIe jusqu’au Xe siècle après
Jésus-Christ, Athènes, Presses
X. Nicolaïdou de Philadelpheos, 1857, p. 63.
[7].
Hérodote, L’Enquête, Livre VIII, 144, traduction Ph. Legrand, cité aussi
par Moses I. Finley dans son livre Les anciens Grecs, Paris, La Découverte, 1984, p. 15. Voir aussi
l’édition de L’Enquête par
André Barguet, Paris, Gallimard, collection «folio/classique», 1990, deuxième volume,
p. 370.
[8].
Isocrate, Panégyrique, 50 ; dans Discours, tome II, texte établi et traduit par Georges
Mathieu et Emile Brémond, Paris, société d’édition Les Belles Lettres, 1967, p.
26.
[9].
Thucydide, II, 41, 1. Dans l’édition,
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris, GF-Flammarion, 1982, vol. 1, p. 137.
[10].
Werner Jaeger, Paideia, la formation
de l’homme grec, Paris,
Gallimard, collection «Tel», 1964, 1988, p. 467.
[11].
Voir Cornelius Castoriadis, «La polis
grecque et la création de la démocratie», in Domaines de l’homme, Paris, Seuil, 1986. Cf. Moses I. Finley, Les anciens Grecs, op. cit., pp. 82-84.
[12].
Et même si, en parcourant un texte
ancien, il rencontre de temps en temps quelques mots «connus», par exemple psychè
(âme), polis, dèmos, théos (dieu), qui
co-existent dans les deux langues, grec ancien et grec moderne, il ne
comprendra rien dans la mesure où il tentera de comprendre le sens ancien de
ces mots selon leur sens actuel.
[14].
Est-ce un hasard si, très récemment, est
apparu le souci de reconstitution et de protection de certains temples, tels
que le Parthénon, alors qu’ils couraient depuis longtemps le risque de
catastrophe, ou s’agit-il de la pauvreté de la société actuelle de créer
quelque chose d’original et revient-elle à un passéisme exacerbé ?
[16].
L’exécrable dictature des colonels
(1967-1974), autoproclamée «Révolution nationale», en proposant pour principal
slogan : «Ellas Ellinôn Christianôn» : «Grèce des Grecs Chrétiens», exprimait ainsi au fond et à voix haute ce
qu’est une idéologie partagée quasi unanimement en Grèce.
[17].
Que la Grèce possède des historiens ainsi
que des poètes «nationaux», est très révélateur d’un chauvinisme qui a
finalement inspiré leur œuvre.
[19].
«Discours à l’Académie de Stockholm»,
dans son livre En leukô (En
blanc), Athènes, éditions Icaros, janvier 1993, pp. 316-335 ; le passage
cité se trouve pp. 324 et 326. (Nous pouvons avoir une démonstration de
l’absurdité des paroles d’Elytis en mentionnant la traduction que lui-même a
faite d’un poème de Sappho, dans laquelle, de plus, il ne traduit pas le mot lysimelès : l’éros qui relâche, paralyse, les
membres. Les quatre lignes du poème de Sappho sont rendues en quinze lignes
dans la traduction en grec moderne. Comment, d’ailleurs, peut-on encore parler
de la même langue, lorsqu’on passe de l’une à l’autre par une traduction ?)
[20].
Le terme de création est employé ici au sens que lui donne Cornelius
Castoriadis : «Création signifie […] création authentique, création
ontologique, la création de nouvelles Formes ou de nouveaux eidè pour utiliser le terme platonicien.» Domaines
de l’homme, op. cit.,
p. 219. Cf. «La création, au sens où je l’entends, signifie la position d’un
nouvel eidos, d’une nouvelle
essence, d’une nouvelle forme au sens plein et fort de ce terme : de
nouvelles déterminations, de nouvelles normes, de nouvelles lois.» Ibid., p. 264. Et c’est à partir de cette définition
que
Cornelius Castoriadis écrit : «l’essence de ce qui importe dans la
vie politique de la Grèce antique – le germe – est, bien sûr, le processus
historique instituant : l’activité et
la lutte qui se développent autour du changement des institutions,
l’auto-institution explicite (même si elle reste partielle) de la polis
en tant que processus permanent. […] Tout
cela est, bien sûr, indissociable du rythme vertigineux de la création durant
cette période, et ce dans tous les domaines, au-delà du champ strictement
politique.» Ibid., pp. 286-287.
Cf., dans un autre texte du même auteur, l’expression : «le rythme inouï
de la création culturelle dans l’Athènes démocratique» ; Cornelius Castoriadis,
Figures du pensable, Paris,
Seuil, 1999, p. 13.
[21].
Voir, entre autres, les propos de
Christos Giannaras, dans son livre Timioi me tin Orthodoxia (Honnêtes avec l’Orthodoxie) : «Tous les maux
sont venus en Grèce par l’Occident».
[22].
A très juste titre, Castoriadis soutient
que les Grecs modernes ont choisi eux-mêmes l’appellation de cette nouvelle
création empruntée finalement à l’Occident et qu’ils ont préféré le mot de kratos (alors qu’ils pouvaient adopter le terme de politeia) : «La polis grecque n’est pas un “Etat” au sens moderne. Le mot même
d’“Etat” n’existe pas en grec ancien (il est significatif que les Grecs
modernes aient dû inventer un mot pour cette chose nouvelle et qu’ils aient
recouru à l’ancien kratos,
qui veut dire pure force).» «La polis grecque et la création de la démocratie», article déjà cité, p. 290. Cf.
le livre d’un Grec anonyme, Elliniki Nomarchia (Pouvoir ou autorité des lois en Grèce, que
nous pourrions traduire aussi fidèlement par Politeia grecque), paru en 1806.
[23].
Cf. le livre de Takis Stamatopoulos, O
esôterikos agônas (La lutte
intérieure), Athènes, éditions «Kalvos», 1979.
[24].
La question ne concerne pas seulement
l’historiographie grecque mais, comme le fait remarquer Hannah Arendt, dans Les
origines du totalitarisme,
représente un problème plus général.
[26].
Lorsque la candidature d’Athènes n’avait pas été retenue pour les Jeux
olympiques, devant une ville des Etats-Unis, Atlanta, Mercouri avait déclaré : «Coca-Cola a vaincu le
Parthénon». Discours tout à fait nationaliste et mythifiant, exploitant une
fois de plus le Parthénon pour des raisons politiciennes ; de plus,
discours mensonger, puisqu’on sait bien que ce qui pèse partout, c’est l’argent
et la publicité, et c’est ce qui s’est passé réellement quand Athènes a obtenu
gain de cause, c’est-à-dire l’organisation de ces Jeux pour l’année 2004.
[27].
Cornelius Castoriadis, Le contenu du
socialisme, Paris, Union
Générale d’Editions, collection 10/18, 1979, p. 420.
[28].
Nouvelle note. Dernier exemple en date : les maillots des joueurs et
athlètes grecs des équipes nationales portent désormais, hélas !, le nom
Hellas, au lieu de l’ancien nom Grèce. Insignifiance de l’insignifiance.
[29].
De plus, ils ne voient pas que c’est ici,
en France, pour évoquer la période actuelle, que l’on trouve les meilleurs
hellénistes, ceux qui aiment et ont étudié la Grèce ancienne, sans fierté
nationale. Ils ne comprennent donc pas qu’il ne suffit absolument pas d’être
muni d’un passeport grec pour posséder a priori l’héritage de la Grèce
ancienne. Ils voient peut-être ici la Grèce ancienne à travers le Français
moyen, qui la connaît par les musées et le tourisme. La responsabilité de
l’Europe actuelle va de pair avec la responsabilité des Grecs eux-mêmes.
[30].
Fait significatif : après la mesure
gouvernementale introduisant la limitation de la circulation des voitures
particulières à Athènes, en raison de la forte pollution, le parc de voitures
est passé de 200 000 à deux millions.
[31].
Que ce phénomène ne soit pas
spécifiquement néogrec, ainsi que le souligne Hannah Arendt, ne change rien à
ce diagnostic. Voir Les origines du totalitarisme, traduction française de la première partie, Sur
l’antisémitisme, Paris, Seuil, collection «Points Politique»,
1984, p. 217. On peut trouver un exemple de cette mentalité dans le film La
dictature des colonels grecs
(sic), dans lequel l’unique préoccupation du cinéaste est de démontrer les
responsabilités des Américains. Ainsi, les responsabilités du peuple grec, mais
aussi ses luttes contre la dictature, sont totalement absentes.
[32].
La formule méprisable d’un ministre grec,
adressée à ses collègues du Parlement européen (vers 1982 ?) l’exprime clairement : «Quand mes ancêtres
construisaient le Parthénon, vos ancêtres étaient sur les arbres». De quel
droit cet homme s’attribue-t-il pour ancêtres Ictinos et Phidias ? Mais du
droit que lui donne la construction de l’identité grecque moderne.
[33].
Symptôme – parmi tant d’autres – très
caractéristique de ce qu’Hannah Arendt appelle nationalisme tribal. Voir Les
origines du totalitarisme,
deuxième partie dans l’édition française, L’impérialisme, Paris, Seuil, collection «Points Politique»,
1984, p. 177.
[34].
Ils nous «attaquent» aussi maintenant à
propos de «nos ancêtres» : le chroniqueur Marios Ploritis mentionne, dans son
article au journal To Vima
(La Tribune), 4 septembre 1994, p. 20, deux exemples qu’on trouve seulement si
l’on est habité par l’obsession de la persécution (mania katadiôxeôs : manie de croire que l’on est toujours
poursuivi, en grec), tant ils sont insignifiants. Il s’agit de deux Anglais,
professeurs d’université, qui visent à «abolir» les Grecs anciens, et donc les
Grecs en général, l’un parce qu’il a écrit, dans le programme d’une
représentation théâtrale !, que le mot «histoire» est latin (mais, il
pourrait ne s’agir que d’une ignorance plate tout simplement), l’autre, Paul
Caltridge, parce qu’il a écrit un livre, portant le titre The Greeks (Oxford University Press, 1993), dans lequel
il soutient des thèses farfelues, sans aucune valeur historique. Dans sa peur
et son nationalisme aveugle, Marios Ploritis, ce descendant autoproclamé
d’Hérodote, ne voit rien d’autre, ne veut rien savoir de l’immense prestige
dont bénéficie la Grèce ancienne dans le monde entier, et plus particulièrement
en Europe occidentale, et il ignore certainement maints autres livres, par
exemple l’ouvrage collectif, sous la direction de Jean-Pierre Vernant, L’homme
Grec, paru en France la même
année que le livre anglais, Paris, Seuil, novembre 1993. Cet ouvrage a été
rapidement traduit en grec (moderne bien entendu), sous le titre O Ellinas
anthrôpos, Athènes, éditions
Ellinika grammata, 1996.
[35].
Cf. les travaux pour la conservation de
l’Acropole et la bataille pour les marbres elginéens qui ont fait la gloire de
Mélina Mercouri. Et pourtant, «L’art se rencontrait dans les temples, les
théâtres, les portiques et les cimetières, non pas dans les musées», Moses I.
Finley, Les anciens Grecs, op.
cit., p. 130. Les statues
grecques sont mortes. Leur utilisation par Séféris est, une fois de plus, pur
formalisme.
[36].
On désignait sous le nom de ragias (du
mot turc raya) le sujet de
religion chrétienne dans l’Empire ottoman. Le terme ragiadismos désigne encore en grec moderne le comportement de
celui qui agit servilement, en valet.
[37]. Voir Nicolas Svoronos, Histoire de la
Grèce moderne, Paris, PUF,
collection «Que sais-je ?», n° 578, 1964, pp. 81 et 90.
[38].
La Grèce est un Etat confessionnel et, selon la Constitution en vigueur
(article 3), «La religion dominante en Grèce est la religion de l’Eglise
Orientale Orthodoxe du Christ».
[39].
Fait inimaginable, inconcevable, il y a peu de temps encore, le gouvernement
socialiste et l’opposition de droite ont soutenu en collaboration avec
l’Eglise le grand rassemblement, organisé à
Thessalonique le 31 mars 1994 par les maires des provinces de Macédoine et de
Thrace, pour défendre l’embargo économique décrété par le gouvernement grec
contre l’ex-république yougoslave de Macédoine (Fyrom), que la Communauté
européenne jugeait illégal. Voir Libération, 1er avril 1994, p. 24.
[40].
Nouvelle note. Cf. le référendum pour la
légalisation de l’avortement en Portugal en juin 1998. Malgré la très forte
abstention – qui ne peut être interprétée autrement que comme position
négative, le non l’a emporté.
[41].
Nouvelle note. Les entretiens de cinq
intellectuels français (Castoriadis, Finkielkraut, Morin, Vidal-Naquet,
Broman), dans un journal grec («Cinq voix de l’Europe», Kyriakatiki
Elefterotypia, de 20 mars à 24
avril 1994), sont des exemples typiques de cette conception des choses. Ces
intellectuels tentent d’expliquer une réalité sans comprendre l’existence de
racines plus profondes. Le sympathique Jacques Lacarrière se trompe lui aussi
lorsqu’il considère le fait nettement conjoncturel du renforcement du rôle de
l’Eglise comme un élément permanent, historique. Tous les arguments qu’il
présente, dans un entretien (Le Monde, 24 novembre 1998, p. 17), proviennent paradoxalement de
l’idéologie nationaliste la plus réactionnaire, la plus mensongère. Lacarrière
fraternise avec l’histoire falsifiée par l’Eglise qui se présente comme ayant
sauvé la Grèce.
[42].
Notons que les erreurs d’information
souvent commises par Le Monde sur la Grèce sont impardonnables pour un journal sérieux et de qualité.
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