12/08/2018

Pourquoi faut-il rompre une fois pour toutes avec la politique établie/instituée ?



Pourquoi faut-il rompre une fois pour toutes avec la politique établie/instituée ?

I
1. Qu’est-ce que la politique établie/instituée ? Ce sont les élections, les partis politiques, les syndicats, plus les hommes – le plus souvent professionnels lorsqu’il s’agit des partis et des  syndicats – qui les font fonctionner et qui les animent. C’est, en somme, le régime politique qui domine actuellement moins en raison de l’absence de sa contestation ouverte qu’en raison du manque d’une alternative fiable.
2. Ce régime politique s’auto-proclame démocratique. Quel en est, en droit, son argument suprême ? Que le peuple est la source du pouvoir.  Quelle est cependant, dans les faits, sa source ultime de légitimation ? Les élections. C’est-à-dire, concrètement et dans les faits réels et incontestables, le vote des citoyens (électeurs/spectateurs) tous les cinq ans pour élire ceux qui vont décider lors les cinq ans à venir à leur place. Non pas pour décider tout court sur les grandes orientations de la société et sur les lois qui la gouvernent, mais pour décider sur les personnes, à savoir pour désigner ceux qui vont décider à leur place.
3. Si on définit la démocratie, comme le mot lui-même l’indique, par le pouvoir du peuple, le régime politique actuel n’est donc pas démocratique. Si on concrétise davantage le contenu de ce pouvoir populaire par le droit de tous à la décision sur les grandes orientations du pays et même le vote des lois fondamentales ainsi que l’exercice du pouvoir judiciaire, on voit que le régime n’est pas démocratique. Son appellation peu importe. Certains, critiques envers ce régime (Cornelius Castoriadis, Hannah Arendt ) ou non (Maurice Duverger ), l’appellent oligarchique. Pour nous, peu importe. L’important est que le régime représentatif n’est pas démocratique et que son auto-proclamation comme démocratie (représentative) est fallacieuse et même hypocrite .
4. On objectera que la politique établie/instituée n’est pas seulement les élections. Les partisans du régime politique dominant nous diront que la politique instituée est aussi le droit à la libre expression, écrite ou orale, de l’opinion, le droit à la manifestation et à la grève, le droit à une vie privée librement choisie par chacun, le droit à la liberté religieuse et ainsi de suite. 
Une petite digression s’impose ici. Il faut souligner qu’aucune procédure de délibération en commun des citoyens – fût-ce en tant qu’électeurs – n’est prévue dans le régime politique actuel. Voici donc un droit parfaitement démocratique dont la reconnaissance n’a pas encore eu lieu. Pourquoi ?  Il est vrai que, dans un parti ou un syndicat, les membres se délibèrent en commun. Il est vrai également que, pendant une mobilisation, les individus concernés procèdent aux assemblées générales, par exemple dans les hôpitaux , mais les citoyens, par exemple dans un bureau de vote, jamais. 
Devant une telle argumentation, qui conçoit la démocratie comme les élections plus les droits de l’homme et du citoyen, et qui ajoute plus récemment encore le cosmétique des sondages, nous pouvons avancer les arguments suivants. Tout d’abord, ces droits acquis et fortement respectables n’ont pas été acquis justement dans le cadre de la politique instituée, mais en bousculant et en rompant continuellement et graduellement ce cadre. Le pouvoir établi veut toujours présenter la reconnaissance d’un droit en tant qu’un don octroyé par lui, alors que dans la plupart des cas des longues luttes ont précédé cette reconnaissance. Le droit de vote des femmes n’a pas été obtenu par le droit de vote des hommes ! Ensuite, la question de la possibilité de l’exercice effectif de ces droits se pose toujours. J’ai le droit à la libre expression de mon opinion, mais où et comment pourrais-je exposer ici et maintenant mon opinion en tant que simple citoyen ? Quel impact aura cette  expression ? Ces droits, enfin, ne sont pas du tout garantis une fois pour toutes, et on pourrait parfaitement imaginer leur suppression par un pouvoir gouvernemental légitimement sorti des urnes. 
Mais l’argument décisif est tout autre. Pour les grandes orientations d’une société actuelle, ce ne sont pas les citoyens (avec tous les droits du monde, ceux que l’on peut concevoir et ceux que l’on ne peut pas concevoir), ce sont les professionnels de la politique qui décident. En participant aux élections et en leur élisant, le citoyen, à vrai dire l’électeur (car dans les faits le citoyen se réduit de plus en plus en un simple électeur), ne fait que légitimer leur pouvoir. Le caractère décisif de cet argument se manifeste clairement si on émet l’hypothèse suivante : lors d’une élection décisive pour le régime actuel en place, un nombre considérable d’électeurs ne se rendent pas aux urnes. On verra que la légitimité du régime sera profondément touchée et l’abîme s’ouvre entre le pouvoir qui n’a d’autre source d’existence légitime que le peuple docile électeur et le peuple voulant décider de son destin. 
En exerçant librement tous ces droits, le citoyen ne peut pas intervenir décisivement dans la décision sur les grandes orientations. Il ne peut qu’infléchir la politique d’un gouvernement. Son rôle est limité à une fonction défensive, corrective, protestataire, et il ne consiste pas en une fonction délibérative, créatrice des idées neuves et des propositions originales.
      Une autre petite digression s’impose ici. Il ne faut pas confondre état général – démocratique ou    non – de la société, régime politique et système politique. Je me réfère ici à une distinction nette que je propose pour ces trois concepts qui sont mêlés de manière confuse dans les écrits des analystes. Le régime politique est, dans le cas des sociétés occidentales, la « démocratie représentative ». Le système politique est, dans le cas par exemple de la France contemporaine, ce que l’on appelle la    Ve République, dont la spécificité est, par rapport aux autres pays du même régime, l’élection du président de la République au suffrage direct. L’état général de la société, concept emprunté à Tocqueville, à affaire, dans le cas du même pays, avec des institutions existantes au sens le plus large, comme par exemple la laïcité qui est aussi, paraît-il, une spécificité de la France, dans l’Europe occidentale et même universellement. Il y a une certaine interaction de ces concepts/faits, mais pour le pouvoir gouvernemental, c’est le régime/système politique qui est décisif, et ce régime/système est fondé sur les élections. Et autant qu’il est certain que le régime/système politique de la France contemporaine constitue une oligarchie (une « monarchie républicaine », selon l’oxymore bien connu), au même titre il est certain que l’état général de la société contient des forts éléments démocratiques. (L’un de ces éléments est qu’il nous soit permis d’écrire et éventuellement de diffuser ce texte.) Mais ces éléments démocratiques ne font pas une société démocratique, car si c’était le cas, on aurait abouti à une autre contradiction plus flagrante : une société démocratique dont le régime politique est oligarchique.
     5. Qu’est-ce que la politique établie/instituée ? Ce sont les élections qui érigent une élite préformée et prédestinée à décider du destin de ses sujets. On n’exagérera pas si on réduit l’essentiel de l’imaginaire politique dominant actuellement à la signification imaginaire de droit de vote.

II
      6. D’après ce constat simple, il me paraît plus qu’évident qu’aucune transformation radicale et démocratique ne peut survenir dans l’état actuel de la société sans l’abandon définitif par un nombre croissant d’individus de la politique établie/instituée. Aucun moyen n’existe pour élaborer un projet positif, collectif, politique, au sens vrai du terme – l’institution globale de la société tout entière et de toutes ses institutions actuelles – sans le rejet délibéré et catégorique de la politique instituée.
7. Certes, ne pas voter aux élections ne suffit absolument pas. Mais c’est un acte symbolique de haute importance, un premier pas fondamental pour envisager une autre façon de faire la politique. Parce que les élections ne sont finalement pas une simple procédure de légitimation d’un pouvoir gouvernemental. Au fond, ou plutôt au-dessus, se trouve un imaginaire politique qui, au nom de l’égalité politique de tous, divise hypocritement les membres d’une société entre ceux qui sont disposés à gouverner et ceux qui sont disposés à être gouvernés, et ce, à jamais.
Aucune politique alternative ne pourrait être mise en place sans la contestation claire de cette division fondamentale sur laquelle est fondée la politique établie/instituée, sans la contestation de la bureaucratisation et de la hiérarchie des valeurs suprêmes du régime politique en place et de la société tout entière. La manière la plus aliénante pour faire aujourd’hui – surtout aujourd’hui – la politique est de participer à la politique établie/instituée. Je l’affirme, avec toute ma conviction, que la façon la plus aliénante de se référer actuellement à la politique est de voter.
Le noyau dur de l’imaginaire politique dominant actuellement reste le droit de vote. C’est pour cela que ma position centrale, concrète, d’un comportement politique digne d’une opposition radicale contre le régime en place est sans aucune hésitation l’abstention, le refus conscient de ce droit. Ce n’est pas, comme il est évident, d’un refus provenant d’abord d’indifférence. (Je me passionne par la politique). Ce n’est absolument pas, ensuite, un refus provenant de sous-estimation ou de mépris pour les droits acquis. Il faut, sans aucune hésitation, conserver comme la prunelle de nos yeux les droits acquis, les droits démocratiques, et aussi le droit de vote mais pour les décisions. Il s’agit donc d’un refus de l’imaginaire politique dominant, refus de légitimiser ceux qui vont décider pour mon sort. 
Il est évident que si tout le monde s’abstenait un abîme s’ouvrirait entre la nécessité de légitimation pour un pouvoir et les citoyens et le manque de cette légitimation. Devant la perspective de l’ouverture de cet abîme, le citoyen actuel se trouve donc peureux et hésité. Mais il n’y a pas d’autre chemin. Confronter l’abîme, proposer une autre source de légitimation, forcer la classe politique par un moyen tout à fait démocratique, et pas du tout violent (car la violence est le viol de l’histoire), d’abandonner leur course cynique vers un autre abîme, celle de la catastrophe générale. Dire que nous refusons les politiciens, correspond à dire un refus de la politique instituée qui est incarnée par les politiciens en chair et en os. En même temps, le même courage poussera les citoyens de réfléchir à d’autres formes de participation et de légitimation du pouvoir. Par exemple, la constitution de petits conseils partout, pour assurer et assumer la phase transitoire. Devant la corruption et l’irresponsabilité des politiciens, tous les droits acquis et tous les procès, tous les juges incorruptibles et courageux, tous les perquisitions ne suffisent pas. Il faut dire courageusement aux professionnels de la politique : « vous n’êtes plus légitimes ; démissionnez, afin que de nouveaux hommes prennent les relais ; tous en sont capables » ! Car, on ne peut pas dire que l’on maque des hommes courageux en nombre et en qualité dans une société de soixante millions – société qui ne peut pas s’auto-gouverner, nous disent, en raison de ces soixante millions. 

III
     8. Quelle pourrait être une politique alternative aujourd’hui ? Une autre question plus générale précède cette question fondamentale, fondatrice, inaugurale, dans l’état actuel des sociétés occidentales : que voulons-nous faire avec une autre politique ? Nous voulons transformer démocratiquement – toujours démocratiquement – tout. Et surtout nous voulons délibérément détrôner les valeurs dominantes dans cette société pour mettre à leur place d’autres valeurs. La politique établie/instituée ne pose pas la question des valeurs dominantes. Celles-ci sont pour elle données. 
Un individu, né dans cette société, est tout d’abord destiné – par qui ? – à être élevé par la famille, puis par une éducation publique – dont le contenu est décidé par qui ? Il est, ensuite, destiné à obtenir une formation professionnelle, pour exercer l’activité la plus valorisée actuellement parmi les autres activités de sa vie, c’est-à-dire son travail/gagne-pain. Et si, de plus en plus, l’individu contemporain a la tendance à avoir le plus possible de temps dit libre – par opposition au temps d’enfer du boulot – pour ses loisirs, jusqu’au moment de sa retraite et de sa mort, que signifie d’autre cela sinon que le travail/gagne-pain est considéré comme une corvée inévitable et irremplaçable, dont on demande de sortir le plus rapidement possible. (Que signifie d’autre la juste mais insuffisante revendication actuelle de la retraite à 55 ans. Avec cette remarque, je ne vise pas une critique de cette revendication, je fais seulement un constat de l’état actuel.)
9. Nous voulons changer cet itinéraire, qui constitue une façon parmi d’autres pour illustrer les valeurs dominantes actuellement. Et nous ne voulons pas imposer un itinéraire alternatif unique à tous et à chacun. Nous voulons plutôt multiplier ses itinéraires et laisser la plus grande possibilité effective à chacun, selon ses capacités, ses vocations, ses talents, de développer sa personnalité. Nous voulons donner à l’éducation (de zéro an jusqu’à la mort), au « travail », aux relations interpersonnelles et à la culture (ces quatre axes qui doivent conditionner la vie d’un individu libre et autonome) la place qu’ils méritent dans une société libre et autonome. Comment garantir cette liberté et cette multiplicité des itinéraires individuels, sans accepter que le destin de chacun est choisi par chacun et la destinée de tous par tous ?
      10. Ces questions sont intimement liées et se nouent sur la question par excellence politique de notre époque : inventer un nouveau sens de vie pour chacun et pour tous, créer de plusieurs sens de vie en société au lieu d’un et unique sens pour chacun et pour tous dans la situation actuelle.
11. Il est maintenant évident que la politique établie/instituée n’a aucun rapport avec ces questions fondamentales de notre temps. La politique établie/instituée a pour première et unique préoccupation la conservation de la société dans l’état actuel avec de petits ou de grands changements qui ne touchent pas le noyau dur de son sens. C’est encore l’une des raisons, et, finalement, la raison fondamentale, pour laquelle il faut rompre une fois pour toutes avec cette politique.
12. On peut établir toutes les divisions que l’on veut entre les membres des sociétés actuelles. De droite ou de gauche, selon encore une fois la politique instituée ; des pauvres et des riches, selon l’état malheureusement effectif de la société ; des conservateurs et des progressistes, selon une conception erronée d’un sens de l’histoire qui marcherait irrésistiblement vers le progrès et l’égalité et ainsi de suite. La division fondamentale est celle-ci : êtes-vous oui ou non pour la politique établie/instituée ? Etes-vous pour ou contre la démocratie ? Si vous êtes pour la démocratie, vous ne pouvez pas vous limiter au rôle actuel, que le régime vous réserve, d’un simple électeur muet et aliéné.
13. Quelle pourrait être une politique alternative aujourd’hui ? La réflexion et la contribution de chacun à l’invention de nouvelles valeurs et l’action individuelle et collective qui visent à instaurer ces valeurs dans tous les domaines de la vie en commun. Et parallèlement l’élaboration d’un nouveau régime politique véritablement démocratique qui posera comme premier principe fondateur et fondamental le droit de tous à décider des grandes orientations de la société et de ses lois fondamentales.

IV
     14. D’après l’analyse qui a précédé, l’une des questions majeures de notre époque, à savoir l’apathie politique, peut être élucidée d’une autre manière. Au lieu de déplorer l’indifférence des gens  à l’égard des affaires communes, il faut voir dans ce comportement une position critique de leur part à l’égard de la politique établie/instituée, position qui ne suffit pas, bien entendu, pour changer le cours des choses. Ainsi, en considérant les gens comme citoyens, il faut adresser à ceux-ci les contre-invitations et les invitations suivantes.    
15. Je ne vous invite absolument pas à vous inscrire dans un parti politique – rouage indispensable pour le fonctionnement de ce système politique. Je ne vous invite pas à manifester dans la rue en faveur du service public à la française (avant tout hautement bureaucratisé), ni en faveur du pouvoir d’achat – acheter quoi ? –, ni non plus pour l’emploi – travailler pour quoi ? pour qui ? pour produire quoi ?
Je vous invite – c’est déjà le moment opportun (καιρὸς) pour cette invitation – à comprendre que faire la politique est une tout autre chose que pratiquer toutes ces actions traditionnelles qui ne font que renforcer la société, que vous voulez peut-être combattre.
16. Je vous invite, en revanche, à penser que le sens de la vie n’est pas donné une fois pour toutes par quelqu’un d’autre que vous. Le sens que possède notre vie actuelle, car elle a un sens et un itinéraire fixe, nous conduit à la misère dans tous les sens qu’elle peut avoir : misère affective, intellectuelle, relationnelle, culturelle, économique. La misère n’est pas seulement, ni prioritairement économique. Le sens actuel de notre vie nous conduit à la répétition des choses, à la routine cruelle.
17. Certes, l’invention d’un nouveau sens de la vie pour chacun et pour tous est une tâche difficile, qui présuppose la transformation civilisationnelle, une nouvelle création historique. Mais si difficile soit-elle, c’est le seul chemin vers la liberté ! On peut facilement aller de l’élection à l’élection, de manifestation en manifestation, d’aliénation en aliénation. Rien ne changera des choses concrètes, quotidiennes de notre vie. Avec une autre Assemblée nationale, avec un autre Président de la République, la misère continuera.
Tant que les citoyens ne prendront pas les choses en main, tant qu’ils ne feront pas que leur vie dépende, dans la mesure d’humainement possible, de leurs décisions individuelles et collectives, rien ne pourra fondamentalement changer.
18. Les élites d’aujourd’hui nous réservent la misère d’aujourd’hui et nous préparent à la misère de demain. La solution n’est pas de changer d’élites. La solution est de détruire l’idée d’élite qui postule explicitement que nous, les autres, sommes nuls en matière de politique. Celui qui vote ou participe d’une façon ou d’une autre à la politique instituée, accepte explicitement ou implicitement, consciemment ou non, cette politique ainsi que son postulat humiliant et inhumain.
Il n’y a qu’une seule solution pour rejeter ce postulat : rompre définitivement, sans aucune hésitation, avec la politique établie/instituée. Et travailler pour ouvrir la possibilité de l’émergence d’une politique alternative, d’un nouveau régime politique démocratique, d’un nouvel itinéraire pour chacun et pour tous, d’un nouveau sens de vie dans une société autonome. 
                           
                                                                                                              nicos iliopoulos
       
                                                                                             Paris, 24 octobre 1996 - 12 novembre 2006 

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